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lUNG # LA VERITE SUR LE MASQUE DE
FER DAPRES DES DOCUMENTS INEDITS
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in 2010 with funding from
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PUBLICATION DE LA RÉUNION DES OFFICIERA
îQKsk — — -^— ^
LA VÉRITÉ
SUR LE
MASQUE DE FER
(LES EMPOISONNEURS)
D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS
DES ARCHIVES DE LA GUERRE ET AUTRES DÉPÔTS PUBLICS
(1664-1703)
PAR Th. IUNG
OFFICIER D ETAT-MAJOR
Ouvrage accompagné de chu/ gravures et plans inédits du temps
« La vraie histoire nationale est encore ensevelie dans
la poussière des chroniques contemporaines. »
(Augustin Thierry, Lettre I'" sur l'histoire de France.)
I,
PARIS
HENRI PLON, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
RUE OARANCIÈRE, 10
MDCGCLXXIH.
Tous droits réservés.
LA VERITE
SUR LE
MASQUE DE FER
L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction
et de reproduction à l'étranger.
Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur (section de
la librairie) en décembre 1872.
l'AllIS. TVPOOnAPIIlI': IIK HEÎfBI PLON, HUE gauancière, 8.
PUBLICATION DE LA REUNION DES OFFICIERS.
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LA VERITE
MASOUE DE FER
(LES EMPOISONNEURS)
D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS
DES ARCHIVES DE LA GUERRE ET AUTRES DEPOTS PUBLICS
(1664-1703)
PAR Tiir^IUNG
OFFICIER d" ÉTAT-MAJOR
Ouvrage accompagné de cinq gravures et plans inédits du temps
« La vraie histoire nationale est encore ensevelie dans
» la poussière des chroniques contemporaines. "
(Augustin Thierry, Lettre I"' sur l'histoire de France.)
PARIS
HENRI PLON, IMPRIMEUR-EDITEUR
RUE GARANCIÈRE, 10
MDCCCLXXIII
Tous droits réserves.
A Monsieur THIERS,
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
Mon SI E un l e Pu k s i u en t.
Date pour date, il y a deux cents ans, une vaste conspiration,
dont les ramifications s^ éteyidaient un peu partout en Europe,
se tramait dans le but avéré d'attenter à la vie du Roi de France.
C'est au milieu des intrigues de cour, des soulèvements de pro-
vinces, des empoisotinemetits , des arrestations et des condam-
nations multipliées qui accompagnèrent et suivirent ce complot,
qu'il a été possible de retrouver la vérité sur le personnage dont
la légende devait faire l'Homme au masque de fer, et d'expliquer
enfin cette mystérieuse aventure qui a des rapports avec les événe-
ynents les plus importants de notre histoire au dix-septième siècle.
Cette étude, entreprise avec l'aide des documejits si nombreux
et si peu connus des Archives du ministère de la guerre, je
vous prie. Monsieur le Président, de vouloir bien en accepter
L'hommage, trop heureu.v si j'ai pu, en éclairant d'un joîir nou-
veau cette page obscure des an7iales françaises , mériter la
haute approbation de l'auteur éminent qui a retracé avec tant
d'autorité les dernières phases de notre histoire nationale .
Veuillez agréer.
Monsieur le Président ,
l'hommage de mon respectueux dévouement.
Th. IUNG,
Officier d'étal-major.
Paris, 1er octobre 1872.
AVANT-PROPOS.
Il n'est pas de de'tails inutiles ni de sottes questions en
histoire. L'épisode parfois le plus insignifiant en apparence
est de nature à mettre sur la voie de solutions historiques
inattendues.
«Je ne sais si je me trompe, dit Augustin Thierry dans sa
» Lettre 1'" sur l'histoire de France, mais je crois que notre
" patriotisme gagnerait beaucoup en pureté et en fermeté ,
w si la connaissance de l'histoire, et surtout de l'histoire de
» France , se répandait plus généralement chez nous et deve-
» nait en quelque sorte populaire.
» Mais existe-t-il une histoire de France ? Je ne le
î) pense pas La vraie histoire nationale est encore ense-
V velie dans la poussière des chroniques cojitemporaines .
» Personne ne songe à l'en tirer , et l'on réimprime encore
» des compilations inexactes ^ sans vérité et sans couleur, que,
« faute de mieux, nous décorons du nom d'histoire de France. . . »
Augustin Thierry n'est malheureusement que trop sin-
cère : tout est légende dans notre histoire. Il faudra bien des
efforts, et des efforts incessants, pour arriver à la remplacer
par des récits véridiques.
» C'est qu'en effet, comme nous le disions dans notre Mé-
)) thode dans r histoire , eu égard aux siècles qui se sont écoulés
» depuis l'organisation des sociétés, les conquêtes de l'esprit
» humain sont de date plus que récente. Avec le dix-neuvième
)' siècle seulement s'est acquis pour les hommes le droit de
» comparer et de juger, pièces en main , les faits et les mo-
» biles qui ont amené ces mêmes faits, et surtout de les
2 AVANT-PEOPOS.
« coordonner et de les rattacher à une vaste étude, la philo-
» Sophie de l'histoire , compagne obligée d'une autre philo-
5) Sophie plus vaste, la philosophie de la nature
» Jusqu'au dix-neuvième siècle, les documents mis h la
» portée des hommes étaient peu nombreux par rapport aux
» intérêts qui avaient dirigé les actes des chefs, et les écri-
» vains à même de les étudier étaient encore plus rares que
» les documents. Le cadre dans lequel pouvait se mouvoir
» cet examen individuel était fort restreint. L'histoire n'était
» qu'une compilation de faits tronqués, dans laquelle on
w rassemblait tout ce qui pouvait se prêter à l'exaltation du
» sujet qu'on désirait traiter »
Or, si jamais question a eu le pouvoir de rester légendaire
et de surexciter l'imagination des historiens depuis cent
vingt années, c'est bien celle du Masque de fer. Il faut avouer,
du reste, qu'à cette époque de violence et d'absolutisme, il
était assez difficile de se reconnaître au milieu des dédales de
cette mystérieuse aventure. Ce ne fut qu'au commencement
du dix-neuvième siècle que furent découvertes en pays étran-
ger quelques pièces authentiques relatives aux différents
prisonniers renfermés à Pignerol et aux îles de Lérins.
Ce travail de recherches n'a rien de bien attrayant. Il est
ingrat à tous les points de vue , car on est un peu comme un
chasseur, ignorant du gibier qu'on rencontrera et contraint
souvent à revenir bredouille. Enfin , dans une période de
transition et d'affaissement comme la nôtre , où l'étude s'est
trouvée si peu encouragée, où l'art de jouir est devenu le
mot spirituel , mais fâcheux, de généraux et de courtisans
fameux, où nombre d'écrivains ont préféré faire de la ligne
dans des feuilles légères à l'entreprise d'œuvres sérieuses , il
y a pour le public quelque apparence de folie à exécuter de
semblables labeurs de coordination et de patience. Et cepen-
dant jamais champ plus vaste ne s'est offert aux efforts des
hommes studieux. Notre histoire fourmille d'erreurs, et la
AVANT-PROPOS. 3
nation a soif d'être instruite et de reprendre le rang qu'elle
a perdii par sa faute.
Les Archives de la guerre, particulièrement, sont riches en
manuscrits peu connus, surtout pour les dix-septième et dix-
huitième siècles. C'est, en effet, en parcourant un volume
de 1658, qui porte le n" 154 de la collection et qui contient
le formulaire du secrétariat de la guerre de cette époque, que
je fus frappé des erreurs multiples et incroyables contenues
dans Pinard et dans Roussel '. Or, c'était ce même Roussel
qu'avaient adopté comme véridique Brahaut et Suzanne dans
leurs Histoires des Régiments ^. En constatant ces faits, je
compris mieux comment les lacunes et les fautes de tout genre
s'étaient perpétuées dans les livres et dans les dictionnaires
pour tout ce qui concerne les règlements militaires de la
première période de Louis XIV. J'entrevis alors une figure
militaire, parfaitement inconnue et pourtant la plus grande
qui ait existé en France, celle du secrétaire d'État de la guerre,
Michel Le Tellier, le père de M. de Louvois. Ce fut donc dans
l'intention d'élucider cette question historique que je com-
mençai ce vaste classement de pièces, et que, dans cette pé-
riode de recherches, je me trouvai mettre la main sur quan-
tité de dépêches relatives à Saint-Mars et à d'Artagnan, etc.
J'allais en publier quelques extraits, lorsque l'interdiction du
ministre de la guerre de m'occuper d'études relatives à Le
Tellier, à Turenne et à Condé, et de puiser aux Archives de
la guerre, me fit renoncer momentanément à mes essais.
Plus tard, en 1869, lors de la publication de M. Topin
sur le Masque de fer, qui , lui douzième , reprenait l'hypo-
thèse discréditée de Mattioli, je comparai les conclusions
1 Essai historique sur les régiments d'infanterie, cavalerie et dragons , par
M. Roussel; Paris, sept volumes m-12 ; 1765.
2 Histoire de l armée et de tous les régiments, par M. Brahaut (1847-1855),
sept volumes in-8°.
Histoire de l'infanterie française, par Suzanne; 1849, liuit volumes.
1*
4 AVANT- PROPOS.
de cet écrivain avec les résultats obtenus. Les différences
nombreuses que je constatai m'engag^èrent alors à produire
dans la Revue contemporaine les pièces inédites que j'avais
trouvées; mais la guerre, à laquelle j'eus l'honneur de par-
ticiper dès le début, vint encore une fois interrompre mon
travail.
Actuellement, après les événements auxquels on vient
d'assister, le calme, quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, tend
à se rétablir dans les esprits et dans les institutions. Cha-
cun éprouve la nécessité d'un effort persévérant pour le
repos et pour la rénovation du pays. Chacun se rend compte
d'un mouvement latent, mais irrésistible, qui correspond
à une période de transformisme , période curieuse à plus
d'un titre, et dont la devise sera : Acta, non verha, si elle
doit aboutir à une conclusion pratique. L'expression de
cette tendance n'a qu'un mot : Travail, et ce mot est dans
toutes les bouches. J'ai donc cru qu'il n'était pas hors de
propos, en ce temps de transition, où l'on ressent l'ardent
désir de se remettre des fatigues de la lutte et de la politique
par des lectures instructives et attachantes, d'en finir avec ce
point ignoré de notre histoire, et de livrera la publicité
cette œuvre rétrospective.
Il en est des documents historiques comme des troupes
qu'an fait mouvoir sur ce vaste échiquier qu'on appelle le
théâtre de la guerre : l'important est de ne pas se perdre au
milieu de ces pièces multiples et de les coordonner utilement.
Cette étude du Masque de fer est-elle absolument complète?
Non, car je ne pouvais évidemment, dans mes recherches,
espérer trouver tout indiquée une solution qui embrasse
quarante années de notre secrétariat de la guerre. Ma seule
ambition a donc été de désigner le personnage auquel s'ap-
pliquait cette légende fameuse, de désagréger du récit tous
les hors-d'œuvre dont l'imagination d'écrivains plus ou
moins consciencieux l'avait gratifié, et de permettre enfin à
AVANT-PROPOS. 5
tous les clierclieurs de compléter sans difficulté aucune, sans
nul besoin de compilations nouvelles, les quelques parties
qui n'auraient pas toute la soudure désirable. En un mot, j'ai
fait de la synthèse , la seule qu'autorise la critique dans l'his-
toire, attendu que pour avoir la fortune d'être accepté par
l'opinion, il ne faut s'appuyer que sur des pièces originales.
C'est ce que j'ai fait, sans m'occuper de ce que cela pouvait
produire. Si j'ai omis des documents, c'est que je ne les ai
pas trouvjés, voilà tout; et c'est ainsi que j'apporte à mon
travail une mine de plus de quatre mille pièces totalement
inédites.
Je suis parti du point de vue suivant : M. de Saint-Mars,
le fameux gouverneur du donjon de Pignerol, d'Exilés, de
Sainte-Marguerite et de la Bastille, a eu sous sa garde un cer-
tain nombre de prisonniers. L'un de ces prisonniers est sûre-
ment V homme au masque. Donc, en faisant l'historique exact
de chacun de ces messieurs, je devais être certain de ne
point laisser échapper ce personnage, et, par élimination,
d'arriver nécessairement à la constatation de son identité.
Tel est le système que j'ai adopté et qui m'a permis d'en-
trevoir tout un côté mystérieux et inconnu du règne de
Louis XIV, les empoisonneurs ^ cette bande fameuse dont
l'action désastreuse se fit sentir pendant cinquante années
sur la France et les plus hautes familles d'Europe , malgré
les efforts et les recherches de La Reynie , de Louvois et de
Barbezieux.
Cette méthode me parait rationnelle ; d'ailleurs elle se prête
à des études successives qui sont fort intéressantes et jettent
un jour tout nouveau sur bien des questions de cette époque.
Elle autorise la division du travail et l'étude critique d'une
manière absolue ; enfin elle a l'avantage de ne laisser aucune
place à la supercherie historique, à la légende et aux désordres
d'une imagination vagabonde. Elle n'a peut-être pas l'attrait
d'un roman ni d'une idée de parti pris à laquelle on prête
6 AVANT-PROPOS.
toutes les grâces capables d'entraîner le lecteur ; elle n'a
droit qu'au respect , parce qu'elle se croit être l'expression
de la sincérité.
J'ai donc partagé cette vaste étude rétrospective en trois
grandes parties :
1" Historique de la légende du Masque de fer et réfuta-
tion sommaire des différents systèmes acceptés par les his-
toriens;
2° Le personnel des forteresses de Pignerol , de Perouze,
d'Exilés, de Sainte-Marguerite et de la Bastille. Historique
des divers prisonniers de M. de Saint-Mars;
3° Les empoisonneurs et l'homme au masque.
LA VERITE
SUR LE
ASOUE DE FER
PREMIERE PARTIE.
HISTORIQUE DE LA LÉGENDE DE l'hOMME DIT AU MASQUE DE FER
ET RÉFUTATION SOMMAIRE DES DIFFÉRENTS SYSTÈMES.
CHAPITRE PREMIER.
Historicfiie de la légende de l'homme dit au masque de fer.
Les gazettes de Hollande. — Le prisonnier masqué de 1695. — Mattioli
connu en 1687. — Réalité de l'existence d'un prisonnier masqué. —
Tableau synoptique des hypothèses. — Les prisonniers mystérieux du dix-
septiéme siècle. — Origine de la légende. — Sa nécessité. — Son histoire.
— Voltaire et le Siècle de Louis XIV. — Les témoins au dix-septième
siècle. — Leur autorité. — Valeur des documents tirés du l'egistre de
Du Junca. — Conclusion.
Le 29 septembre 1698, on pouvait lire dans la Gazette
d'Amsterdam, sous la rubrique « Paris » , la nouvelle suivante :
« M. de Saint-Mars , qui était gouverneur des îles de Saint-
» Honorât et de Sainte-Marguerite, est arrivé ici depuis quel-
» ques jours pour prendre possession du gouvernemeiit de la
V Bastille, dont il a été pourvu par Sa Majesté. » Et dans le
numéro suivant , à la date du 3 octobre :
« M. de Saint-Mars a pris possession du gouvernement de
» la Bastille, où il a fait mettre un prisonnier qu'il avoit
» avec lui, et il en a laissé un autre à Pierre-en-Cise, en pas-
» sant à Lyon, n
8 HISTORIQUE DE LA LEGEIsIDE.
Mais, fait plus étrange encore, trois années auparavant,
le 14; mars 1695, la même Gazette annonçait « qu'un lieute-
» nant de galère, accompagné de vingt cavaliers, avoit con-
« duit à la Bastille un prisonnier masqué quil avoit amené de
» Provence en litière , et qui avoit été gardé à vue pendant
» toute la route, ce qui fais oit croire que cétoit quelque per-
» sonne de conséqueiice, d'autant plus qu'on cachoit son nom
1) et que ceux qui l'avoient conduit disoient que c'étoit un secret
» pour eux^ . » Enfin j'achèverai peut-être d'étonner quand
j'ajouterai qu'une autre gazette , celle de Lejc/e, publiait, à
onze années de là, au mois d'août 1687 , à l'article Mantoue
d'une Histoire abrégée de l'Europe rédigée par un émigré,
Jacques Beryiard, le passage suivant :
« Mattioli ne resta pas longtemps dans Pignerol, qui étoit
» trop près de l'Italie , et, quoiqu'il y fût gardé très-soigneu-
» sèment, on craignoit que les murailles ne parlassent. On le
" transféra donc aux îles Sainte-Marguerite , où il est à pré-
» sent sous la garde de M. de Saint-Mars^. »
Ainsi donc, du prisonnier d'il y a vingt ans, suivant M. de
Barbezieux en 1691, de celui que Du Junca inscrivait sur
son registre de la Bastille comme « Vensien prisonnier de
» Pignerol, que M. de Saint-Mars avoit mené avecque luy
» dans sa litière, le jeudy 18'^ septembre 1698, à trois heures
» après midy » , de cette fameuse inscription dont les écri-
vains du dix-huitième siècle devaient faire le point de départ
de romans et d'hypothèses plus insensées les unes que les
autres, les gazettes, au moment même de l'événement, par-
t Je dois l'indication de ces intéressants extraits des gazettes à l'érudit
chercheur M. de Boislisle, chargé par le ministère des finances de publier la
correspondance des contrôleurs généraux successeurs de Colbert, et de classer
et d'inventorier les papiers du contrôle général des finances conservés aux
Archives.
2 La Gazette confond Mattioli avec l'homme au masque, que Saint-Mars
conduisit en effet aux îles, le 18 avril 1687, quand il quitta Exiles. Mattioli
était resté à Pigneiol. Enfermé le 2 mai 1G79, il ne quitta Pignerol pour les
îles que le .3 avril 1694, après être resté treize années loin de Saint-Mars. Il y
mourut le 28 du même mois.
MATTIOLI CONNU EN 1687. 9
laient tout naturellement, comme d'un fait curieux mais
avère'. Pour Mattioli^ son nom était désigné en toutes lettres,
et son incarcération n'était même pas un mystère. On lui
faisait pourtant l'honneur de le croire à Exiles et aux îles
avec M. de Saint-Mars, tandis qu'on le devait laisser sept
années encore h Pignerol, jusqu'au jour où la force des
armes nécessiterait l'abandon de la célèbre forteresse. Or,
des quatre nouvelles que j'ai citées, la plus intéressante
serait celle du prisonnier tnasqué, amené en 1695 et venant
de Provence, et pourtant ce n'est point de ce personnage
que les auteurs se sont occupés. Pourquoi? Celui qu'ils ont
visé, c'est Vhomme d'il y a vingt ans de Barhezieux ,
l'homme de Du Junca.
Le personnage est en effet bien réel. Dans la nuit du
28 au 29 mars 1673, par un temps brumeux, un groupe
de cavaliers s'approchait de l'un des faux passages de la
Somme qui existent à proximité de la place de Péronne.
Celui qui paraissait être le chef s'aventura le premier dans le
gué qu'il semblait parfaitement connaître. Grand, élancé,
jeune encore, cetliommeétait vêtu d'un justaucorps de panne
orné de boutons d'argent et d'un grand manteau dont les
pans relevés cachaient son visage. Un vaste chapeau de
feutre avec une plume noire, des bottes molles en cuir fauve
dites à la Mercy, une épée de combat, achevaient son accou-
trement. Les compagnons qui le suivaient à distance s'enga-
gèrent successivement dans la rivière. Mais le chef venait à
peine d'atteindre le sommet de la berge opposée , et son
cheval de secouer l'eau provenant de cette immersion inat-
tendue , que des coups de feu partirent des remblais qui
avoisinaient les débouchés du passage. Des soldats se levè-
rent en même temps et se jetèrent sur les brides du cheval de
l'inconnu, qui fut vite renversé et lié solidement. Quant à ses
hommes, atteints ou non, ils avaient prudemment tourné
bride.
Conduit immédiatement parla porte de Paris au donjon de
Péronne, qui se trouvait dans le bastion voisiîi de celui dit
10 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
de Richelieu, interrogé par M. de Lespine-Beauregai^d, lieute-
nant de Roi dans ladite place, et M. Legrain, prévôt général
de la connétablie et maréchaussée de France, le personnage
déclara se nommer Louis de Olde7idorff, natif de Nimègue.
Ses assertions, malheureusement, ne se trouvèrent pas confor-
mes à celles contenues dans les papiers qu'on prit sur lui
et dans la sacoche de son cheval. Quatre jours après, il était à
la Bastille, dans la tour Bertaudière , confié aux soins vigi-
lants de M. Besmaus de Montlesun , et interrogé le jour
même par le secrétaire d'État de la guerre, M. le marquis
de Louvois, qui revint plusieurs fois le voir avant son départ
à l'armée.
"J'ose vous demander si ledit Oldendorjf esiceiexécvdiAe
» que nous cherchons de cette abominable cabale » , écrit
Lespine-Beauregard le 13 avril 1673 '.
« Je souhaite de tout mon cœur pour que celui qui est
» arrêté soit le détestable chef... . » , ajoute le Père provincial
des Récollets d'Arras, l'agent secret du ministre".
« Il est de la dernière conséquence » , conclut Louvois le
10 mai, à la suite de son entrevue avec le Révérend Père,
« que l'on continue à ne savoir point ce qu'est devenu le
» sieur — ^ » . Un an plus tard, dans la nuit du 29 au 30 mars
1674, une litière hermétiquement fermée , entourée de plu-
sieurs cavaliers dirigés par le prévôt général de la connéta-
blie et maréchaussée de France, le sieur Legrain, s'arrêtait à
quelques lieues de Lyon, sur la route de cette ville à Cham-
bëry , à un endroit nommé Bron , où se trouvait un relais de
poste. La venue de ces voyageurs mystérieux était probable-
ment signalée à l'avance , car la porte de cette maison isolée
s ouvrit et se referma sur eux sans bruit aucun. Les cavaliers
se retirèrent dans les écuries avec leurs montures ; de la litière
descendit un homme jeune , à l'allure leste, la figure cachée
sous un masque , les mains solidement attachées , de manière
1 Page 73, V. 360, Mss. Dépôt de la guerre.
~ V, 360 , Mss. Dépôt de la guerre.
"^ V. 361, Mss. Dépôt de la guerre.
REALITE DU PRISONNIER MASQUE. 11
à ne permettre aucun mouvement. Il fut introduit dans une
chambre basse, où se trouvait préparée une couchette sur
laquelle il ne pouvait que s'étendre, garrotté et tout habillé
qu'il était. Il y avait vingt jours qu'il avait quitté la Bastille,
voyageant la nuit, se reposant le jour dans les lieux les plus
solitaires, suivant un itinéraire minutieusement tracé par le
secrétaire d'État de la guerre, le marquis de Louvois.
Le lendemain, dans la journée, en même temps que l'on
remettait à l'exempt une dépêche scellée des ordres du Roi ,
une autre troupe de dix cavaliers, également commandée
par un officier, faisait son entrée dans la maison. C'étaient des
hommes de la compagnie franche de M. de Saint-Mars, le
g:ouverneur du donjon de Pignerol , sous les ordres de leur
lieutenant, le chevalier de Saint-Martin. Les deux officiers
échangèrent leurs noms et qualités, ainsi que les dépêches
qui leur étaient destinées réciproquement.
L'ordre était ainsi conçu :
« L'officier de M. de Saint-Mars, envoyé par lui auprès
» de Lyon pour recevoir un prisonnier que le sieur Legrain
«lui doit remettre entre les mains, le conduira incessam-
» ment dans le donjon de Pignerol, prenant les chemins pour
" passer toujours sur les terres du Roi. Il prendra les précau-
)» tions nécessaires pour la sûreté de sa garde, le feraforle-
)i ment attacher pendant la nuit, et outre cela garder à vue, et
» l'empêchera d'avoir commerce, ni de vive voix ni par écrit,
» avec qui que ce lût, ne souffrant point qu'il parlât de
)) quoi que ce fût de ses affaires ni à lui ni à aucun de ceux
>) qui le garderont ' . »
L'ordre du marquis de Louvois à M. de Saint-Mars était
plus explicite encore^ :
« Le Roi ayant jugé à propos pour le bien de son service
» d'envoyer à Pignerol un prisonnier, lequel, quoique obscur,
» ne laisse pas d'être homme de conséquence, Sa Majesté l'a
« fait partir d'ici sous la conduite du sieur Legrain, qui le
1 P. 397, V. .365, Mss. Dépôt de la guerre.
2 10 mars 1674. V. 365, Mss. Dépôt de la guerre.
12 • HISTORIQUE DE LA LEGENDE.
» conduira jusqu'à la poste qui est au delà de Lyon , nommée
» Bron , où il se trouvera le 30 de ce mois , où vous aurez
!) soin de l'envoyer recevoir de ses mains par dix hommes
» assurés de votre compagnie , commandés par un de vos offi-
» ciers^ auquel le sieur Legrain donnera toutes les instruc-
" tions nécessaires pour la manière dont ce prisonnier devra
" être gardé : vous recommanderez à l'officier de le conduire
» sans éclat par les chemins , et de le faire entrer dans Pignerol
» sans bruit et même sans que l'on s'aperçoive que ce soit un pri-
" sonnier que vos gens conduisent dans le donjon, où vous le
» traiterez de la même façon que le prisonnier que M. Vauroy
» vous a amené. »
La nuit suivante , le prisonnier inconnu , toujours attaché ,
mais cette fois à cheval , à cause de la difficulté des chemins,
partait sous l'escorte de sa nouvelle troupe pour cette fameuse
forteresse où P'ouquet , Lauzun , Eustache Danger et plu-
sieurs autres se trouvaient déjà enfermés sous la surveillance
du plus rigoureux et du plus exact des geôliers.
Huit années cette fois se sont écoulées! huit années de
réclusion dans la Tour d'en bas du donjon de Pignerol ! Par
une nuit sombre du mois d'octobre 1681, toute une compa-
gnie d'hommes d'armes, mousquet ou pique sur l'épaule,
quittait silencieusement le donjon et gagnait la campagne par
la fausse porte et les fossés qui faisaient directement commu-
niquer ledit donjon avec l'extérieur. A l'embranchement des
routes , une litière attendait : on y fit monter deux prison-
niers masqués et garrottés qui sortaient de la Tour d'en bas.
L'installation faite, la petite troupe s'engagea immédiate-
ment dans la montagne.
C'était la compagnie de M. de Saint-Mars, avec son capi-
taine et ses deux lieutenants, MM. de la Prade et de Boisjoly,
qui se rendait à la nouvelle résidence du gouverneur, au
fort d'Exilés, pour y conduire et garder les deux prison-
niers de la Tour, conformément à l'instruction formelle
du ministre. i< Ces deux de la Tour d'en bas seront les seuls
" que Sa Majesté fera transférer à Exiles pour y être en sûreté
RÉALITÉ DU PRISONNIER MASQUÉ. 13
» autant qu'à Pignerol. Envoyez-moi un triémoire de tous les
» prisonniers dont vous êtes chargé, et marquez-moi ci côté ce
» que vous savez des raisons pour lesquelles ils sont arrêtés. A
» l'égard des deux de la Tour d'en bas, vous n aurez qu'à les
» marquer de ce nom sans y mettre autre chose...
)' .Sa Majesté croit ces deux personnages assez de conséquence
» pour ne les pas mettre en d'autres mains que les vôtres. »
» ... Vous les ferez sortir de la citadelle de Pignerol dans
» une litière et les ferez conduire à Exiles sous l'escorte de
» votre compagnie , pour la marche de laquelle les ordres sont
» ci-joints Vous remettrez en ce temps-là au sieur de Villé-
» bois le commandement de la citadelle « Et Saint-Mars
ajoutait à l'abbé d'Estrades , en lui annonçant son départ
prochain : « T aurai en garde deux merles que j'ai à Pignerol,
» lesquels n'ont pas d'autres noms que MM. de la Tour d'en
» bas. Mattioli restera ici avec deux autres prisonniers »
Il répondait en même temps le 12 juillet 1681 , afin de tran-
quilliser le soupçonneux et rancunier ministre : « Pour que
» l'on ne voie point les prisonniers , ils ne sortiront point de
» leur chambre pour entendre la messe , et pour les tenir en
» plus grande sûreté, l'un de mes lieutenants couchera au-
" dessus d'eux , et il y aura deux sentinelles jour et nuit qui
» verront tout le tour de la tour, sans qu'eux et les prison-
" niers se puissent voir ni parler, ni pas même entendre, etc. . . »
Mais ces précautions ne suffisent pas à Louvois ; l'année
suivante , il revient à la charge et écrit à Saint-Mars , le
2 mars 1682^ : « Le Roi m'a ordonné de vous commander
» de faire garder vos prisonniers si sévèrement et de prendre
» de telles précautions, que vous puissiez répondre à Sa
» Majesté qu'ils ne parleront à qui que ce soit » Le nou-
veau gouverneur d'Exilés, froissé sans doute de ces injonc-
tions réitérées , riposte de suite , le 1 1 mars de la même
année ^, par une exposition de ses anciens services : «Depuis
» que Monseigneur m'a fait ce commandement , j'ai gardé
* p. 36, V. 675, Mss. Dépôt de la guerre.
2 Delort, p. 279.
14 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
» deux prisonniers qui sont à ma garde, aussi sévèrement
» que j'ai fait autrefois MM. Fouquet et Lauzun, lesquels
» ne peuvent se vanter d'avoir donné ni reçu de nouvelles
» tant qu'ils ont été enfermés »
Cinq années se sont écoulées ; Saint-Mars vient d'obtenir
le gouvernement de Sainte-Marguerite et Samt-Honorat ;
Louvois lui adresse alors, le 8 janvier 1687', une nouvelle
instruction pour ses prisonniers : «L'intention de Sa Majesté,
» lui dit-il, est qu'aussitôt que vous aurez reçu vos provisions
» de gouverneur des îles Sainte-Marguerite , vous alliez faire
» un tour auxdites îles , pour voir ce qu'il y a à faire , pour
» accommoder un lieu propre à garder sûrement les prison-
» nieî^s qui sont à votre charge »
Mais la dépêche du ministre se croise avec une autre du
gouverneur qui lui annonce la mort de l'un des deux malheu-
reux confiés à sa surveillance , comme on le verra plus tard
par les dépêches officielles. Saint-Mars ne parle donc plus que
de celui qui reste et répond douze jours après, le 20 jan-
vier 1697^ : « Je donnerai si bien mes ordres pour la garde
» de mon prisonnier, que je puis bien vous en répondre, Mon-
» seigneur, pour son entière sûreté, et si je le mène aux
» îles, je crois que la plus sûre voiture seroit une chaise cou-
» verte de toile cirée, de manière qu'il aiiroit assez d'air, sans
» nue personne le pût voir ni lui parler pendant la route, pas
)) même les soldats que je choisirois pour être proche de la
') chaise , qui seroit moins embarrassante qu'une litière »
Cette fois, le secrétaire d'Etat de la guerre, qui est au cou-
rant de la fin du drame pour l'un des deux prisonniers,
au reçu même de la dépêche de son geôlier, écrit le 27 jan-
vier^ à son geôlier en chef: « Je vous prie de bien examiner
» dans ladite île ce qu'il y a à faire pour pouvoir garder
» sûrement votre prisonnier , et de me proposer ce qui sera
» absolument nécessaire pour cela. »
1 P. 114, V. 779, Mss. Dépôt de la guerre.
2 Delort,p. 282.
3 P. 506, V. 779, Mss. Dépôt de la {juerre.
RÉALITÉ DU PRISONNIER MASQUÉ. 15
Saint-Mars part donc seul pour Sainte-Marguerite, revient
chercher V inconnu , arrive le 30 avril' aux îles, etrend compte
à son maître : «... Je puis vous assurer , Monseigneur , que per-
" sonne ne Va vu, et que la manière dont je l'ai gardé et con-
" duit pendant toute ma route, fait que chacun cherche à
» deviner qui peut être mon prisonnier . « Il paraît, du reste ,
que la venue de ce nouveau gouverneur et surtout de cette
chaise, contenant un prisonnier myste'rieux, n'avait pas eu
lieu sans surexciter quelque peu la vive imagination des
habitants de la Provence, et autoriser les commentaires, tout
au moins les questions indiscrètes, car, l'année suivante, le
gouverneur de Sainte-Marguerite , en rappelant ce qui se
passait dans la prison , ajoutait sous forme de conclusion , le
8 janvier 1688 '^ : «... Dans toute cette province l'on dit que
î) mon prisonnier est Monsieur de Beaufort , et d'autres disent
» que c'est le fils de feu Cromwell »
Sur ces entrefaites, le marquis de Louvois meurt. Son fils
et son successeur, M. de Barbezieux, continue à se préoccuper
du prisonnier qui est aux îles.
Il écrit en effet, le 1-3 août 1691 % à M. de Saint-Mars:
« Lorsque vous aurez quelque chose à me mander du pri-
» sonnier qui est sous votre garde depuis vingt ans , je vous
» prie d'user des mêmes précautions que vous faisiez quand
» vous les donniez à M. de Louvois. » Le gouverneur des
îles s'empressa, paraît-il, d'exécuter avec ponctualité les
ordres du ministre, car celui-ci lui répond, le 9 février
1694^^ : « J'ai reçu la lettre que vous avez pris la peine
» de m'écrire. Je puis assurer que personjie ne Va vue que
» moi, et quand vous avez quelque chose de secret à me
» mander, vous pouvez en user de la même manière. »
Du reste , les précautions sont absolument les mêmes que
1 Delort.
2 Loiseleur.
3 P. 246, V. 1034, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 96, V. 1242, Mss. Dépôt de la guerre.
16 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
SOUS Louvois ; et comme Barbezieux n'est pas très au cou-
rant de la manière dont on procède pour la surveillance des
prisonniers, Saint-Mars lui envoie de nombreux détails,
parmi lesquels celui-ci ' : « Le premier venu de mes lieute-
» nants prend les clefs de la prison de mon ancien pr^isoiinier
)) par où l'on commence »
Barbezieux écrit encore l'année suivante, le 17 novem-
bre 1697 ^ : « Continuez à veiller à la sûreté de vos prison-
" niers, sans vous expliquer à qui que ce soit de ce qu'a fait
n votre ancien prisonnier. « Et six mois après, le 19 juillet
1698^, quand Saint-Mars a obtenu la faveur d'écbanger son
gouvernement des îles contre celui de la Bastille, Barbezieux
lui dit dans sa dépêcbe : « Le Roi trouve bon que vous par-
» tiez des îles Sainte-Marguerite pour venir à la Bastille avec
" votre ancien prisonnier , prenant vos précautions pour qu'il
'! ne soit ni vu ni connu de personne. »
Deux mois plus tard, en effet, Saint-Mars arrivait h la Bas-
tille après s'être arrêté en route dans sa terre de Palteau , et
le sieur Du Junca, lieutenant de Roi audit château, l'ami
de madame de Sévigné , pouvait écrire avec quelque raison
dans son Journal'': « Le jeudi 18 septembre, à trois heures
» après midi, M. de Saint-Mars, gouverneur du château de
)i la Bastille, est arrivé pour sa première entrée venant de
)' son gouvernement des îles Sainte-Marguerite et Saint-
" Honorât, ayant mené avec lui dans sa litière un ancien pri-
» sonnier qu'il avoit à Pignerol , dont le nom ne se dit pas,
» lequel on fait tenir toujours masqué. »
C'est ce malheureux qui mourait à cinq années de là
dans sa prison , événement que Du Junca consignait égale-
ment sur son registre d'écrou.
Le mort mystérieux de la Bastille , inhumé dans le cime-
' Loiseleur.
2 P. 171, V. 1392, Mss. Dépôt de la ({uerre.
•5 P. 129, V. 1432, Mss. Dépôt de la (guerre.
''J Estât de prisonniers qui sont envoies par l'ordre du Roy à la Bastille, à
commencer du mercredy honsiesme du mois d'octobre, que je suis entré en
RÉALITÉ D'UN PRISONNIER MASQUÉ. 17
tière à Saint-Paul, l'hôte successif des prisons de Pignerol,
d'Exilés, de Sainte-Marguerite et de la Bastille, cache donc
une personnalité réelle, une individualité authentique, que
la légende et» l'imagination des brillants écrivains du dix-
huitième siècle avaient, faute de documents officiels, parée
de couleurs variées et de curieuses hypothèses, capables d'at-
tirer l'attention d'un public généralement peu instruit, fort
crédule et amoureux du merveilleux.
A cette époque, y avait- il donc en France des prisonniers
tout aussi mystérieux, tout aussi inconnus que cet individu?
Gomment d'ailleurs la légende du Masque de fer et des
personnages de haut rang qu'il était censé représenter,
s'était-elle produite et perpétuée?
A quelle nature de documents fallait-il recourir pour
découvrir la vérité ? Voilà quelles furent les premières solu-
tions que ce problème, tel que je l'ai montré, me parais-
sait réclamer. Et ces solutions sont nécessaires, car elles
débarrassent l'esprit de quantité d'incertitudes, et particuliè-
rement de ce que le côté légendaire de la question aurait pu,
bien involontairement peut-être, laisser de traces persévé-
rantes et d'influence fâcheuse sur l'appréciation nette des
faits si intéressants de cette curieuse période de notre histoire
intérieure de France , encore si peu connue.
C'est dans ce but que j'ai cru tout d'abord utile de dres-
ser un état chronologique de la carrière de Saint-Mars et
du prisonnier, au point de vue des entrées et des sorties
dans les diverses prisons de ces deux personnages si étroi-
tement unis, ainsi que de l'apparition des différentes hypo-
thèses et des écrivains qui en ont été les auteurs plus ou moins
consciencieux.
possession de la cliarge de lieutenant de Roy, en l'année 1690 » , par Du Junca,
folio S7 v°. « Estât de prisonniers qui sortent de la Bastille, à commencer
du honsiesme du mois d'octobre, que je suis entré en possession, en l'année
1690, par Du Junca », folio 80 v". (Archives de l'Arsenal, et Père Griffet,
Artde vérifier les dates, chap. XIII, p. 291, édition de 1769, in-12. Registi-e
des baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse de Saint-Paul, § 1703 .\
1705, t. II, n" 166.) ■ ■
iSr
HISTORIQUE DE LA LEGENDE.
BENIGNE D'AUVERGNE DE SÂINT-MAR:
commandant le donjon de Pignerol
gouverneur de la citadelle de Pignerol
successivement / gouverneur du château d'Exilés |
gouverneur des îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat. |
gouverneur du château de la Bastille
LE PRISONNIER INCONNU {rest
arrêté près de Péronne. . .
à la Bastii!^
transporte
successivement
à Pignerol.
à Exiles.
à Sainte- Marguerite,
à la Bastille
1.
4.
6.
Comte
de Vcrmandois .
Duc de Beanfort.
1745. Mém. secrets,
1768,
1769.
Fréron.
Père Griffet.
1789. Un inconnu.
1754. Lenglet
1769. Lagranj
Dafresnoy.
re-Chancel
1789. Anquelil.
Duc
de Monmoufh.
1768. Sainte-Foix.
Mattioli
1770. Baron de Weiss.
1786.
17a9.
17P5.
1 795.
ISOO.
1802.
Fantnzzi.
Datens.
Chambrier.
Sénac de Meilhan.
Roux-Fazillac.
Reith.
1860.
1864.
Deloit.
EUis.
Depping.
Roussel.
Enfant (adultérin)
d'Anne d'Autriche.
Fils de Bnckinghan
et
d'Anne d'Autriche
1771. Voltaire.
1783. Linoneî.
1789.Qaentin Craw-
— [ford.
1790. Millin.
1869. Marins Topin.
178û.M'sdeLnchei
1785. Du Hume.
1804. Rcgnanlt-Vl
— [rii
1834. Dufay.
I8il.8~i
TABLEAU SYNOPTIQUE DES HYPOTHÈSES.
19
(^cjuaraiite-quatre ans (gouverneur et geôlier^.
janvier 1665,
25 avril 1681,
octobre 1681,
30 avril 1687,
18 septembre 1698,
25 avril l(i81 ;
12 mai 1681 ;
13 janvier 1687;
8 avril 1698 ;
18 novembre 1708 (époque de sa mort).
trente et un ans environ sous la surveillance de Saint-Mars^.
29 mars 1673, —
3 avril 1673, —
6 avril 1674, —
octobre 1681, —
30 avril 1687, —
18 septembre 1698, —
7. 8.
10 mars 1674;
octobre 1681;
18 avril 1687 ;
septembre 1698;
19 novembre 1703 (époque de sa mort).
10.
11.
12.
Fouqnel.
Fils de Mazarin
et
d'Anne d'Autriche.
Frère jumcaa
de Louis XIV.
Avedick.
Prisonnier
sans valear.
Biographies simples.
-
-
-
-
1 .^g Galette d'Amsterdam.
Courrier des Pays-Bas.
1687. Gazette de Leyde.
1695. Gazette d'Amsterdam.
1698. Gazette de Hollande.
1715. De Renneville.
1
-
—
-
—
1746. Chevalier de Monhy.
1746. Baron de Grunyngea.
1751. Voltaire.
1752. Clément.
nSS. La Beaumelle.
—
—
-
-
-
1768. Formanoir.
t. }
-
-
1785. Bouche.
1780. Papon.
1783. Dictionn. historique.
1789. Un inconna.
1789. De Veltheim.
1790. Saint-Miliiel.
1790. Soulauie, Cubières.
1790. Carra.
1790. Chamfort.
—
—
—
—
—
—
—
—
_
-^
—
z
—
—
—
—
—
—
MM
—
—
—
—
-
1821. Dnlaare.
-
-
1820. IVeiss.
1 ~
—
1831.Fournier, Arnoald.
1825, Taalès.
—
Z
!■ i ; ■ —
840. B. Jacob.
-
1834. Sismondi,
1835. Lewasseur.
—
—
1842. Loavet.
: z
-
-
-
1867. Loiseleur.
1868. De Bellecombe.
1
—
—
—
—
-,-
20 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
Ce tableau synoptique a l'avantage de classer une fois pour
toutes les idées, de permettre de se reconnaître au milieu de
ce dédale d'hypothèses plus ou moins ingénieuses, et de com-
parer les dates de leurs différentes apparitions.
On reconnaîtra également que c'est uniquement dans la
seconde moitié du dix-huitième siècle , avant que la Révolu-
tion ait ouvert les portes des archives du gouvernement,
que se sont produites les fables grandioses en l'honneur du
Masque de fer. Dans ces trente dernières années, les historiens
avaient abandonné ces solutions hasardées pour ne plus se
débattre qu'autour de deux solutions , celles de Mattioli et
d'un prisonnier inconnu.
Y avait-il donc à l'époque de la présence de notre prison-
nier à Pignerol et à la Bastille, des incarcérations présen-
tant ce caractère mystérieux et particulièrement arbitraire
qui a si fort excité la verve et la logique peu serrée des histo-
riens du personnage masqué ? Les dépêches que je vais citer,
dépêches authentiques , le prouvent d'une façon rigoureuse.
En effet, de pareils ordres d'enlèvement et d'anéantisse-
ment d'individus , même haut placés , se rencontrent con-
stamment à cette période d'omnipotence ministérielle et de
lettres de cachet.
En 1646, à propos du sieur de Beaupuys, celui qui tenta
d'assassiner Mazarin au bois de Vincennes, de ce Beaupuys,
le fidèle du duc de Beaufort , si bien accueilli par la cour de
Rome, M. de Brienne, notre secrétaire d'État au départe-
ment des affaires étrangères, prescrivait à M. de Gremonville,
son cousin, et ambassadeur près la cour papale, de faire
arrêter et enfermer le misérable dans une caisse, et de l'ex-
pédier en France comme colis, sous le prétexte de l'achat
d'une bibliothèque.
En 1669, le jeune secrétaire d'État de la guerre, marquis
de Louvois, écrivait au gouverneur du donjon de Pignerol,
le 19 juillet ' « : Le Roi m'ayant commandé de faire conduire
1 Delort, p. 151.
PRISONNIERS MYSTERIEUX AU XYII^ SIECLE. 21
» à Pignerol le nommé , il est de la dernière importance
» à son service qu'il soit gardé avec une grande sûreté et
» qu'il ne puisse donner de ses nouvelles en nulle manière ni
» par lettre à qui que ce soit. Je vous en donne avis par
» avance, afin que vous puissiez faire accommoder un cachot
" où vous le mettrez , observant de faire en sorte que les
» jours qui sont au lieu où il est ne donnent point sur les
» lieux qui puissent être abordés de personne , et qu'il y ait
» assez de portes fermées les unes sur les autres pour que
» vos sentinelles ne puissent rien entendre »
Le même Louvois adressait au Père Hyacinthe , le 2 avril
1673 ^ , un ordre ainsi conçu : i< Etant très-important au ser-
» vice du Roi que celui qui sera indiqué par le porteur du
» présent billet soit arrêté et gardé sûrement »
Le 16 janvier 167-4^, il prescrivait d'arrêter et au besoin
de tuer l'un des confidents de l'empereur d'Allemagne :
" Ilya de l'apparence , écrit-il à son agent, que M. de L isola
» doit bientôt partir de Liège pour s'en retourner à Cologne.
» Gomme ce seroit un grand avantage de le pouvoir prendre
" et que même il n'y auroit pas grand inconvénient de le tuer,
» pour peu que lui ou ceux qui seroient avec lui se défendis-
" sent , parce que c'est un homme fort impertinent dans ses
» discours et qui emploie toute son industrie , dont il ne man-
» que pas , contre les intérêts de la France avec un acharne-
" ment terrible, vous ne sauriez croire combien vous feriez
» votre cour à Sa Majesté si vous pouviez faire exécuter
)' ce projet dès qu'il s'en retournera. »
Mais l'authenticité de ce procédé n'autorise pas l'accusa-
tion que la légende et des historiens consciencieux ont portée
contre M. de Louvois, à propos de ce Bretonnière, de ce gazc-
tier qui aurait été enlevé à la Haye et enfermé au mont Saint-
Michel, dans une cage de fer où il serait mort. D'ailleurs, si je
parle ici de ce détail, c'est pour démontrer comment, même
à des époques récentes , les erreurs se perpétuent. On a bien
1 P, 19, V. 303, Mss. Dépôt de la guerre.
2 V. 379, Mss. Dépôt de la guerre.
22 HISTORIQUE DE LA LEGENDE.
mis un journaliste au mont Saint-Michel dans une cage , on
l'a bien arrêté en pays étranger : mais c'est à un Français,
du nomdeDubourg, que l'horrible aventure s'applique , c'est
à Francfort que l'enlèvement a eu lieu, enfin c'est en 1746
que ce fait s'est passé, c'est-à-dire soixante ans après la mort
de Louvois. M. Eugène Hatin , dans un savant travail sur les
gazettes de Hollande, a donné les preuves de cette invention ^ .
Ces procédés, toutefois, étaient un peu dans les habitudes
de tous les ministres de cette époque.
En 1684^, le chancellier Le Tellier et M. de la Reynie
ordonnaient, à propos d'un prisonnier amené la nuit à la
Bastille, de ne le laisser parler à qui que ce fût, et de faire
en sorte que personne n'eût connaissance de son nom. Le
18 avril 1689 ^, M. de Seignelay adressait un ordre de même
nature à M. de Saint-Mars : .< Sa Majesté ne veut pas que
» l'homme qui vous sera remis soit connu de qui que ce soit,
■» et que vous teniez la chose secrète, en sorte qu'il ne vienne
w à la connaissance de personne quel est cet homme »
Le 30 novembre 1693^, M. le comte de Pontchartrain
agissait de même : « M. de la Reynie, écrivait-il à M. de
" Besmaus , fera conduire à la Bastille un homme pour la
» sûreté duquel le Roi veut que vous preniez un soin parti-
» culier. Pour cet effet, il faut le mettre dans la chambre la plus
« sûre que vous ayez, avec deux hommes que M. de la Reynie
» vous dira, empêcher qu'il n'ait communication avec qui
» que ce soit , au dedans ni au dehors, et tenir à son égard la
» conduite que M. de la Reynie jugera à propos. » M. de
Barbezieux prescrit des mesures semblables à M. de la Prade,
commandant la citadelle de Besançon, le 1 7 septembre 1697 ^ :
« L'intention du Roi est que vous ne vous rapportiez à per-
» sonne de la garde et subsistance des prisonniers qui sont
i Eugène Hatln, Les Gazettes de Hollande et la presse clandestine aux dix-
seplième et dix-huitième siècles; 1865.
2 La Bastille dévoilée,
2 Depping.
4 D<;p|)ii.{;, t. II, p. 697.
5 P. i;55, V. 1391, Mss, Dépôt de la guerre.
PRISONNIERS MYSTÉRIEUX AU XYII^ SIÈCLE. 23
» dans la citadelle de Besançon, lorsque vous pourrez en
j) prendre soin vous-même, et que vous ne leur laissiez com-
» munication avec qui que ce soit, de vive voix ni par écrit,
3) sans un ordre exprès de Sa Majesté..... »
Le 25 février 1686 , le Père de Hamm, jacobin irlandais,
entra à la Bastille et y mourut après trente-six années de
.séjour, le 3 décembre 1721. En 1691, dans la même forte-
resse , le nommé Pierre-Jean Lemierre fut gardé trente
années, et Jones de Lamas, vingt années.
Le sieur Isaac Armet de la Motte , gentilhomme champe-
nois, enfermé en 1696, y était encore en 1750. Il mourut
cette année-là, après cinquante- quatre ans et cinq mois de
séjour. En 1710, fut également séquestré un homme impor-
tant dont on avait ordre formel de taire le nom, et qui resta
toute sa vie au secret le plus absolu.
D'ailleurs les extraits des gazettes d'Amsterdam, et parti-
culièrement l'incarcération du prisonnier tnasqué de 1695,
que j'ai cité au début de ce chapitre, fournissent des exem-
ples plus frappants encore.
Mais que deviennent alors la légende du Masque de fer et
toutes les conséquences et hypothèses des écrivains du dix-
huitième siècle? Comme on le voit, les ordres mystérieux
relatifs à des prisonniers d'Etat ne manquent pas , et pour-
tant je n'ai parlé que des plus importants, de ceux qui ren-
trent presque dans le cadre du problème que je cherche à
résoudre. Or, qu'on veuille bien réfléchir qu'en dehors des
donjons de la Bastille , de Pignerol , d'Exilés, il existait en
France bien d'autres prisons d'Etat, également dignes d'in-
térêt, telles que Vincennes , le mont Saint-Michel , la cita-
delle de Besançon, Pierre-Cise , Villefranche , Salces , le
Ghâtelet, la tour Saint-Bernard, les Frères de la Charité de
Charenton , Bicêtre , l'Hôpital général , l'hôtel de la Force ,
Saint-Lazare, les châteaux de Senlis, de Ham, de Saumur,
du Taureau, de Saint-Yon, etc , où gisaient nombre de
malheureux, et l'on pourra dire avec quelque apparence de
raison , qu'à cette époque de bon plaisir royal et ministériel,
24 HISTORIQUE DE LA LEGENDE.
on possédait en France pas mal de petits Masques de fer, tout
aussi curieux, sans doute, que celui qui m'occupe. Ces
misérables, inconnus d'ailleurs, ont presque plus droit à la
pitié que ces victimes des geôliers de la Bastille et de Pigne-
rol. Ces derniers du moins aaront eu leur histoire, bien
incomplète peut-être, mais enfin ils auront participé à la
notoriété de ces grandes citadelles et du gouverneur qui
en était le chef. Quant aux autres , quel mystère ! Que de
douleurs enfouies, ignorées de tous, sous ces voûtes humi-
des ! Et quand on se reporte aux emprisonnements des vingt
années du régime impérial que la France vient de subir à une
période dite de libre examen et de lumière , quand on réflé-
chit de quels oublis le plus souvent sont entourés les malheu-
reux qui n'ont pas de relations assez puissantes pour plaider
leur cause et solliciter un adoucissement à leurs maux, on a
le droit de rester effrayé de l'égoïsme et de l'insouciance
humaine.
J'ajouterai , du reste , un détail plus affreux encore , qui
achèvera de dépeindre la situation terrible des incarcérés de
ces siècles néfastes de notre histoire. Quand un prisonnier
mourait, après des années de souffrance, dans ces prisons
éloignées, de Pignerol, de Villefranche, du mont Saint-
Michel, etc, le ministre qui avait fait enfermer l'individu et à
qui on rendait compte de sa mort ne se rappelait souvent plus
ni son nom ni le motif pour lequel il l'avait envoyé pourrir
dans une prison d'État. Et dire qu'il sufGsait d'un libelle,
d'une chanson , d'un quatrain trop réussi , d'un propos mal
interprété ou faussement rapporté , d'une colère de la maî-
tresse d'un de ces potentats, pour disparaître ainsi du monde,
et parfois pour toujours! Ce n'est pourtant pas que ces
ministres , dont quelques-uns ont été des hommes remarqua-
bles, fussentd'une nature plus farouche que les contemporains,
mais une lettre de cachet était si vite donnée ! D'ailleurs, il est
un axiome toujours vrai : la faculté de pouvoir faire le mal
et surtout l'impunité, sont de trop grands encouragements
pour les coquins et pour les faibles. De la constatation de ces
ORIGINE DE LA LEGENDE. 25
injustices et des autres dont elles étaient les conséquences sont
sorties pendant quinze siècles la lutte du droit contre la force
et le bon plaisir, et la série de révolutions qui ont agité les
vieux États européens.
Au dix-septième siècle , la Bastille et le donjon de la place
forte de Pignerol jouissaient d'une réputation méritée. Pour
la Bastille, le fait n'avait rien d'étonnant : le voisinage de
la capitale, la vue constante de ces hautes murailles, suffi-
saient pour rafraîchir journellement la mémoire des Parisiens
et des voyageurs. Pour Pignerol, une explication est néces-
saire.
Une citadelle, un donjon, autour de la citadelle une ville
ceinte elle-mérhe de vastes fortifications à l'entrée de la
vallée de la Pérouse, sur la rivière du Ciusone, à sept
lieues sud-ouest de Turin , vingt-huit de Nice et trente est
de Grenoble , voilà Pignerol, la ville piémontaise du dix-sep-
tième siècle.
Par suite d'une situation qui donnait au possesseur de cette
forteresse un accès facile en Italie , Pignerol avait de tout
temps servi d'objectif aux ambitions de la cour de France.
Rendue au Piémont en 1574, reprise en 1633, cette place
s'était vue l'objet des ambitions particulières du secrétaire
d'État de la guerre, Michel Le Tellier. Ce ministre, en effet,
le plus grand que la France ait possédé et le seul qu'elle
ignore, avait été intendant de police et de finances à Turin, à
l'armée d'au delà des monts, de 1640 jusqu'à l'époque de sa
nomination au secrétariat de la guerre, le 11 avril 1643. Il
connaissait donc Pignerol , il appréciait son importance , et
dans son grand travail de l'organisation défensive de la
France, il avait voulu faire de cette place, comme de Dun-
kerque , d'Arras , de Perpignan , de Sedan et de Brisach , un
modèle du genre, un centre assuré de résistance pour nos
troupes en cas de revers. Dans ce but, il y avait créé un
hôpital, un arsenal, et, qui plus est, une fonderie qui mérite
l'attention, car (i^Q^vXX'iXfremière fonderie nationale deFrance.
Le personnel de cette ville forte se composait de troupes
26 HISTORIQUE DE LA LEGENDE.
françaises et de sujets italiens , avec un gouverneur général,
un commandant de ville , un lieutenant de Roi gouverneur
de la citadelle, un commandant particulier du donjon, un
commissaire des guerres, un major, deux aides-majors,
deux capitaines des portes, un commis de l'extraordinaire
des guerres, un directeur de fonderie, un conseil de guerre,
un conseil souverain pour diriger tout ce petit monde assez
indisciplinable. Il y avait donc un mouvement continuel de
va-et-vient dans cette place frontière, qui se trouvait d'ail-
leurs sur l'itinéraire obligé des officiers de Paris et de Taurin
pour rejoindre leurs garnisons et leurs corps respectifs à l'ar-
mée d'Italie. L'arrivée de M. de Saint-Mars, de d'Artagnan,
de prisonniers aussi célèbres queFouquet et Lauzun, n'avait
fait qu'accroître la renommée du donjon , dont chaqvie offi-
cier , courrier ou voyageur devait conserver un souvenir inef-
façable quand il longeait à pied ou à cheval les hautes
murailles de la prison pour se rendre, soit en deçà, soit au delà
des monts, comme on disait en ce temps-là. L'humeur mys-
térieuse et passablement rébarbative du gouverneur du
donjon n'était pas faite pour diminuer le nombre des his-
toires et des commentaires dans les cabarets et logis de la
petite ville. Du reste, la faveur croissante de Saint-Mars,
dont la belle-sœur, la belle madame Dufresnoy , était la maî-
tresse du terrible secrétaire d'Etat de la guerre; l'entrée de
ces hôtes inconnus dans le donjon , les soins assidus du gou-
verneur, les mille précautions prises, surexcitaient vivement
la curiosité. Or, dans un espace aussi restreint, les cancans
vont vite, bien plus à cette époque et dans une place isolée
de la France, où les événements de l'intérieur, l'introduc-
tion d'un nouveau visage suffisaient pour défrayer pendant
tout un mois la conversation des officiers et des habitants.
Saint-Mars fut même si obsédé des démarches que l'on
tentait près de lui pour satisfaire les commérages, que le
12 avril 1670 ', c'est-à-dire neuf mois après l'arrivée d'Eus-
taclie Danger, il écrivait à Louvois : « Il y a des personnes qui
1 Mss. Dépôt de la guerre.
ORIGINE DE LA LEGENDE. 27
V sont quelquefois si curieuses de me demander des nouvelles
» de moti prisonnier ou le sujet pourquoi on fait tant de re-
» tranchements pour sa sûreté , que je suis obligé de leur
)) dire des contes jaunes pour me moquer d'eux. »
Quels étaient ces contes? Etaient-ce ceux relatifs à la dis-
parition d'un prisonnier imaginaire, d'un prince de sang
royal, du duc de Beaufort, du fils de feu Cromwell, etc.? •
Cela est certain, car en 1687, à l'époque où il conduit son
prisonnier d'Exilés à Sainte-Marguerite , on le voit écrire à
Louvois ' : « Je puis vous assurer, Monseigneur, que
" personne ne l'a vu, et que la manière dont je l'ai gardé et
11 conduit pendant toute ma route fait que chacun cherche à
)) deviner qui peut être mon prisonnier, n Mais il paraît que le
bruit qui s'est fait autour de ce transport est considérable,
car, le 8 janvier^, il ajoute au ministre: « Dans toute cette
)) province l'on dit que tnon prisonnier est monsieur de Beau-
yi fort, et d'autres disent que c'est lejîls de feu Cromiuell... ^ . "
Evidemment, il ne fallait pas espérer revenir d'Exilés à Sainte-
Marguerite aussi secrètement que de Pignerol à Exiles. Les
habitants des villes et villages que traversait cette litière
fermée devaient jaser, comme le firent onze ans plus tard
ceux qui virent passer le même gouverneur avec une autre
litière, pour se rendre cette fois de Sainte-Marguerite à la
Bastille. Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que les suppo-
sitions les plus impossibles , les solutions les plus insensées ,
fussent déjà la conséquence de ces propos à la suite de ces
conduites de prisonniers inconnus. Du reste, si nous nous
reportons à Pignerol, il faut avouer qu'en 1670 V arrivée
mystérieuse de Louvois dans le donjon , le changement com-
plet et passablement imprévu du personnel de la forteresse,
les précautions adoptées pour que les officiers nouvellement
nommés n'eussent aucun rapport avec ceux qu'ils devaient
^ Mss. Dépôt de la guerre.
2 Mss. Dépôt de la guerre.
3 Richard Cromwell, né en 1626, signe sa démission et retourne en Angle-
terre en 1680. — Henri Cromwell, disparu en 16G0, gouverneur d'Irlande
en 1654.
28 HISTORIQUE DE LA LEGENDE.
remplacer, les ordres de plus en plus sévères du ministre , les
efforts tentés au dehors par de grandes dames éprises d'amour,
pour délivrer Fouquetet Lauzun , la curieuse figure de Saint-
Mars au milieu de toutes ces intrigues, avaient jeté un vernis
passablement pittoresque sur ce coin ignoré de notre fron-
tière italienne. L'arrivée mystérieuse du tout-puissant secré-
taire d'État de la guerre avait surtout fort intrigué la popu-
lation militaire et civile.
En effet, le 21 juillet 1670, Louvois écrivait à M. de
Séjournant, directeur de la poste à Lyon , la curieuse dépê-
che suivante ^ : « Je me propose de partir dans quelque
') temps d'ici pour aller à Pignerol, et comme je serai obligé
» d'aller en poste de Lyon à Pignerol, je vous prie de me faire
« trois selles de même façon , savoir , les quartiers de vache
» de Roussi, et le siège de velours sans or ni argent, toutes
» simples. Il faut que les sièges soient larges, longs et rele-
» vés de devant , en sorte que l'on puisse être dessus fort à
» l'aise, et qu'elles soient garnies de croupières, de sangles et
» d'étriers. Dès qu'elles seront faites, vous les enverrez au
» Pont-de-Beauvoisin , chez le sieur de la Porte, qui me les
« fournira au passage. »
Le samedi 3 août 1670, dans la soirée, le marquis de Lou-
vois quittait Paris. Le jeudi, également dans la soirée, il
entrait dans la place de Pignerol, logeait chez M. de Fal-
combel, et le dimanche 10, chez M. de Servient, à Turin.
Le 26, il était de retour dans la capitale.
Quinze jours après, il disait dans une lettre ^ : « J'ai lu tout
» ce qui s'est passé entre vous et madame la comtesse de
» J'eusse bien souhaité qu'après que vous lui eûtes remis mon
)) diamant, vous ne vous fussiez point chargé de porter le
» paquet à son ami; mais puisque cela est fait, il n'y a plus
» de remède, et je vous prie de le renvoyer dans une lettre ; et
» afin que l'on ne puisse pas le sentir, vous observerez de
» joindre ensemble des feuilles de papier blanc, de l'épaisseur
^ P. 115, V. 247, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 104, V. 248, Mss. Dépôt de la guerre.
ORIGINE DE LA LEGENDE. SA NECESSITE. 29
» de deux bons doigts de. . . , et de faire un trou au milieu, de
» la largeur de la bague; de remplir le surplus du trou de
» colle et de mettre par-dessus, de chaque côté, deux ou
» trois feuilles de papier, pkis même, un peu de carton , afin
» que l'on ne sût pas le vide qu'il y a eu dans le milieu des
» papiers. » Il faisait en même temps changer tout le per-
sonnel de la garnison, et il ajoutait au commissaire des
guerres Loyauté ' : « La quantité d'affaires que j'ai eues
» depuis mon retour de Pignerol m'avoit empêché de rendre
» compte au Roi de tout ce quej'avois vu, et c'est pour cela
» que je ne vous avois rien mandé sw ce cjue vous m'aviez
)) écrit des contes qui s'y faisaient. »
Ces contes, on les pressent. Le ministre est parti pour
Pignerol trois semaines à peine après la mort de Madame
•Henriette d'Angleterre ; Fouquet et un prisonnier mystérieux
sont au donjon. L'arrivée de nuit du secrétaire d'Etat, les
deux voyageurs silencieux qui l'accompagnaient, les airs d'im-
portance du commissaire des guerres Loyauté et du sieur de
Saint-Mars, etc. , autorisaientlessuppositionsles plus étranges.
C'est là sans doute ce fameux voyage, si inoffensif et si
naturel, comme je le ferai voir plus tard, que Voltaire a
voulu placer en 1680, aux îles, comme il a fait enfermer le
prisonnier dit le Masque de fer en 1661, et confier cet homme
au célèbre geôlier, quand Saint-Mars n'était encore que simple
mousquetaire dans la même compagnie que M. d'Artagnan.
De ce qui précède résulte donc ce fait certain, c'est qu'en
1703, à l'époque de la mort du prisonnier inconnu de la
Bastille, l'attention était déjà éveillée sur ce point. On en
avait causé en maint endroit, avec plus ou moins de certi-
tude , en brodant naturellement sur les paroles prononcées
par le geôlier lui-même pour se débarrasser des gens. Qu'on
veuille bien songer d'ailleurs au personnel déjà considérable
du secrétariat d'Etat de la guerre, du service des postes, de
Pignerol, de Turin, d'Exilés, de Sainte-Marguerite, de la
Bastille, qui avait entendu parler de M. de Saint-Mars, de
* P. 90, V. 248, Mss. Dépôt de la guerre.
30 HISTORIQUE DE LA LEGENDE.
Fouquet, de Lauzun, et de ce prisonnier mystérieux, et l'on
comprendra que les nouveaux incarcérés de la Bastille, tels
que Voltaire, Constantin de Renneville , Lagrange-Chancel
et Lenglet-Dufresnoy ne devaient avoir garde de s'occuper
d'un fait qui était dans la bouche de tant de gens, et qui par
conséquent avait dû prendre les proportions ordinaires d'une
légende. Toutefois il faut reconnaître que ces récits ne dépas-
saient pas le domaine des hypothèses raisonnables et ne pou-
vaient le faire. Les gens de cour n'attachaient pas d'impor-
tance alors à ces billevesées, qui n'avaient eu probablement
créance que dans la classe inférieure de !a société. En effet,
M. de Lauzun et Fouquet n'avaient-ils pas habité la som-
bre forteresse en même temps que le prisonnier de la Tour
d'en bas? Les parents de Fouquet et les amis de Lauzun
n'avaient- ils pas eu accès dans le donjon dans les derniers
temps? Ils savaient parfaitement que le gouverneur gardait à
vue et au secret le plus absolu plusieurs prisonniers dans la
Tour d'en bas. Eusta<îhe Danger , l'un des valets de Fouquet
dans les derniers temps, avait même dû raconter la manière
dont il y avait été enfermé pendant huit années successives.
Mais, encore une fois, tous ces personnages connaissaient
heure par heure l'existence du geôlier qui demeurait au-
dessus d'eux, et s'il y avait eu quelque chose de ce mer-
veilleux que les imaginations surexcitées du dix-huitième
siècle ont voulu faire adopter, ils n'auraient pas manqué
tout d'abord d'en parler eux-mêmes, une fois hors de la
célèbre forteresse.
Mais il est un fait plus grave à cette époque , c'est la situa-
tion de la France au milieu des puissances européennes, et
particulièrement des puissances voismes.
Une des plus grandes fautes des gouvernements prétendus
forts, et en réalité les plus faibles, c'est de vouloir imposer
leurs idées à leurs sujets, et de les tuer, arrêter, emprisonner ,
déporter ou bannir , s'ils n'adoptent pas de bonne volonté ce
qu'ils supposent être la vérité.
De cette population ainsi frappée , les faibles et les béné-
NÉCESSITÉ DE LA LÉGENDE. 31
voles demeurent , prêts à commettre tous les actes d'humilité
possible pour atténuer les mesures que les raisons politiques
ou religieuses ont déchaînées contre eux. Les forts, les éner-
giques, les plus intelligents, les plus riches, c'est-à-dire les
plus indépendants, ceux qui produisent réellement dans la
nation ce que les autres consomment, s'expatrient, s'éloi-
gnent, et vont porter à l'étranger et mettre à sa disposition
leurs industries et leurs rancunes. Les gouvernants croient
éviter ainsi un écueil, se débarrasser d'un ennemi, et pouvoir
assurer la paix intérieure. Ils n'obéissent en fin de compte
qu'à deux sentiments misérables, l'égoïsme et la peur, et
rejettent sur leurs enfants les conséquences de l'acte fâcheux
qu'ils ont commis. Or, ce que l'on voit se passer avec tris-
tesse encore aujourd'hui, fut de règle pendant trente années,
et cela pour toute la France, à la fin du dix-septième siècle,
grâce à l'ambition démesurée du parti religieux- de la Saint-
Barthélémy, toujours renaissant, toujours inassouvi, aux
remords d'une favorite sur le retour, et à l'orgueil d'un Roi
infatué de sa grandeur et de ses succès passés , effrayé des
complots mystérieux qui l'entourent, et croyant voir dans
chaque Français de la P. R. R. (prétendue religion réformée)
un assassin ou un vengeur.
La révocation de l'édit de Nantes a donc été l'un des
actes les plus fatals du règne de Louis XIV. Elle a consa-
cré officiellement les poursuites dont les protestants étaient
l'objet depuis de longues années de la part des ministres et
des gens de robe et d'Eglise. Elle a peuplé les Etats voi-
sins de la France de toute une population haineuse, qui
accueillait avec joie tout ce que la calomnie pouvait lui rap-
porter de fâcheux contre cette cour des Gliamillard, des Main-
tenon et du Père Lachaise, en attendant qu'elle fournît ces
généraux et ces officiers d'état-inajor que la France de 1870
devait trouver si implacables et si savants. Mais à la fin du
dix-septième siècle, on se contentait d'imprimer libelles sur
libelles contre ce gouvernement tombé en quenouille, et
Londres, la Haye, Amsterdam, Cologne, possédaient des
32 HISTORIQUE DE LA LEGENDE.
éditeurs français qui, malgré LaKeynie et d'Argenson, inon-
daient la France de livres destinés à saper dans sa base ce
gouvernement qui avait cru se trouver adroit en se montrant
cruel. Et ces écrits avaient un tel succès que , malgré les pro-
hibitions d'une police toujours impuissante, ils se multi-
pliaient par des éditions successives et se vendaient partout
au poids de l'or.
Or, c'est parmi ces écrits, ces pamphlets, dont les plus
anciens remontent à 1631, à Amsterdam, qu'il faut aller
rechercher les premières traces de l'histoire du prisonnier
inconnu.
C'est ainsi que, en 1672, paraît à Amsterdam la Gazette
ordinah^e qui annonce l'emprisonnement des conspirateurs
de 1673. En 1685, s'édite à Cologne, chez Claude Mar-
teau, un petit in-douze de cinquante-huit pages, pamphlet
politique intitulé : La Prudenza trionfante di Casale con l'anni
sole di trattare negotiati politici délia M. Chr .
En 1687 également se publient à Leyde, chez Claude
Jordan', les Nouvelles extraordinaires de divers endroits- C'est
un émigré français, Jacques Bernard, qui en est l'auteur,
et qui donne le récit de la légende de Mattioli.
En 1695, en 1698, c'est la Gazette d'Amsterdam qui repro-
duit les aventures du prisonnier masqué et du prisonnier de
M. de Saint-Mars.
C'est en 1715 enfin que se vend à Amsterdam, chez
Etienne Roux, un in-douze, d'un ex-prisonnier de la Bas-
tille, Constantin de Renneville.
1 Arch. nat., Dossier Reith. Depuis longtemps déjà, Amstei'dam possédait
une ou plusieurs gazettes françaises. La Gazette d'Amsterdam s'imprimait
chez Cornélius lansz (1663-1667). La Gazette ordinaire d'Amsterdam parais-
sait cliez Otto Rernart Simient (1667). Bruxelles également avait son Courrier
ve'rilahle des Pays-Bas on Relations fidèles^ extraites de diverses lettres (27 août
1649-1791). Leyde avait la sienne depuis 1678, Rotterdam vers 1680, la Haye
vers 1690, Utreclit en 1710. Toutes ces gazettes étaient écrites uniquement
par des réfugiés et se débitaient dans toutes les cours de l'Europe, oii elles
jouissaient de beaucoup de crédit.
Le véritable nom de la Gazette de Leyde était : Nouvelles extraordinaires de
divers endroits. Elle remonte à 1680, et eut pour fondateur un certain Lafond.
(E. Hatin.)
VOLTAIRE ET LE SIECLE DE LOUIS XIV. 33
Cet ouvrage était intitulé : L'Inquisition française ou His-
toire de la Bastille. Il fut fort recherché et revendu en cachette
en France jusqu'à deux cents francs pièce. C'est dans ce livre
que Renneville parle pour la première fois à\in prisonnier de la
tour Bertaudière, logé au-dessus de lui, et que le porte-clefs
Ru lui dit être enfermé depuis trente et un ans et avoir été
amené des îles Sainte-Marguerite, ovi il était condamné à une
prison perpétuelle .
Depuis cette époque, personne ne s'était plus occupé,
même d'une manière indirecte, de cette question fort inci-
dente, lorsqu'en 1745 la Compagnie des libraires associés
fit paraître à Amsterdam un petit livre anonyme intitulé :
Mémoires secrets pour servir à l'histoire de Perse. Ce fut la pre-
mière révélation du personnage masqué, dont on faisait un
duc de Vermandois . Cet ouvrage fut suivi immédiatement, en
juin 1745, d'une réfutation qui parut dans la Bibliothèque
raisonnable des savants del'Europe., puis, en 1746, d'un mi-
sérable roman du chevalier de Mouhy, publié à la Haye :
Le Masque de fer, ou les Aventures admirables du père et du
fils.
Cette fois, la légende était fixée. De celui que la tradition
avait réussi à présenter comme un prisonnier inconnu, mas-
qué à certains moments, un romancier, un anonyme en avait
fait le type d'une victime de la vengeance des rois et des
ministres, type que Voltaire allait consacrer dans son Siècle
de, Louis XIV, dont l'apparition date de 1751.
Or, l'admirable railleur, le grand génie qu'on appelle
Voltaire n'est-il pas lui-même l'auteur de cette mystification
royale? C'est ce que prétendait déjà, vers 1789, Bouche, dans
son Essai sur l'histoire de Provence. C'est ce qu'on est en
droit de se demander, quand on relit le pamphlet originaire
de cette légende curieuse : les Mémoires secrets pour servir
à l'histoire de Perse.
« Cha-Abas (Louis XIV) , dit l'auteur anonyme , avait un fils
» légitime, Séphi-Mirza (Louis, Dauphin de France), et un
» fils naturel, Giafer (Louis de Bourbon, comte de Ver-
34 HISTORIQUE DE LÀ LÉGENDE.
» niandois). A peu près du même âge, ils étaient de carac-
» tère opposé. Celui-ci ne laissait échapper aucune occasion
)) de dire qu'il plaignait les Français d'être destinés à obéir
» un jour à un prince sans esprit et si peu digne de les com-
» mander. Cha-Ahas, à qui on rendait compte d'une pareille
» conduite, en sentait toute l'irrégularité. Mais l'autorité
, » cédait à l'amour paternel, et ce monarque si absolu n'avait
» pas la force d'en imposer à un fils qui abusait de sa ten-
» dresse. Enfin, Giafer s'oublia un jour au point de donner
» un soufflet à Séphi-Mirza. Cha-Ahas en est aussitôt informé.
» Il tremble pour le coupable, mais quelque en\de qu'il ait
» de feindre d'ignorer cet attentat, ce qu'il se doit à îui-
» même et à sa couronne , et l'éclat que cette action avait
» fait à la cour, ne lui permettent pas d'écouter sa tendresse.
» Il assemble, non sans se faire violence, ses confidents les
» plus intimes, il leur laisse voir toute sa douleur et leur
» demande conseil. Attendu la grandeur du crime, et confor-
» mément aux lois de l'État, tous opinèrent à la mort. Quel
» coup pour un père si tendre! Cependant un de ses minis-
« très, plus sensible que les autres à l'affliction de Cha-Ahas,
» lui dit qu'il y avait un moyen de punir Giafer sans lui ôter
« la vie ; qu'il fallait l'envoyer à l'armée qui était pour lors
» sur les frontières du Feldran (Flandre) ; que , peu après son
M arrivée , on sèmerait le bruit qu'il était attaqué de la peste,
» afin d'effrayer et d'écarter de lui tous ceux qui auraient
» envie de le voir ; qu'au bout de quelques jours de cette
» feinte maladie , on le ferait passer pour mort , et que , tan-
5) dis qu'aux yeux de toute l'armée on lui ferait des obsè-
» ques dignes de sa naissance, on le transférerait de nuit, avec
» un grand secret, à la citadelle de Visle d'Ormus (île Sainte-
)) Marguerite). Cet avis fut généralement approuvé, et sur-
5) tout par un père affligé. On choisit des gens fidèles et dis-
• » crets pour la conduite de cette affaire. Giafer part pour
« l'armée avec un équipage magnifique. Tout s'exécute ainsi
» qu'on l'avait projeté, et pendant qu'on pleure au camp la
» mort de cet infortuné prince , on le conduisit par des che-
VOLTAIRE ET LE SIÈCLE DE LOUIS XIV. 35
» mins détournés à l'ile d'Ormus, et on le remit entre les
» mains du commandant qui avait reçu d'avance l'ordre de
» Gha-Abas de ne laisser voir son prisonnier à qui que ce fût.
» Un seul domestique, qui était du secret, fut transféré
» avec le prince. Mais, étant mort en chemin, les chefs de
" l'escorte lui défigurèrent le visage à coups de poignard afin
» d'empêcher qu'il ne fût reconnu , le laissèrent étendu dans
» lecliemin, après l'avoir fait dépouiller pour plus grande pré-
» caution, et continuèrent leur route. Giafer fut transféré
» dans la citadelle d'Ispahan (la Bastille) , lorsque Gha-Abas
» en donna le gouvernement au gouverneur de l'ile d'Ormus
» pour récompenser sa fidélité. On prenait la précaution à
» l'île d'Ormus, comme à la citadelle d'Ispahan, de faire
» mettre un masque à Giafer , lorsque pour cause de mala-
» die, ou pour quelque autre sujet, on était obligé de l'expo-
" ser à la vue de quelqu'un. »
Tel fut cet écrit, qui courut toute la France et qu'on attri-
bua successivement au dxic de Nivernais , au chevalier de Res-
séguier, de Toulouse, officier aux gardes, enfermé à la Bastille
à cette époque, pour avoir fait des vers contre madame de
Pompadour , enfin à madame de Vieux-Maisons , qui prenait
Grébillon fils pour éditeur responsable. Barbier et Weis ont
voulu, il est vrai, faire remonter cette paternité à un nommé
Pecquet, petit commis au bureau des affaires étrangères , et
embastillé à cette époque pour une indiscrétion dans son
service. Mais le Bibliophile Jacob, le premier, fit ressortir
les analogies nombreuses qui existaient entre le style de
l'auteur de Candide, de Zadig et de tous les contes orientaux
publiés à cette même date à l'étranger, et celui de l'écrivain
des Mémoires secrets de Perse.
Voltaire, en effet, n'a-t-il pas soutenu depuis qu'il était le pre-
mier ayant traité ce problème historique? Voltaire, qui avait
été enfermé à la Bastille dans sa jeunesse, ne pouvait guère
se permettre de soulever directement cette question délicate,
mais il était bien capable de la faire surgir à distance, pour
se donner le droit de réponse et de contradiction, de manière
3.
36 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
à obtenir la solution d'un problème inconnu pour lui , en sti-
mulant l'attention publique et les travaux contradictoires.
Toutefois personne n'avait encore parlé du masque de fer.
II fallait l'ouvrage informe du chevalier de Mouhy pour prê-
ter à la légende ce dernier caractère des complaintes popu-
laires. Ce roman, qui ne s'appliquait nullement à l'homme
au miasque , fut interdit en France, et, comme tous les
ouvrages défendus, eut beaucoup de succès dans les ruelles
de la cour. Gomme dit M. Louvet, son titre piqua fort
la curiosité, et désormais on appliqua ce nom de Masque
de fer' au prisonnier dont V attention publique se préoccupait .
Or ce roman n'était en réalité qu'un imbroglio espagnol,
sans goût et sans but, écrit dans un français d'antichambre.
Qu'on en juge :
Don Pèdre de Cristoval, vice-roi de Catalogne, est marié
secrètement avec la sœur du roi de Castille. Ce roi s'intro-
duit une nuit dans l'appartement où sont couchés les deux
époux. « Il s'était muni, raconte l'auteur, de deux masques,
» en partant de sa cour, dont les serrures étaient faites avec
» tant d'art, qu'il était impossible de les ouvrir, ni que le
" visage qu'ils renfermaient put jamais être vu sans qu'on
« arrachât la vie à ceux à qui ils devaient être mis Leur
5J fille était belle comme le jour, excepté qu'elle avait un
>' masque parfaitement dessiné sur la poitrine, et ressemblant
» à celui de don Pèdre »
L'auteur enfin, pour faire accorder quelque créance à
cette invention , prétendait en avoir trouvé le manuscrit dans
un coffre nageant sur l'eau , près du pont Neuf.
Ce fut pourtant avec des contes pareils que se forma
cette légende du Masque de fer, qu'il appartenait au clergé
contemporain ai h. Xix. Société de Saint-Victor pour la propaga-
tion des bons livres et des arts catholiques, de faire imprimer à
Nancy en 1849 et de faire répandre à profusion parla Société
de colportage dans les campagnes , à un moment où les tra-
vaux remarquables de Reith , de Roux-Fazillac , de Delort ,
d'Ellis et de Lacroix (bibliophile Jacob) avaient déjà fait
HISTOIRE DE LA LÉGENDE. 37
justice de toutes ces inconséquences du siècle dernier par
des études critiques incomplètes, mais tout au moins con-
sciencieuses.
Toujours est-il qu'après l'apparition à Amsterdam de ces
publications plus ou moins anonymes et du Siècle du grand
Roi, le problème du prisonnier mystérieux devint la question
à l'ordre du jour. Réfutations, articles critiques, brochures,
lettres, mémoires, solutions nouvelles se succédèrent rapide-
ment de 1750 à 1790, se bornant comme à plaisir à travestir
la légende au profit de l'opinion plus ou moins vraisemblable
qu'on avait adoptée. C'est ainsi que parurent successive-
ment les travaux de Lenglet-Dufresnoy, Lagrange-Chancel,
Saint-Foix, Père Griffet, Voltaire,' marquis de Lucliet,
Saint-Mihiel, Soulavie, etc., appliquant à cette question les
solutions successives du comte de Vermandois , de Beau-
fort , du duc de Monmouth, d'un fils adultérin d'Anne
d'Autriche, résultat d'une intrigue avec un inconnu, avec un
Allemand, avec Buckingham ou Mazarin , d'un frère jumeau
de Louis XIV, d'Avedick, etc.
Ce ne devait être qu'avec la Révolution , c'est-à-dire avec
la possibilité de pénétrer dans les Archives des différents
Etats, qu'on allait employer la méthode synthétique pour
résoudre ce curieux problème et combattre la légende mer-
veilleuse si bien acceptée par les masses ignorantes et cré-
dules.
Dans ces vingt dernières années , en dehors du petit
livre de la Société de Saint- Victor pour la propagation de la
foi, il n'y avait donc plus d'acceptées, dans le public savant,
après les travaux de recherche de Roux-Fazillac , de Reith ,
de Delort, de Louvet, de M. de Bellecombe et surtout de
M. Loiseleur, que deux solutions , celles de Mattioli et d'un
inconnu, Vim des deux merles que Saint-Mars a gardés tou-
jours avec lui à Pignerol, h Exiles , à Sainte-Marguerite, à la
Bastille , qu'il ne quitte jamais , le prisonnier d'il y a vingt
ans en 1691, de trente et un ans en 1702.
Quant à la légende , on a voulu toujours la faire coordonner
38 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
avec les faits , et c'est elle en réalité qui a si longtemps trompé
les écrivains du dix-huitième siècle , dont les suppositions
se basaient uniquement sur quelques-uns de ces témoignages
verbaux. Ces récits pourtant étaient loin d'être inexacts ;
ils s'appliquaient à une série de faits généraux , véridiques en
somme, mais circonscrits par erreur sur un seul personnage.
Il n'y a pas de feu sans fumée , dit le proverbe toujours juste ,
même à propos d'aventures exagérées grâce au temps et à la
multitude des narrateurs qui les ont transformées. C'est qu'en
effet les documents mis entre les mains des écrivains pour
étudier l'histoire des nations sont de deux sortes , les récits
tirés des Mémoires et des panégyriques, et les documents
officiels, classés dans les différents ministères, plus ou
moins bien conservées , suivant le temps ou le zèle des chefs
de service.
Les témoignages verbaux qui ont existé au dix-huitième
siècle sont peu nombreux. Voici ceux qui les ont produits :
1° Guillaume-Louis Fortmanoir de Palteau, -premier com-
mis du bureau des vivres, né au château de Palteau, diocèse
de Sens , en 1712 , petit-neveu de Saint-Mars , et fils de l'an-
cien lieutenant de ce même Saint-Mars ;
2° Le sieur de Blainvilliers , major de Metz, cousin ger-
main de Saint-Mars et son lieutenant;
3° Claude Souchon, officier de la compagnie franche des
Iles, fils d'un officier de la compagnie de Saint-Mars;
4° M. Riousse, ancien commissaire des guerres à Cannes
témoin de la translation du prisonnier masqué ;
5° Le marquis d'Argens, gouverneur de Provence;
6" Marsolan, chirurgien du duc de Richelieu et gendre d'un
vieux médecin de la Bastille qui soigna le prisonnier masqué ;
7° Favre , aumônier de la prison de Sainte-Marguerite;
8° Constantin de Renneville, prisonnier à la Bastille de 1 702
àl713;
9° Dubuisson, caissier du fameux Samuel Bernard, enfermé
aux îles ;
10" Lagrange-Cliancel, enfermé aux îles;
LES TEMOINS. LEUR AUTORITE. 39
11° h' abbé Lenglet-Dufresnoy , enfermé six fois à la Bas-
tille, en 1696, le 18 septembre 1718, le 25 juin 1725 , le
28 mars 1743 , le 7 janvier 1750, le 29 décembre 1751 ;
12° Le Père Griffet, aumônier de la Bastille en 1745 ;
13° Linguet, enfermé longtemps à la Bastille.
Voilà, en réalité, quels sont les témoins plus ou moins
oculaires qui ont raconté à MM. de Voltaire, Fréron, Saint-
Foix, Anquetil, Papon, etc., les épisodes avec lesquels
ces messieurs ont échafaudé cette légende du Masque de
fer. A part le commissaire Loyauté et le geôlier lui-même
Saint-Mars, qui prévenaient le secrétaire d'Etat de la guerre
des histoires qui se faisaient et des contes jaunes qu'ils racon-
taient, il n'en existe pas d'autres. Et pourtant tous ces récits
ont un grand fond de vérité. Les premiers sont ceux faits à
Voltaire par M. Riousse, le marquis d'Argens, Marsolan, de
la Feuillade et Caumartin. C'est sur ceux-là qu'il a basé son
hypothèse, comme il l'avoue du reste dans sa Réfutation de
La Beaumelle, qu'on lit moins que le Siècle de Louis XIV.
Que dit, en effet, M. Riousse à Voltaire? Qu'il a été témoin
du départ de Saint-Mars du fort royal de Sainte-Marguerite ,
de son débarquement à Cannes et de la translation dans une
litière du prisonnier et du geôlier? En cela, il n'y a rien qui
soit étonnant et en contradiction avec la dépêche autrement
curieuse et de même nature que l'on possède, pour Pignerol
et pour Exiles. L'histoire vraie concordait donc avec la
légende.
Que raconte M. le marquis d'Argens au même Voltaire?
L'histoire connue d'une assiette sur laquelle le prisonnier avait
écrit? Elle est d'argent, répète Voltaire, et là-dessus il brode
le récit de l'assiette et du pêcheur que l'on sait, « C'étoit
» une chemise très-fine , plissée assez négligemment, et sur
« laquelle le prisonnier avoit écrit d'un bout à l'autre , dit
5) à son tour le Père Papon dans son Histoire générale de la
» Provence, àproposdeson voyage aux îles et de sa conversa-
» tion avec le fils de Claude Bouchon. M. de Saint-Mars, après
» l'avoir déplissée et avoir lu quelques lignes, demanda au
m HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
» frater^ d'un air embarrassé, s'il n'avoitpas euia curiosité de
s lire le contenu. Celui-ci protesta plusieurs fois qu'il n'avoit
» rien lu, mais deux jours après il fut trouvé mort dans son
» lit. C'est un fait que l'officier a entendu raconter tant de
» fois à son père et à l'aumônier de ce temps-là , qu'il le
» reg^arde comme incontestable. »
L'aventure est en effet exacte, comme je le prouverai
plus tard surabondamment ; mais elle s'applique à deux prison-
niers, les voisins de cellule du détenu de Pignerol , que le
ministre et Saint-Mars n'appelleront plus à cause de cela que
le chanteur ei V écrivain, le premier, pour chanter des psaumes
la nuit, le second, pour écrire sur son linge et sur des plats
d'étain qu'il lance par la fenêtre de sa prison. Elle explique
en outre les histoires de chants, de guitare, de musicien et
de voix céleste , dont on a gratifié le prisonnier.
Un des témoignages les plus importants est celui de Guil-
laume de Formanoir de Palteau. C'est un parent de Saint-
Mars, qui a entendu les récits de l'un de ses cousins, sieur
de Blainvilliers. Ce Formanoir a cinquante-six ans quand
il écrit à Fréron. Agriculteur, membre de la Société royale
d'agriculture de la généralité de Paris, il vient de publier
des observations sur diverses parties de l'agriculture, et
raconte ce qu'il sait, ce qu'il a ouï dire, rien de plus.
ff Gomme il paroît par la lettre de M. de Saint-Foix, écrit-
» il à Fréron en 1768, que l'homme au masque de fer exerce
» toujours l'imagination de nos écrivains, je vais vous faire
y> part de ce que je sais de ce prisonnier. Il n'étoit connu
3' aux lies Sainte-Marguerite et à la Bastille que sous le nom
» de la Tour, Le gouverneur et les autres officiers avaient des
» égards pour lur ; il obtenoit d'eux tout ce qu'ils pouvoient
» accorder à un prisonnier. Il se promenoit souvent ayant
» un masque sur le visage. Ce n'est plus que depuis que le
y Siècle de Louis XIV de M. de Voltaire a paru, que j'ai ouï
» dire que ce masque étoit de fer, et à ressorts: peut-être
» a-t-on oublié de me parler de cette circonstance ; mais il
:b n'avoit ce masque que lorsqu'il sortoit pour prendre l'air.
LES TEMOINS. LEUR AUTORITE. M
» OU qu'il ëtoit obligé de paroître devant quelque prince
« étranger.
» Le sieur de Blainvilliers, officier d'infanterie, qui avoit
» accès chez M. de Saint-Mars, gouverneur des îles Sainte-
» Marguerite et depuis de la Bastille, m'a dit plusieurs fois
» que le sort de la Tour ayant excité sa curiosité , pour la
V satisfaire il avoit pris les habits et les armes d'un soldat qui
» devoit être en sentinelle dans une galerie, sous les fené-
» très de la chambre qu'occupoit ce prisonnier aux îles
w Sainte-Marguerite ; que de là il l'avoit très-bien vu ; qu'il
" n'avoit point de masque; qu'il étoit blanc dévisage, grand
') et bien fait de corps, ayant la jambe un peu trop fournie
» par le bas, et les cheveux blancs, quoiqu'il ne fût qae dans
'.' la force de l'âge. Il avoit passé cette nuit-là presque entière
» à se promener dans sa chambre. Blainvilliers ajoutait qu'il
» étoit toujours vêtu de brun , qu'on lui donnoit de beau
» linge et des livres ; que le gouverneur et les officiers res-
» toient devant lui debout découverts jusqu'à ce qu'il les fît
» couvrir et asseoir ; qu'ils, alloient souvent lui tenir compa-
» gnie et manger avec lui.
M En 1698, M. de Saint-Mars passa du gouvernement des
« îles à celui de la Bastille. Lorsqu'il se mit en route pour
» en aller prendre possession, il séjourna avec son prison-
» nier à sa terre de Palteau. L'homme au masque arrivadans
» une litière qui précédoit celle de M. de Saint-Mars; ils
» étoient accompagnés de plusieurs gens à cheval. Les pay-
» sans allèrent au-devant de leur seigneur, M. de Saint-Mars
» mangea avec son prisonnier , qui avoit le dos opposé aux
» croisées de la salle à manger qui donnent sur la cour. Les
» paysans que j'ai interrogés ne purent voir s'il mangeoit
') avec son masque; luais ils observèrent très-bien que M. de
» Saint-Mars, qui étoit à table vis-à-vis de lui, avoit deux
» pistolets à côté de son assiette. Ilsn'avoient pour être servis
» qu'un seul valet de chambre (Antoine Ru), qui alloit cher-
» cher les plats, qu'on lui apportoit dans l'antichambre, fer-
» mant soigneusement sur lui la porte de la salle à manger.
42 HISTORIQUE DE LA LEGENDE.
» Lorsque le prisonnier traversoit la cour, il avoit toujours
» son masque noir sur le visage. Les paysans remarquèrent
» qu'on lui voyoit les dents et les lèvres ; qu'il étoit grand et
» avoit les cheveux blancs. M. de Saint-Mars coucha dans
» un lit qu'on lui avait dressé auprès de celui de l'homme au
» masque. M. de Blainvilliers m'a dit que lors de sa mort,
)) arrive'e en 1704, on l'enterra secrètement à Saint-Paul,
» et que l'on mit dans le cercueil des drogues pour consumer
5> le corps. Je n'ai point ouï dire qu'il eût aucun accent
« étranger. »
Tout ce récit est simple et n'a rien d'imaginé. Formanoir
et Blainvilliers ne rapportent en réalité que des faits exacts.
On l'appelle La Tour, C'est un peu son nom.
Il a un masque quand il sort, mais non un masque de fer.
Il est Français ou Lorrain.
Il est grand et il a les cheveux blancs.
Il a un costume brun, du linge et des livres à sa disposition.
Saint-Mars le sert ou fait servir devant lui. C'est dans
l'ordre et conforme aux instructions que l'on verra.
On a pris des précautions dans son voyage des îles à la
Bastille. Elles sont identiques à celles adoptées pour aller de
Pignerol à Exiles et d'Exilés k Sainte-Marguerite. Tout cela
n'a rien de merveilleux et paraît naturel, quand on connaît
les ordres ministériels.
Le Père Papon, Louis Dutens et l'abbé Barthélémy ont
également raconté la déposition de Claude Souchon et de
Favre, l'aumônier des îles.
Le récit du Père Papon est simple :
« C'est à l'île de Sainte-Marguerite, dit-il, que fut trans-
» féré, vers la fin du dernier siècle, le fameux prisonnier au
» masque de fer, dont on ne saura peut-être jamais le
» nom.
« Il n'y avoit que peu de personnes attachées à son service
« qui eussent la liberté de lui parler... J'eus la curiosité, le
» 2 février 1778, d'entrer dans la chambre de cet infortuné
» jmsonnier. Elle n'est éclairée que par une fenêtre du côté
LES TÉMOINS. LEUR AUTORITÉ. A3
» cki nord, percée dans nnmur fort épais, et fermée partrois
» grilles de fer placées à une distance égale. Cette fenêtre
« donne sur la mer. Je trouvai dans la citadelle un officier
" de la compagnie franche, âgé de soixante-dix-neuf ans : il
« me dit que son père, qui servoit dans la même compagnie,
» lui avoit plusieurs fois raconté » (Suit l'histoire de
l'écriture sur le linge.)
Louis Dutens rapporte les mêmes faits.
« L'abbé Barthélémy, dit-il, raconta à Dutens qu'étant
» lié avec le marquis de Gastellane, gouverneur des îles
w Sainte-Marguerite , il le pria de lui procurer ce que la tra-
» dition pouvoit y avoir conservé du Masque de fer. Celui-ci
» lui donna à son retour un Mémoire que j'ai vu, fait par un
M nommé Claude Souchon, alors âgé de soixante-dix-neuf
» ans, fils de Jacques Souchon, cadet à la compagnie franche
» des îles, lequel avoit été dans le secret de M. de Saint-Mars,
» relativement à ce sujet. Claude Souchon dit dans ce Mé-,
" moire avoir entendu raconter souvent h son père et au sieur
" Favre, aumônier de M. de Saint-Mars, que le prisonnier
)) gardé avec tant de soin et de mystère aux îles Sainte-Mar-
« guérite, et qu'il appelle le Masque de fer, étoit un envoyé
» de l'Etnpereur à la cour de Turin. Il rapporte l'enlèvement
» de ce ministre. Il ajoute que le ministre fut remis à M. de
" Saint-Mars du côté de Fénestrelle; que M. de Saint-Mars
« l'obligea, sous peine de mort, d'écrire à son secrétaire à
» Turin de lui apj3orter ses papiers. Souchon dit de plus
» que le Masque de fer mourut neuf ans après aux îles
» Sainte-Marguerite. »
Or, tout ce qui est écrit ci-dessus a un fond d'exactitude.
La prison du Masque à Sainte-Marguerite est bien telle que
la dépeint le Père Papon. Elle est loin d'être agréable, et
déplairait fort au plus malmené de nos journalistes. Je l'ai
visitée plusieurs fois et ne lui ai trouvé rien de digne d'un
prisonnier de quelque importance. Sous l'Empire, celle-là et
ses voisines, ainsi que des baraques qu'on fit construire , ser-
virent de demeure à des Arabes déportés.
44 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
Pour l'histoire du délégué de l'Empire, c'est simplement
Fhistoire de l'enlèvement de Mattioli et de sa mort aux îles,
qu'avait racontée ce Jacques Souchon, ce qui faisait con-
clure à Louis Dutens et à l'abbé Barthélémy que le roman
de Voltaire n'avait plus de raison d'être, puisque cet homme
était mort aux îles et qu'il n'avait pu par conséquent être
conduit à la Bastille.
Le Père Griffet, un autre témoin important, aumônier de
la Bastille en 1745 et écrivain consciencieux, fournit les deux
fameux documents pris dans le Journal de Du Junca, relative-
ment à l'entrée et à la mort du prisonnier masqué de la Bastille.
Il ajoutait avec grande raison dans sa Méthode de Vhistoire:
K II n'y a nulle apparence qu'il fût obligé de garder son mas-
» que quand il mangeoit seul dans sa chambre, en présence
>> de Rosarges ou du gouverneur, qui le connoissoient parfai-
■1 tement. Il n'étoit donc obligé de le prendre que lorsqu'il
-" traversait la cour de la Bastille pour aller à la messe, afin
î" qu'il ne fût pas reconnu par les sentinelles, ou quand on
■.7- étoit obligé de laisser entrer dans la chambre quelque
w homme de service qui n'étoit pas dans le secret.
» Pour le nom inscrit h l'église Saint-Paul, il est évi-
>y demment fabriqué exprès, et par cela même il fait juger que
r^ ce n'est pas un nom véritable. » "
M. Marsolan, chirurgien du duc de Richelieu, et gendre
du A'ieux médecin de la Bastille (Fresquier, probablement) ,
racontait à Voltaire qu'il avait souvent traité cet homme sin-
gulier dans ses maladies, qu'il n'avait jamais vu son visage,
quoiqu'il eût examiné sa langue et le reste de son coros. « Il
était admirablement bien fait^, disait ce médecin ; sa peau était
un peu brune ; il intéressait par le seul son de sa voix, ne se
plaignant jamais de son état et ne laissant point entrevoir ce
qu'il pouvait être... «
Voilîiles seuls témoins que l'enquête du dix-huitième siècle
a pu produire. Il faut avouer qu'il y a loin de leurs récits, en
somme exacts, mais naturellement incomplets, à ce que l'on
a écrit dans tant d'ouvrapes.
LES TEMOINS. LEUR AUTORITE. 45
Restent les auteurs enfermés à la Bastille et aux îles et qui
en ont rapporté quelques bruits. Ils sont plus imparfaits
encore, mais non moins imaginaires.
Constantin deRenneville, le premier, parle d'un prisonnier
qu'il a aperçu.
ic Les officiers m'ayant vu entrer,. dit Renneville, lui firent
» promptement tourner le dos de devers moi , ce qui m'em-
» pécha de le voir au visage. C'était un homme de moyenne
» taille, mais bien traversée, portant des cheveux d'un crépu
» noir et fort épais, dont pas un n'était encore mêlé. »
Renneville interrogea le porte-clefs Ru, qui lui apprit que
cet infortuné était prisonnier depuis trente et un ans, et que
Saint-Mars l'avait amené avec lui des îles Sainte-Marguerite,
où il était condamné à une prison perpétuelle pour avoir fait,
étant écolier , âgé de douze ou treize ans , deux vers contre
les Jésuites.
Or Renneville fixe cette rencontre en 1705, deux ans
après la mort de l'homme masqué. Evidemment, il y a eu
confusion dans ses idées et dans les détails, confusion bien
naturelle si l'on réfléchit qu'il est resté douze ans à la Bas-
tille et qu'il n'a fait mettre par écrit ses Mémoires qu'en 1715,
en Hollande. L'abbé Lenglet-Dufresnoy et son narrateur
Anquetil sont tout aussi peu explicites. « Comme je pressais
» l'abbé de me dire ce qu'il en pensait , écrit Anquetil, il me
» répondit : Voudriez-vous me faire aller une neuvième fois
» à la Bastille? »
M. de La Borde, qui a publié le récit de Longuet, fort long-
temps détenu à la Bastille , conclut aux faits suivants :
» 1° Le prisonnier portait un masque de velours et non
de fer, au moins pendant le temps qu'il passa à la Bastille^
» 2° Le gouverneur lui-même le servait et enlevait son linge;
» 3° Quand il allait à la messe , il avait la défense la plus
expresse de parler et de montrer sa figure ; l'ordre était donné
aux invalides de tirer sur lui; leurs fusils étaient chargés à
balle; aussi avait-il le plus grand soin de se cacher et de se
taire :
46 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
» 4° Quand il fut mort, on brûla et fouilla tout. M. Lin-
puet m.'a assure qu'à la Bastille il y avait encore des hom-
mes qui tenaient ces faits de leurs pères , anciens serviteurs
de la maison. "
L'auteur des Philippiques , Lagrange-Ghancel, autre pri-
sonnier des îles en 1718, a raconté également un récit que
lui aurait fait le gouverneur d'alors, M. de la Motte-Guérin,
pour prouver l'identité du Masque avec le duc de Beaufort,
Il ajoutait que « lorsqu'il étoit seul , il pouvoit s'amuser à
5) s'arracher le poil de la barbe , avec des pincettes d'acier
» très-luisant et très-poli. J'en vis une de celles qui lui ser-
" voient à cet usage, entre les mains du sieur de Formanoir,
» neveu de Saint-Mars , et lieutenant d'une compagnie fran-
"clie, préposée pour la garde des prisonniers. Plusieurs
V personnes ont raconté que lorsque Saint-Mars alla prendre
j) possession de la Bastille , où il conduisit ses prisonniers ,
" on entendit ce dernier, qui portoit son masque de fer , dire
" à son conducteur : Est-ce que le Roi en veut à ma vie? —
» Non , mon prince , répondit Saint-Mars , votre vie est en
« sûreté, vous n'avez qu'avons laisser conduire. J'ai su d'un
» nommé Dubuisson , caissier du fameux Samuel Bernard ,
)) qui, après avoir été quelques années à la Bastille, fut con-
» duit aux îles Sainte-Marguerite, qu'il étoit dans une cham-
» bre avec quelques autres prisonniers , précisément au-dessus
)) de celle qui étoit occupée par cet inconnu ; que parle tuyau
» de la cheminée ils pouvoient s'entretenir et se communi-
» quer leurs pensées ; mais que ceux-ci lui ayant demandé
» pourquoi il s'obstinait à leur taire son nom et ses aven-
» tures, il leur avoit répondu : que cet aveu lui coûteroit la
» vie , aussi bien qu'à ceux auxquels il auroit révélé son
» secret. »
Tel est le résumé de tous les témoignages verbaux.
On en pouvait conclure qu'il existait aux îles et à la Bas-
tille un prisonnier de belle taille, aux cheveux blancs, vêtu de
brun, ayant du linge convenable, lisant à volonté, mangeant
bien, surveillé avec une extrême attention par Saint-Mars,
LES TEM0IÎ4S. LEUR AUTORITE. 47
masqué quand il devait traverser les cours de la Bastille pour
aller à la messe. Il y avait loin de là au fameux récit de Voltaire,
où tout ou presque tout est en contradiction avec les faits et
les dates , et surtout avec les témoignages que j'ai produits.
« Quelques mois après la mort de Mazarin » , dit Vol-
taire, " il arriva un événement qui n'a point d'exemple, et,
» ce qui est non moins étrange, c'est que tous les historiens
" l'ont ignoré.
« On envoya dans le plus grand secret au château de l'île
)) Sainte-Marguerite , dans la mer de Provence , un prisonnier
w inconnu, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, jeune et de
)' la figure la plus belle et la plus noble. Ce prisonnier, dans
» la route , portait un masque dont la mentonnière avait
» des ressorts d'acier, qui lui laissaient la liberté de manger
« avec le masque sur son visage. On avait ordre de le tuer
» s'il se découvrait. Il resta dans File jusqu'à ce qu'un offi-
» cier de confiance, nommé Saint-Mars , gouverneur dePigne-
1-1 roi, ayant été fait gouverneur de la Bastille en 1690^ l'alla
" prendre dans l'île Sainte-Marguerite et le conduisit à la Bas-
» tille toujours masqué. Le marquis de Louvois alla le voir
» dans cette île avant la translation , et lui parla debout et avec
') une considération qui tenait du respect. Cet inconnu fut
)) mené à la Bastille , où il fut logé aussi bien qu'on peut l'être
» dans le château. On ne lui refusait rien de ce qu'il deman-
» dait. Son plus grand goût était pour le linge d'une finesse
» extraordinaire et pour les dentelles; il jouait de la guitare.
» On lui faisait la plus grande chère, et le gouverneur s'as-
» seyait rarement devant lui. Un vieux médecin de la Bastille,
» qui avait souvent traité cet homme singulier dans ses ma-
« ladies, a dit qu'il n'avait jamais vu son visage, quoiqu'il
» eût examiné sa langue et le reste de son corps. îl était
» admirablement bien fait, disait cemédecin; sa peau était un
» peu brune; il intéressait par le seul son de sa voix, ne se
» plaignant jamais de son état et ne laissant point entrevoir
» ce qu'il pouvait être. Cet inconnu mourut en 1703 et fut
)) enterré la nuit à la paroisse de Saint-Paul. Ce qui redouble
48 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
» l'étonnement, c'est que, quand on l'envoya à l'ile Sainte-
« Marguerite , il ne disparut de l'Europe aucun personnage
» considérable. Ce prisonnier l'était sans donte, car voici ce
» qui arriva les premiers jours qu'il était dans l'île. Le gou-
)) verneur mettait lui-même les plats sur la table, et ensuite
» se retirait après l'avoir enfermé. Un jour, le prisonnier
» écrivit avec un couteau sur une assiette d'argent, et jeta l'as-
» siette par la fenêtre vers un bateau qui était au rivage, pres-
» que au pied de la tour. Un pêcheur, à qui ce bateau ap-
» partenait, ramassa l'assiette et la porta au gouverneur. .
» Celui-ci, étonné, demanda au pêcheur. : Avez-vous lu ce
» qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il vue entre
)' vos mains? — Je ne sais pas lire, répondit le pêcheur; je
)) viens de la trouver, personne ne l'a vue.
» Ce paysan fut retenu jusqu'à ce que le gouverneur fût
« informé qu'il n'avait jamais lu et que l'assiette n'avait été
» vue de personne. — Allez, lui dit-il, vous êtes bien heu-
'> reux de ne pas savoir lire. »
Tel est pourtant l'écrit qui a servi de point de départ à
tous les systèmes insensés du dix-huitième siècle. J'ai dé-
montré, je crois, comment les dépositions des témoins
n'autorisaient pas son acceptation. Tout aussi vaines et
inexactes sont les paroles qu'on veut encore attribuer de nos
jours aux princes et aux secrétaires d'Etat à propos de ce
prisonnier.
Que raconte en effet Voltaire lui-même dans sa réponse à
La Beaumelle ? « M. de Chamillart disait quelquefois, pour
« se débarrasser des questions pressantes du dernier maré-
» chai de la Feuillade et de M. de Caumartin, que c'était
» un homme qui avait tous les secrets de Fouquet »
Sénae de Meilhan, un émigré, qui, à l'âge de cinquante-
neuf ans , h Mayence , s'occupe de cette question historique ,
dit positivement :
« Je crois devoir faire précéder mon sentiment de quelques
» circonstances. La première est ce que me dit, en 1754,
» M. le Dauphin, père de Louis XVI. Il me parlait un jour de
LES TEMOINS. LEUR AUTORITE. 49
» Voltaire' et de son amour pour le merveilleux, qui discrédi-
» tait son histoire. L'homme au masque de fer , me dit-il , lui a
« donné lieu de hasarder bien des conjectures. Je lui repré-
» sentai que ce fait était bien propre à exercer l'imagination.
» Je l'ai pensé aussi , me répondit M. le Dauphin ; mais le Roi
» m'a dit deux ou trois fois : Si vous saviez ce que c'est, vous
» vêtiriez nue cela est bien peu intéressant .
» M. le duc de Choiseul m'a dit que le Roi s'était expliqué à
» ce sujet dans les mêmes termes, et avec l'air dont on varie
» de choses indifférentes . »
Suivant M. Dufay de l'Yonne, Louis XV aurait également
dit à M. de La Borde : «Laissez-les disputer, personne n'a
,» dit encore la vérité sur le Masque de fer. » Et plus tard, il
ajoutait : « Vous voudriez que je vous dise quelque chose à ce
» sujet; ce que vous saurez de plus que les autres , c'est que la
M prison de cet infortuné n'a fait de tort qu'à lui. » Ce sont là
des récits d'écrivains sérieux ; or Chamillard a succédé à Bar-
bezieux, et Louis XV et le Dauphin n'ont pu connaître que le
fait, moins les détails. Ils ont donc répété juste ce qu'ils
pouvaient dire. Mais que sont alors ces secrets d'Etat com-
muniqués de rois à rois et éteints avec Louis XVI sur l'écha-
faud, et Condé dans les fossés de Vincennes? De la légende,
toujours de la légende !
Ces renseignements de témoins une fois épuisés, restent les
documents officiels. Ceux-là affluent; on en trouve aux impri-
més de la Bibliothèque nationale, à l'Arsenal, aux Archives
nationales, dans les dossiers de Saint-Mars, de Reith, de Fou-
quet, dans les Registres de la maison du Roi, etc Mais
c'est surtout aux Archives de la guerre que les richesses abon-
dent. Qu'on se figure dix-sept cents volumes manuscrits
embrassant toute cette période du dix-septième siècle et
comprenant à la fois des volumes-minutes, des lettres
reçues et des transcrits. Or, chaque volume contient un
millier de dépêches environ , et l'on s'imaginera facilement
les curiosités que l'on rencontre à chaque pas. Toute notre
1 P. 369, v..2(Sénac),
4
50 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
histoire militaire vraie du dix -septième siècle est là,
mais, malheureusement 5 bien incomplètement dépouillée
encore.
C'est donc dans ces volumes que j'ai pu retrouver la solu-
tion de bien des questions. Il y a nécessairement des la-
cunes. Evidemment si l'on trouvait des lettres reçues ,
comme pour l'année 1673 par exemple, où l'on met la
main sur un nid de deux à trois cents dépêches autographes de
Saint-Mars et de ses agents, l'histoire ne serait pas longue à
faire. Mais, faute de cette suite non interrompue, il faudrait
alors recourir aux voluraes-minutes , dans lesquels tout
existe , avec une écriture parfois difficile . D'ailleurs , je
ferai remarquer que c'est grâce àl'éloignement du secrétaire
d'État et des agents de son secrétariat que l'on doit la pos-
sibilité d'avoir quelques notions de la vérité. Si le drame
s'était passé uniquement à la Bastille, il aurait été impossible
de découvrir quoi que ce fût ; mais la distance qui sépare
Exiles, Pignerol, Sainte-Marguerite, de Paris, oblige à une
correspondance suivie, et c'est cette correspondance seule qui
a pu faire mettre la main sur des détails nouveaux. Il est bon
d'observer également que si ces richesses sont incomplètes
et n'ont pas toute la régularité possible , malgré l'uniformité
apparente des reliures et des volumes, c'est que l'envoi des
sacs contenant ces documents n'a été que successif et volon-
taire au commencement du dix-huitième siècle , à l'époque
où les archives erraient de leur premier dépôt de 1702 aux
Invalides , à Versailles et à Paris. Quant au premier classe-
ment , à la pagination , à la reliure , ils n'ont été faits que
beaucoup plus tard , grâce aux soins persévérants d'un abbé
révolutionnaire et marié de la Convention et du Directoire ,
l'abbé Massieu ^ Cela explique comment Louis XVI et Napo-
léon, qui voulurent éclaircir ce mystère et chargèrent,
l'un, MM. de Malesherbes et Amelot, l'autre, M. le duc de Bas-
sano , de faire les recherches nécessaires, ne purent obtenir
1 Voir ma brochure Le Dépôt de la guerre , ce qu'il a été, ce qu'il est, ce
qu'il peut être, et les notes justificatives. Chez Dumaine; 1872.
LE REGISTRE DE DU JUNGA. 51
un résultat pratique. Dans cette nuée de documents , quand
il n'y a pas d'ordre, il est impossible de se reconnaître, tout
ministre qu'on soit. On n'est en droit, d'ailleurs, de ne néglip^er
aucune dépêche , en apparence insignifiante , car celle-là juste-
ment se trouve avoir souvent une importance réelle. Or, par où
commencer, dans quel sac puiser? Que de temps perdu! Que
de patience ! Que de richesses d'ailleurs non classées encore
un peu partout! Et l'on pourra conclure avec moi, que, mal-
gré les quatre mille dépêches nouvelles environ que j'ai trou-
vées , concernant cette question , on est encore loin d'avoir
obtenu tout ce qu'on est en mesure d'attendre. Comme le
dit notre maître à tous, Augustin Thierrv, « notre histoire
» de France est tout entière à refaire. » Fallait-il pour cela
remettre indéfiniment la publication de mon travail ? Je ne
l'ai pas supposé. J'ai cru au contraire qu'il y avait intérêt à en
finir avec les légendes et les incorrections , à donner tout ce
que j'avais entre les mains, sans rien celer, et à dire au
public et aux chercheurs : « A moi seul je n'ai pu faire tout,
» car je ne puis être partout à la fois. Voici les nids, les indi-
» cations des trésors à fouiller ; aidez-moi , et en quelques
» semaines il sera loisible de clore définitivement cette histoire
» intéressante du dix-septième siècle et de terminer en même
" temps celle non moins grave des empoisonneui^s. »
J'achèverai cet exposé par l'examen de trois pièces ùnpor-
' tante s , dont se sont servis successivement les auteurs qui ont
traité cette question du Masque , c'est-à-dire , du folio 1 20
du registre de la Bastille, du document de Du Junca^ et du re-
gistre des décès de la paroisse Saint-Paul.
On sait en effet qu'après la prise de la Bastille on décou-
vrit un registre de 280 pages in-folio, broché et soigneuse-
ment renfermé dans un portefeuille en maroquin. D'un côté
était écrit en lettres d'or le mot Bastille, de l'autre étaient
gravées les armes du Roi ; ledit portefeuille fermait à clef.
Chaque page de ce registre était divisée en colonnes. Voici
ce qui se trouvait imprimé en tête de chacune d'elles :
I. Noms et qualités des prisonniers; II. Date de leur entrée;
4.
52 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
III. Noms de MM. les secrétaires d'État qui ont contre-signe
les ordres; IV. Tomes; V. Pages; VI. Date de leur mort ;
VIL Tomes; VIII. Pages; IX. Motifs de la détention des
prisonniers; X. Observations. — Nota. On n'a eu aucune
connaissance des tomes et pages auxquels renvoyaient les
colonnes IV, VI, VIII, IX.
Quand l'un des vainqueurs apporta le registre au bout
d'une baïonnette, la municipalité s'aperçut que le folio 120,
correspondant à l'année 1698, avait été enlevé et remplacé
par un feuillet d'une écriture récente.
Or voici la dissertation savante et judicieuse faite à ce
sujet par M. Lacroix (bibliophile Jacob)-, dissertation que
je ne puis mieux faire que de rapporter tout entière :
« Charpentier, ami de Linguet qui l'encourageait à écrire
» on ouvrage historique de la Bastille, eut l'idée d'étaler au
» grand jour les injustices que cette prison d'Etat avait ca-
» chées dans son ombre.
» Un comité de gens de lettres s'était formé au Lycée, sous
3 la direction de Charpentier, pour dépouiller et analyser tous
a les papiers de la Bastille qu'on leur confierait, afin de
» conserver des pièces intéressantes déjà éparses et qui dans
3 peu seraient perdues sans ressources.
I) La Bastille dévoilée, ou Recueil de pièces authentiques pour
ji servii' à son histoire, fut donc publiée par livraisons en 1789
» et 1790. Ce travail fut exécuté avec autant de conscience
y> que de célérité. Mais les pièces contenant l'entrée et la
» sortie des prisonniers ne remontaient pas au delà de l'an-
» née 1663 ; à partir de cette époque , Charpentier avait puisé
" ses documents dans de petits feuillets manuscrits enfilés
rj par un lacet, qui paraissaient être les dépositaires des
y> notes relatives aux prisonniers, jusqu'à ce que le temps
» permît de les mettre au net sur le grand registre. Ces notes
ry présentaient pourtant bien des lacunes. lien était de même
» du grand registre, dans lequel on avait enlevé, avec heau-
» coup de précaution, le folio 120, correspondant à l'an-
3 née 1698 et à l'arrivée du prisonnier inconnu à la Bastille;
LE REGISTRE DE DU JUNCA. 53
» on avait aussi déchiré et mutilé les feuillets qui compre-
» naient la fin de l'année 1703 et les suivantes.
M L'absence du folio 120 fit croire naturellement à Char-
" pentier qu'on avait mis autant de soin pour anéantir après
» la mort du prisonnier tout ce qui aurait pu donner quelques
» lumières sur son sort , qu'on en avait mis pendant sa vie
') pour dérober aux regards des curieux le mystère caché sous
" ce masque de fer.
" Charpentier dut donc se borner à faire une dissertation.
» historique à l'aide des témoignages existants; mais cette
» dissertation ne parut que dans la neuvième livraison de
)' la Bastille dévoilée , qu'elle occupe tout entière.
» Durant cet intervalle de temps, signalé par la publi-
» cation de plusieurs ouvrages sur la Bastille et son pri-
') sonnier masqué , le folio 120 du grand registre fut remis
)' entre les mains de Charpentier, non pas l'original, mais
" lin feuillet semblable, entièrement écrit de la main du major
» Chevalier.
» On obtint la certitude qu'en 1775, M. Amelot , ministre
» de la ville de Paris, s'était fait communiquer toutes les
" pièces qui concernaient directement ou indirectement
» l'homme au masque. Le major Chevalier , qui avait rempli
» les fonctions de sa charge à la Bastille depuis 1749, déclara
» lui-même qu'il avait, par l'ordre du ministre, opéré cette
î) so^istraction et envoyé à M. Amelot \es feuillets déchirés du
» registre. On avait donc lieu de croire que ces feuillets étaient
» anéantis; mais on les retrouva, dit-on, par les soins de
" M. Duval, ancien secrétaire de la police, et leur authen-
» ticité fut à peine mise en doute lorsque Charpentier las
» imprima dans son livre.
54
HISTORIQUE DE LA LEGENDE.
); Voici le tableau figuré de cette feuille, copié d'après
» l'original autographe du major Chevalier ^
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C'est le fameux bomrae
an masque que per-
sonne n'a jamais sçù ni
connu. Mort le lO» no-
vembre 1703, âge de qua-
rante-cinq ans ou envi-
ron , enterré à Saint-Paul
le lendemain à quatre
heures après midy , sous
le nom de Marchiali , en
présence de M. Rosarges,
major dudit château, et
1!. Reilhe, chirurgien-
major delà Bastille, qui
ont signé snr les registres
mortuaires de Saint-Paul.
Son enterrement a coûté
quarante livres. Ce pri-
liastille cinq années et
soisante-deux jours, non
compris celoy de son en-
terrement.
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1 Le cabinet de M. Villenave fournit cet original , envoyé à M. de
Malesherbes, et presque entièrement semblable à celui que Chevalier avait
LE REGISTRE DE DU JUNGA. 55
» Ce feuillet est évidemment composé avec le journal de
•» Du Junca et les anciennes notes que le Père Griffet avait
» employées dans sa dissertation ; il y a entière analogie de
» faits et souvent d'expressions, entre ces documents et la
» rédaction assez peu littéraire de Chevalier. Cependant on
)) a sujet de croire que le folio soustrait au grand registre dif-
" ferait de celui qui fut représenté comme une copie ; car
" dans le registre les feuilles sont divisées en onze colonnes ,
» tandis que le folio envoyé à MM. Amelot et Malesherbes ne
V contient que dix colonnes , l'une desquelles porte ce titre
51 imprimé : Dates de leurs morts , au lieu de Dates de leurs sor-
» ties . La colonne qui manque dans le folio est intitulée au
" grand registre : Noms de Messieurs les secrétaires d'Etat qui
» ont contresigné les ordres. Gomment d'ailleurs expliquer
3) l'enlèvement de ce folio , autrement que par l'intention
" de cacher ce qu'il renfermait?
» Rien ne fait supposer que le grand registre , où n'exis-
« tait plus le folio 120, fût celui dont on attribue l'invention
w à Chevalier, major de la Bastille depuis 1749; le grand
» registre commence à l'année 1686 et ne paraît pas plus
« moderne ; au contraire on est bien certain que le major est
« l'auteur du feuillet apocryphe remis par M. Duval aux édi-
» teurs de la Bastille dévoilée, soit qu'il l'ait imaginé en
» entier, soit qu'il l'ait copié sur le feuillet original avec de
» notables modifications d'après des ordres supérieurs.
» Comment aurait-on écrit au commencement du dix-hui-
» tième siècle : C^est le fameux homme au masque , tandis que
» cet homme ne devint fameux qu'en 1751 , après la publi-
» cation du Siècle de Louis XIV? »
Le bibliophile a raison ; on ne peut donner une créance
quelconque à ce document. Toutefois je crois qu'il est exact
pour ce qui concerne le remplissage des colonnes , et qu'il
n'y a de réellement inventé par le major Chevalier que ce
qui est en observations et en nota.
fait passer à M. Amelot peu de mois auparavant, et qui tomba dans les mains
de l'éditeur de la Bastille dévoilée.
56 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
Ce folio 120 devait donc se présenter de la façon sui-
vante :
s " g a
ôc -2 m -S
Ce qui me prouve que cette acceptation peut être considére'e
comme exacte, c'est qu'elle correspond parfaitement au registre
LE REGISTRE DE DU JUNCA. 57
de Du Junca , aux pages et aux verso 37 et 80, et qu'elle expli-
que simplement ce que M. Lacroix et l'auteur de la ^Ba^f/Z/e
dévoilée ,ont regardé comme si comipliqué.
Passons au second document, celui qui est tiré du regis-
tre de Du Junca. Le voici tel quel :
« Du judy 18" de septembre 1698, à trois heures après midy,
Il monsieur de Saint-Mars, gouverneur du château de la Bas-
» tille, est arive pour sa première entrée, venant de son
» gouvernement des illes Sainte-Marguerite Honorât aient
» mené avec que luy dans sa litière un ensien prisonnier
" qu'il avet à Pignerol lequel il fait tenir touiours masque
" dont le nom ne se dit pas et l'aient fait mettre en de sen-
» dant de sa litière dans la première chambre de la tour de
» la Basinière en atandant la nuit pour le mettre et mener
)' moymesme a neuf heures du soir avec M. de Rosarges un
« des sergens que monsieur le gouverneur a mené dans la
" troisième chambre seud de la tour de la Bretaudière que
)' j'aves fait meubler de touttes choses quelques jours avant
» son arrivée en aient reseu l'hordre de M. de Saint-Mars
» lequel prisonnier sera servy et sounie par M. de Rosarges
» que monsieur le gouverneur norira. »
Dans ce i^ême journal, dit le Père Griffet, la mort de ce
prisonnier inconnu est rapportée en ces termes :
" Du lundi, 19 novembre 1703, le prisonnier inconnu
" toujours masqué d'un masque de velours noir, que M. de
» Saint-Mars a amené avec lui, venant des îles Sainte-
» Marguerite, qu'il gardait depuis longtemps, lequel s'étant
V trouvé hier un peu plus mal en sortant de la messe, il est
» mort cejourd'hui , sur les dix heures du soir, sans avoir eu
" une grande maladie; il ne se peut pas moins. M. Giraut,
» notre aumônier, le confessa hier; surpris de la mort, il n'a
» pu recevoir ses sacrements, et notre aumônier l'a exhorté
)' un moment avant que de mourir. Il fut enterré le mardi
» 20 novembre, à quatre heures après-midi, dans le cime-
» tière de Saint-Paul , notre paroisse ; son enterrement
» coûta 40 livres. »
58 HISTORIQUE DE LA LÉGENDE.
Or, voici la copie cle la deuxième partie de ce document,
avec l'orthographe du temps.
a Dumesmejour, lundy lO*' de novembre 1703, ce pri-
« sonnier inconeu touiours masque d'un masque de velours
" noir, que M. de Saint-Mars gouverneur avoit mené avec-
') que luy en venant des illes Sainte-Marguerite , quil gardet
» depuis lontamps , lequel s'ëtant trouvé hier un peu mal ,
" en sortant delà messe, il est mort le jourd'huy sur les dix
" heures du soir , sans avoir eu une grande maladie , il ne se
» put pas moins. M. Giraut notre homonier le confessa hier.
» Surpris de sa mort, il na point reseu les sacrements et
» notre homonier la exorté un moment avent que de mourir
« et le prisonnier inconeu gardé depuis si lontamps a esté
» entéré le mardy à quatre hures de l'après-midy , 20* no-
» vembre, dans le semetière Saint-Paul, nottre paroisse , sur
" le registre mortuer on a done un nom aussy inconeu que
') M. de Rosarges major et M. Reil sieurgien qui hont signé
» sûr le registre.
» Je apris du depuis con lavet nome sur le registre M. de
» Marchiel, qu'on a paie 40 1. danteremant. "
On voit qu'il y a quelques nuances assez considérables
entre les deux textes, dans le fait et dans les mots.
Du Junca ne connaît rien du prisonnier ; ce n'est que de-
puis son enterrement qu'il a appris son nom, celui de M. de
Marchiel.
Quant au troisième document , celui des registres de
Saint-Paul , le même Père Griffet dit que « dans les registres
" mortuaires de la paroisse de Saint-Paul, qu'on a consultés,
» le nommé Marchiali (c'est le nom que l'on donne à ce pri-
« sonnier sur le registre) fut inhumé au cimetière de cette
» paroisse, le 20 novembre 1703. Signé Rosarges, major de
» la Rastille , et Reil, chirurgien du château. »
Or, pour les uns, c'est Marchialy; pour d'autres Mar-
chiali ; âgé de quarante-cinq ans , suivant les premiers , ou de
quarante-cinq ans et environ , suivant les seconds : c'est
Marchiel, suivant les troisièmes. Il y a donc divergence d'opi-
CONCLUSION. 59
nions dans cet extrait, « collationné h la minute et délivré
« par nous et soussignés, bachelier en théologie et vicaire de
M Saint-Paul à Paris, le mardi 19 février 1750.
» Signé : Poitevin. «
Tels sont les trois documents primitifs du dix-huitième
siècle. Ils ont une haute valeur, mais, comme l'avait déjà fait
remarquer avec grande justesse le Père Griffet, il ne faut y
attacher que l'importance du fait; quant au nom et àFàge, il
n'est pas admissible qu'ils soient exacts sur le registre de la
paroisse. D'ailleurs la contradiction est flagrante , et puis il
est bon de se rappeler la description suivante du château
de la Bastille (Recherches histoyncjues sur la Bastille , dé 1774,
petit in-8% p. 33) :
«Le ministre n'aime pas que les gens connus meurent à la
» Bastille. Si un prisonnier meurt, on le fait inhumera la
» paroisse Saint-Paul', sous le nom d'un domestique, et ce
« mensonge est écrit sur le registre mortuaire pour tromper
)) la postérité. Il y a un autre registre où le nom véritable
M des morts est inscrit.
» Ce registre, malheureusement, n'a pas été retrouvé au
1) moment de la prise de la Bastille, ajoute l'auteur de la
» Bastille dévoilée. Toutefois le fait est constant; cette sub-
w stitution de noms, nous la rencontrerons à chaque pas
>• dans le courant de cette étude ; c'est ainsi que le sieur
« Jean de Mauville, qui fut transféré des prisons des îles
" à la Bastille, lors du gouvernement de M. Delaunay,
» fut inscrit sur les registres sous le nom de Villemaii, pour
» dérober à tout le monde le lieu de la détention du prison-
» nier ' . »
De tout ce qui précède et de ce que contient ce chapitre
1 Bastille dévoilée, S*' livraison, p. 79.
L'auteur de la Bastille dévoilée se trompe. Le registre a été retrouvé; c'est
celui de Du Ju.nca, avec le nom véritable du prisonnier, de Marchiel, italia-
nisé simplement sur le registre de la paroisse. Pourquoi le Père Griffet passa-
t-il cette note sous silence? Je l'ignore.
60 HISTORIQUE DE LA LEGENDE.
peut-être un peu trop long, mais pourtant nécessaire, que
faut-il conclure ?
1° Que le prisonnier inconnu existe;
2° Que la légende s'est déjà formée autour du prisonnier
de Saint-Mars, avant même la mort du prisonnier;
3" Que les récits et hypothèses du dix-huitième siècle ne
s'appuient sur aucune preuve certaine ;
4° Que les récits des contemporains, parents ou autres,
n'ont en définitive rien de merveilleux, et présentent au con-
traire des passages parfaitement conformes à la tradition ;
5° Que le mot de masque de fer n'a existé dans aucun
rapport, récit ou document;
6° Que la tradition royale d'un secret d'Etat n'est nulle-
ment prouvée, tout au contraire;
7° Que la légende est due entièrement à l'imagination des
écrivains, qu'elle remonte à un.journal de 1695, à un roman
du chevalier de Mouhy, et h une mystification probable de
Voltaire ;
8° Que les documents officiels des xirchives de la guerre
et de l'Etat peuvent seuls mettre sur la voie de la vérité.
CHAPITRE II.
Réfutation sommaire des différents systèmes.
Première hypothèse : Vermandois. — 2^ : Duc de Beaufort. — 3® : Duc de
Montmouth. — 4"= : Mattioli. — 5*^ : Fils adultérin d'Anne d'Autriche.
— G'^ : P'ils d'Anne d'Autriche et de Buckingham. — 7^ : Fouquet.
— 8^ : Fils de Mazarin et d'Anne d'Autriche. — 9^ : Frère jumeau de
Louis XIV. — IQe : Avedick ll^ : Un prisonnier de 1681. — 12^ : Bio-
graphies diverses. — Conclusion.
Je consacrerai ce deuxième chapitre à l'examen fort rapide
des différentes hypothèses suggérées pour la solution du pro-
blème de l'homme dit au masque fer. Si j'entreprends cette
tâche ingrate, c'est uniquement dans le but de satisfaire la
curiosité et au besoin les regrets de ceux qui ont en-
core quelque tendance à accepter des conclusions agréables
qui flattaient leur opinion ou leur imagination. Du reste, je
ne suivrai dans cette revue sommaire que l'ordre chrono-
logique de mon tableau , en donnant la dépêche typique ,
suffisante pour démontrer l'impossibilité matérielle de la so-
lution présentée. De cette façon , n'omettant aucune thèse,
j'espère être assez heureux pour prouver la sincérité de ma
critique et la connaissance complète que j'ai dû prendre de
tous les travaux antérieurs au mien.
PREMIÈRE HYPOTHÈSE.
Comte de VermandrU , fils naturel de Louis XIV et de mademoi-
selle de La V allier e.
Cette hypothèse fut adoptée successivement :
1° Par l'auteur anonyme des Mémoires secrets pour servir
à l'histoire de Perse. Cet ouvrage fut publié en 1745 à Ams-
terdam par la Compagnie des libraires associés;
2° Par Fréron ' , qui fit paraître une étude sur cette ques-
tion, en 1768 , dans son Année littéraire ;
1 Né à Ouimper en 1719, mort le 10 mars 1776.
62 REFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
3° Par un inconnu, en 1789, dont l'ouvrage eut pour titre :
Histoire du fils d'un Roi , prisonnier à la Bastille , trouvée sous
les débris de cette forteresse.
On sait ce qu'est cette thèse, que j'ai reproduite dans le
chapitre précédent , à propos de l'origine des légendes. Elle
se résumait dans ce fait que la mort du fils de mademoiselle
de la Vallière , arrivée le 18 novembre 1683 , aurait été simu-
lée, et que le jeune homme aurait été envoyé aux îles, con-
fié au geôlier Saint-Mars et condamné h une prison perpé-
tuelle. En dehors des pièces multiples et probantes de la mort
du prince 5 pièces qui existent aux Archives de la guerre, je
me contenteroi de rappeler qu'en 1683, date de l'événe-
ment^ M. de Saint-Mars n'est pas encore aux îles, où il n'ar-
riva qu'en 1687, et n'est plus à Pignerol, qvi'il a quitté
en 1681.
Saint-Mars est gouverneur du château d'Exilés en Piémont ;
il a Gous sa garde les fameux merles qu'il y a conduits en
litière. La confusion n'est donc pas possible. Il faut reconnaî-
tre, du reste, que depuis 1789 personne ne s'est plus hasardé
à prôner cette opinion déraisonnable.
DEUXIÈME HYPOTHÈSE.
Duc de Beaufort.
L'abbé Lenglet-Dufresnoy , hagrange-Chancel en 1759 et
l'historien Anquetil en 1 789, ont successivement défendu cette
hypothèse.
L'abbé Lenglet-Dufresnoy, ';, l'auteur àes Appaintions , qui
avait été enfermé six fois à la Bastille et deux fois à Vincen-
nes et aux îles , fut le premier apôtre de cette curieuse opi-
nion, en 175-4, dans son Plan de l'histoire générale et particu-
lière de la monarchie française . (Trois volumes in-12; t. III,
p. "268 et 269.)
1 L'abbé naquit à Paris le 5 octobre 1674 et mourut le 16 janvier 1755,
à quatre-vingt-deux ans.
DUC DE BEAUFORT. 63
Le vieux satirique Lagrange-ChanceP, l'auteur desP/»7//j-
picjues, qui lui aussi, avait été enfermé aux îles Sainte-Margue-
rite en 1718, se déclara également le défenseur de la solu-
tion de Lenglet-Dufresnoy dans un article paru dans riln?zee
littéraire de Fréron de 1759. (T. III , p. 188.)
L'historien AnquetiF^ n'a fait, en 1 789, que répéter les pro-
pos de Lenglet-Dufresnoy et de Linguet dans un ouvrage en
quatre volumes in-12, intitulé : Louis XIV, sa Cour et le
Régent. (T. I, p. 202.)
Cette théorie reposait sur la donnée suivante : Le duc de
Beaufort, connu plus comnM.uiément sous le surnom de Roi
des Halles, commandait l'expédition de Candie en 1669. Il
ne serait pas mort dans la fameuse sortie du 25 juin , où il
avait disparu, et aurait été enlevé par crainte de sa popularité
et conduit aux îles Sainte-Marguerite.
Les défenseurs de cette opinion basaient leurs systèmes
sur les récits de M. Lamotte-Guérin , gouverneur des îles
après Saint-Mars , sur le respect du gouverneur pour le pri-
sonnier , sur les cheveux blancs de ce dernier, et surtout sur
l'anagramme du prétendu nom de Marchiali, qui donnait ces
deux mots : hic amiral, etc.
Sans nous préoccuper des récits circonstanciés des officiers
du corps du duc de Beaufort sur le combat du 25 , et de l'âge
de ce personnage, né en 1616, il me suffira, je l'espère, de
rappeler qu'en 1669 , au 25 juin , Saint-Mars était loin d'être
gouverneur des îles Sainte-Marguerite, où il ne devait arriver
qu'en 1687, dix-huit ans après.
Il était alors gouverneur du donjon de Pignerol, depuis
quatre années , et n'avait à sa garde qu'un seul prisonnier ,
M. Fouquet. Eustache Danger ne devait arriver à Pignerol
qu'en août 1669, et servir plus tard de valet à Fouquet.
Quant au gouverneur du fort royal de l'île Sainte-Marguerite,
1 Lagrange-Chancel , ou mieux de Chancel de Lagi-ange, né le 1'?'' janvier
1676, mort le 27 décembre 1783.
'-^ L. P. Anquetil, historiographe, né le 21 janvier 1723, mort le 6 no-
vembre 1808.
64 RÉFUTATION DES DIFFÉRENTS SYSTÈMES,
c'était , en 1669 , cet excellent M. de Guitaud , l'ami de ma-
dame de Sévignë, un i)on vivant qui, toujours sur les che-
mins, ne s'occupait de rien moins que d'aller passer les nuits
sur les arbres pour surveiller les faits et gestes de ses malheu-
reuses victimes.
L'analogie n'est donc pas admissible. Comme la première
hypothèse d'ailleurs , celle-ci n'a plus eu de défenseurs à
partir de 1789.
TROISIEME HYPOTHESE.
Duc de Monmoutli,fils de Charles II et de Lucie Watthers.
L'ex-officier de cavalerie qu'on appela Germain-Fran-
çois Poullain de Saint-Foix ^ , est le seul écrivain qui ait
voulu faire de ce malheureux duc de Monmouth l'homme
dit au masque de fer. Mais s'il est seul, il se bat comme
quatre pour défendre sa fable, basée sur une relation du sup-
plice de Montmouth et les propos d'un chirurgien anglais,
appelé Nélaton, un habitué du café Procope. Tout d'abord, il
fait paraître un article dans V Année littéraire de Fréron (1768,
t. IV) , un second dans le Joiumal encyclopédique (novem-
bre 1768, p. 112). Le tout se résume en un petit in-douze
publié par Venta (Amsterdam-Paris, 1768), suivi bientôt
d'une réponse de M. de Saint-Foix auR. P. Griffet (Paris,
Venta, libraire, à la Montagne Sainte-Geneviève, 1770,
p. 94;in-12).
Mais le R. P. Griffet redevenu silencieux, le combat finit
faute de combattants, et le querelleur Poullain de Saint-Foix
resta seul avec son opinion de son vivant, et après sa mort,
avec l'appui timide de M. de Sévelinges , qui, dans un
article de la Biographie universelle de Michaud, émit l'avis
que de toutes les conjectures faites à ce sujet , c'était
peut-être une des moins déraisonnables Il est juste
d'avouer du reste qu'il fallait une grande bonne volonté pour
1 Né le 5 février 1698., mort le 25 août 1776.
MATTIOLI. 65
accepter cette thèse de la décapitation simulée de Monmouth,
le 16 juillet 1685, à la suite de son débarquement, de sa ré-
volte, de sa défaite et de sa condamnation, et pour admettre,
l'envoi du fils de Lucie Walthers à Sainte-Marguerite. Les
récits du temps, les rapports officiels, les dépêches égale-
ment officielles de l'ambassadeur de France en Angleterre
des 15 et 16 juillet 1685 sont là pour fournir les détails les
plus circonstanciés sur cette exécution. Mais ce brave Poullain
y tenait absolument, et, morbleu ! il aurait dû s'attendre
à un bon coup d'épée, celui qui n'aurait pas accueilli favora-
blement son opinion. Qu'aurait dit pourtant Saint-Foix, si,
à même de compulser les archives de la guerre, il eût vu qu'à
cette date de ]685 Saints>Mars était encore gouverneur
du petit fort d'Exilés , où il veillait sur deux malheureux
prisonniers , les seuls assez de conséquence que le ministre eût
voulu laisser à sa garde depuis son départ de Pignerol en
1681 , et qu'il ne devenait gouverneur des îles qu'en 1687?
Use fût tu très-probablement, et c'est ce qu'ont fait après lui
les écrivains quelque peu sérieux, en ne s'occupant plus de
cette explication insensée.
QUATRIÈME HYPOllHÈSE.
Matlioii, agent du duc de Mantoue.
(28 juin 1770.)
Cette hypothèse de Mattioli n'est pas nouvelle, puisqu'elle
vient la quatrième par ordre de date , en 1770. Elle n'en a
pas moins été acceptée avec faveur par plusieurs écrivains et
historiens contemporains. C'est à ce titre que je l'examinerai
avec plus d'attention que les autres.
J'ai dit qu'elle venait la quatrième, parce que c'est seule-
ment en 1770 qu'un baron de Heiss a voulu défendre cette
supposition, par ignorance sans doute de ce qui avait
été écrit auparavant sur ce sujet dans les différents pays
étrangers.
A une époque relativement éloignée de celle où le capi-
5
66 RÉFUTATION DES DIFFÉREINTS SYSTÈMES.
taine du régiment d'Alsace, retraité à Phalsbourg, pour
occuper ses loisirs, s'amusait à émettre cette supposition
nouvelle, il y avait déjà beau temps que l'eniprisonnement
du sieur Mattioli était connu et ne faisait plus un mystère
pour personne. L'idée n'était donc Avenue à aucun écrivain
de s'occuper d'un personnage dont l'enlèvement et l'incar-
cération étaient de notoriété publique en Italie, en France,
et dont le nom se trouvait inscrit tout au long dans les
dépêches des commis de la guerre, de la trésorerie et du
département des affaires étrangères.
En effet, vers 1685, Pierre Marteau éditait à Cologne un
petit in-douze, qui n'était autre qu'un pamphlet pohtique
intitulé : La Prudenza trionfante di Casale con l'armi sole
di irattare negociati politici délia M. Chr., et destiné à faire
connaître à l'Europe indignée les procédés étranges de
Louis XIV et de son violent secrétaire d'État de la guerre
pour arriver à leurs fins et faire disparaître les agents poli-
tiques de leurs ennemis. Ce pamphlet, qui, suivant Reitli ,
a été imprimé postérieurement au 30 septembre 1681 et
antérieurement au 27 juin 1695, fut suivi bientôt après
d'un article plus curieux encore, A cette date, un émigré,
un protestant français ,■ Jacques Bernard, avait entrepris à
Leyde , chez Claude Jordan, de 1685 à 1687, la publica-
tion d'une Gazette intitulée : Nouvelles extraordinaires de
divers endroits, où se trouvaient intercalés des articles por-
tant le titre à' Histoire abrégée de V Europe. Dans le numéro
du mois d'août 1687, il donna à propos de Mantoue la
traduction d'une dépêche italienne où il était dit : « Mat-
» tioli ne resta pas longtemps à Pignerol , qui étoit trop près
» de l'Italie , et quoiqu'il y fût gardé très-soigneusement, on
» craignoit que les murailles ne parlassent. On le transféra
» donc aux îles Sainte-Marguerite, où il est à présent, sous
» la garde de M. de Saint-Mars »
En lui-même , le fait n'était pas complètement exact , puis-
qu'à l'heure où Saint-Mars venait d'arriver aux îles, Mat-
tioH, comme je le montrerai plus tard officiellement, était
MATTIOLf. 67
encore à Pignerol , où il devait rester jusqu'au moment de
l'abandon de cette place (1694). Mais en tout cas il prouve
qu'à cette époque l'Europe était informée de l'enlèvement
du personnage, de son incarcération, et qu'aucun écri-
vain ou historien ne se serait avisé d'aller mettre un masque
ou une légende sur la figure d'un prisonnier si avéré. C'eût
été naïvement vouloir enfoncer une porte ouverte. D'ailleurs,
l'historien Muratori , dans ses Annales cV Italie, publiées à
Milan en 1749, parlait aussi de cet événement comme d'une
aventure sans valeur ^ .
Il fallut donc la trouvaille de la lettre de 1687, insérée
dans la feuille détachée de Jacques Bernard , par cet officier
retraité de Phalsbourg, le baron de Heiss, pour que celui-ci
se crût dans l'obligation d'adresser une note au Journal
encyclopédique, note qui parut dans le numéro du 15 août
1770, et qui fut reproduite par le Journal de Paris de 1779
(22 décembre) ^.
La publication de cette traduction raviva un débat épuisé ,
et , sans se préoccuper de ce qu'il y avait d'étrange à vouloir
faire un mystère de ce qui ne l'était plus pour personne, on
voulut rechercher dans cette hypothèse la solution désirée, et
on négligea les notices d'un écrivain bolonais, Fantuzzi^, qui
s'occupait alors tout au long de Mattioli. On ne parla plus que
d'un article paru dans le supplément de la Gazette de Leyde,
n° 67 (1786), article qui acheva de prêter à l'hypothèse du
baron de Heiss le caractère fantastique nécessaire à son ac-
ceptation dans le public.
ft On nous promet, y disait-on , des notes fort curieuses
» sur l'Homme au masque de fer ; elles ont été trouvées à
) Turin, dans la bibliothèque d'un seigneur mort depuis
" peu , qui lestenoit de ses ancêtres. Elles prouvent que cette
» célèbre victime d'un ressentiment personnel étoit Gerolami
» Magni, premier ministre du duc de Mantoue, qui s'attira
1 T. XI, p. 352.
2 T. IV, p. 287, 291, t. VI, p. 132, 235, 1470.
3 T. V, p. 369; 1786.
68 RÉFUTATION DES DIFFÉ1\E.\TS SYSTÈMES.
» cette infortune pour avoir suscité, ou du moins contribué
)) beaucoup à susciter la ligue d'Augsbourg contre Louis XIV.
» Le marquis de Louvois, pour plaire à son maître, parvint,
» par l'entremise de l'ambassadeur de Turin, à faire enlever ce
» ministre, qui étoit encore à la fleur de son âge. On le prit
» un jour qu'il étoit à la chasse ; et pour qu'on ne pût jamais
)) le reconnoître , et aussi pour éviter toute réclamation , on
j) imagina de lui mettre un masque de fer. »
Ce fut alors que le poëte et littérateur Louis Dutens',
dans la lettre VP de la Correspondance interceptée (Londres,
in-1 2, 1 789) , et dans les ^[émoires d'un voyageur qui se repose
(1806, Bossange, deux volumes, pages 204 et suiv.), parut
.adopter l'opinion du baron de Heiss, et donna les récits de
son ami l'abbé Barthélémy ^ sur les îles Sainte-Marguerite et
le nommé Claude Souchon , le fils de l'ancien officier de la
compagnie franche de M. de Saint-Mars.
Louis Dutens, l'abbé Barthélémy et le marquis de Castel-
lane considéraient comme avérée la mort de Mattioli aux
îles Sainte-Marguerite, et ne s'occupaient de la question, du
reste, que pour contredire la fable légendaire de Voltaire,
parce que, tout en reconnaissant la réalité de l'enlèvement
de Mattioli , ils ne voyaient et ne pouvaient voir dans l'in-
connu de la Bastille qu'un produit de l'imagination du
grand écrivain ou un personnage tout à fait étranger à Mat-
tioli.
DaYis le deuxième volume de ses OEuvres philosophiques et
littéraires {Hambourg, J. G.Hoffmann, 1795), Gabriel Sénac
deMeilhan^, émigré , consacra un chapitre h cette étude sur
le Masque de fer, en adoptant l'opinion du baron de Heiss,
Il invoquait à l'appui de sa thèse le témoignage des journaux
1 L. Dutens, académicien libre, né à Tours le 15 janvier 1742, mort en
Angleterre , le 23 mai 1812.
2 L'abbé Barthélémy (Jean-Jacques), historien, né le 20 janvier 1716 , à
Cassis, près d'Auba{;ne; mort à Paris, le HO avril 1795.
3 Né à Paris en 1736; inort à Vienne, le 16 août 1803. Ci-devant intendant
du pays d'Aunis, de Provence, Avignon, et du Hainaut, et intendant général
de la guerre et des armées du roi de France.
MATTIOLI. 69
italiens de 1782, qui avaient rapporté l'anecdote de l'en-
lèvement de Mattioli, trouvée dans les papiers d'un marquis
de Pancaliès de Prie, mort à Turin cette année-là. Cet ar-
ticle fut reproduit dans Les Mémoires historiques et la mé-
thode de les résoudre appliquée à l'Homme au masque de
fer, et signé C. D. O., article que le Magasin encyclopédique
publia en 1800 (6" année, t. VI, p. 472).
La même année, le 26 novembre 1795, un ancien minis-
tre de Prusse à Turin, M. d'Oleires, baron de Chambrier ',
communiquait à la classe des belles-lettres de l'Académie de
Berlin un Mémoire sur cette question, [Mémoires de V Acadé-
mie de Berlin, pour les années 1794 e^l795^ classe des belles-
lettres, et Recueil de l'Académ,ie, 1799.)
Sa conviction provenait des documents qu'il avait décou-
verts pendant son séjour à Turin, les mêmes qui engagèrent
le citoyen Reith , commissaire organisateur de la loterie na-
tionale dans la 27^ division militaire, à Turin , le 12 ventôse
an XII, à poursuivre l'explication de cette théorie de Heiss.
Ce Reith avait fait d'ailleurs les recherches les plus conscien-
cieuses, et c'est une note émanée de lui qui fut insérée dans
\e Journal de Paris (p. 814-816, 9 pluviôse an XI), sous
la forme d'une lettre adressée à Jourdan , et publiée h Turin
par le baron de Serrières, le 10 nivôse an XI (31 décem-
bre 1802), et intitulée ; Véritable clef de V histoire de l'Homme
au masque de fer. Quant aux documents qu'il avait réunis,
le dossier qui les contient, et qui est considérable, existe aux
Archives nationales ^.
Vers la même époque, en l'an IX (1800), parut chez
Valade, à Paris, un in-octavo de 118 pages, dû à la plume '
de M. Roux-Fazillac^, ancien officier et député d'Excideuil
à la Convention. Cet ouvrage, fait dans les idées de Reith
et de Heiss, était intitulé : Recherches historiques et critiques
sur l'Homme au masque de fer , d'oii résidtent des notions
* Ghambrier, cliambellan du Roi de Prusse, membre de l'académie de Berlin.
^ Archives nationales, M. 746.
^ Roux-Fazillac, ancien officier, régicide, banni en 1816; mort le 22 février
1833.
70 RÉFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
certaines sur ce prisonnier . Ouvrage rédigé sur des matériaux
authentiques.
Ce ne fat qu'en 1825 que M. Delort ' reprit cette hypo-
thèse de MattioH , dans son ouvrage intitulé : Histoire de la
détention des philosophes et de l'Homme au masque de fer.
(Paris, Delaforest, 1825, in-8''.)
M. J. Delort, comme George Elhs, son traducteur anglais
( The true history of the State prisoner commonly called tJie
Iron Mask, by the Hon. Georg. Agar Ellis, London, J. Mur-
ray, 1826, in-8"), basaient leur système de Mattioli sur le
caractère spécialement curieux des soins que M. de Saint-
Mars avait mis à conduire les deux prisonniers de la Tour
d'enbas de Pignerol à Exiles, et sur la certitude que Mat-
tioli était l'un de ces malheureux. Or, l'on sait maintenant
que Mattioh était resté à Pignerol de 1681 à 1694, pendant
que Saint-Mars était à Exiles et à Sainte-Marguerite. L'hy-
pothèse tombait donc d'elle-même.
Plus tard, des historiens, comme Depping, dans sa Cor-
respondance administrative de Louis XIV, et Camille Piousset,
dans son Histoire de Louvois (t. III, p. 111), acceptèrent
également cette opinion.
L'hypothèse iliaîï/o/i en était là, lorsqu'un jeune écrivain de
talent essaya, lui douzième, delà présenter à nouveau, dans un
ouvrage critique intitulé V Homme au masque de fer (1 869) , en
démontrant que le prisonnier resté treize ans à Pignerol, loin
de Saint-Ma-rs, et ramené aux îles en 1694, n'en était pas
moins l'Homme au masque, l'homme que ne quittait jamais
Saint-Mars, contrairement aux preuves de ses devanciers,
Louis Dutens, l'abbé Barthélémy, Sénac de Meilhan, Roux-
Fazillac et Delort, qui, tout en admettant l'idée de Mattioli,
ne le faisaient qu'avec la conviction de voir ce prisonnier à
Pignerol et à Exiles.
L'entreprise était hasardée , surtout avec une devise aussi
pompeuse que celle-ci : « Il faudra que personne ne sache ce
» que cet homme sera devenu » ; ce que pourtant l'on n'igno-
1 Né à Miiande en 1789.
MATTIOLI, 71
rait pas , puisque l'annonce du fait était imprimée cinq
années après l'arrestation de l'individu.
On peut donc diviser la série des travaux exécutés sur
Mattioli en quatre phases distinctes :
La première, de la fin du dix-septième siècle à 1770, —
pamphlets et études historiques à propos d'un prisonnier
d(,nt on connaît le nom et l'incarcération.
La deuxième, de 1770 à la fin du dix-huitième siècle, —
hypothèse de Mattioli, mais mort aux îles.
La troisième, de 1800 à 1869, hypothèse de Mattioli, mais
a la condition de le voir prisonnier à Exiles et ne quittant
jamais Saint-Mars.
La quatrième, celle de 1869 (M. Marius Topin), Mattioli
quand même, quoiqu'on ait prouvé qu'il n'avait jamais été
à Exiles et qu'il était resté treize ans loin de Saint-Mars, en
dehors de ses deux autres prisonniers mystérieux.
C'est la dernière phase de cette métamorphose que je vais
examiner.
Né à Bologne, Ercolo Antonio Mattioli s'était attaché à la
fortune des ducs de Mantoue. Avide de richesses , ambitieux,
placé près d'un prince voué uniquement à ses plaisirs et tou-
jours besogneux, il songea probablement à se rendre impor-
tant d'abord, nécessaire ensuite. Mis parles espions français
Juliani, Yarano , marquis de Cauriane, au courant des dé-
marches qui se renouvelaient sans cesse auprès du duc pour
la cession de Casai, il se fit l'agent actif de cette trahison. Ce
qui pour lui dès le début n'avait été que l'occasion d'une
bona mano grassement payée, allait devenir une excellente
affaire. Appelé à Paris pour négocier directement avec le Roi,
présenté par l'abbé d'Estrades, passablement naïf en l'aven-
ture, notre homme n'eut rien de plus pressé, une fois posses-
seur du traité et des cadeaux du Roi (près de cent mille
francs, etc.), que d'aller vendre son secret à tous ceux qui
avaient un intérêt majeur à l'inexécution du marché honteux
dont il était porteur.
Le 8 décembre 1678, le traité était signé à Versailles,
72 REFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
l'argent livré ; dès le l*"" janvier 1679, communication du
document était faite à la duchesse de Savoie et au président
Truchi, cet ennemi personnel de Louis XIV, lié à toutes les
affaires scandaleuses de l'époque et particulièrement à celles
des empoisonnements (affaires Van eus, marquis de Chasteuil,
Bachimont , comte de Fenil, comte de Castelmajor, Lagrange,
Poucet, etc.). A son passage à Milan, Mattioli renouvelait
sa trahison, moyennant finance, bien entendu ; à Venise, il
s'abouchait avec le conseil des Dix, et de là écrivait à l'impé-
ratrice Eléonore d'Autriche. Malheureusement il comptait
sans les indiscrétions de ses complices momentanés, A Turin,
la duchesse de Savoie et le Père Bonzoni informaient M. de
Pomponne de ce qui venait de se passer; à Venise, Juliani
manifestait ses soupçons à M. de Pinchesne. Enfin le
11 mars, l'abbé d'Estrades, qui arrivait à la cour de Savoie,
faisait part de ses inquiétudes au ministre , annonçait l'arres-
tation du baron d'Asfeld à Notre-Dame d'Ivrée, et, le
15 mars , donnait tout le menu détail de l'affaire. Pour un
agent diplomatique fraîchement nommé (la lettre de créance
était du 16 février 1679), la déconvenue était grande. Aussi
sa colère contre Mattioli s'accrut-elle en proportion même
de la sotte démarche que ce maître en trahison lui avait laissé
commettre et de la défaveur qui devait s'ensuivre. Dès le
8 avril 1679, l'abbé proposait l'enlèvement de Mattioli;
le 22 , Pomponne hésitait encore à accepter ce procédé
péremptoire , mais, ce jour-là même, d'Estrades annonçait
au ministre qu'il était résolu à ne pas attendre les ordres
delà cour pour faire arrêter le coupable, que l'exécution était
urgente, etc. Le 26 avril au soir, le courrier arrivait à
Paris; dbs le 27 , Louvois prévenait Saint-Mars de la possi-
bilité de l'arrivée d'un nouveau prisonnier, et le 28, Pom-
ponne adressait à l'abbé d'Estrades la fameuse dépêche à
effet de M. Topin: « Puisque vous croyez le pouvoir faire
enlever sans que la chose fasse aucun éclat. Sa Majesté désire
que vous exécutiez la pensée que vous avez eue. "
Quand la lettre ministérielle parvint à Turin , la suppres-
MATTIOLI. 73
sioii du personnage était chose accomplie. Le 2 mai, Mat-
tioli, arrêté, avait été conduit le soir même à Pignerol, et le 4,
le valet allait rejoindre le maître dans la trop fameuse forte-
resse. Tel est l'homme dont M. Marins Topin a cru devoir
faire l'Homme au masque de fer, cent années après l'avoir
vu accepté comme un prisonnier vulgaire , dont l'incarcéra-
tion à Pignerol et à Exiles est connue de l'Europe entière.
Tout le système de M. Marins Topin repose donc sur. ces
deux faits principaux :
1° L'arrivée mystérieuse de Mattioli aux îles en 1694, sans
se préoccuper du séjour de treize ans qu'il aurait fait à
Pignerol , loin de Saint-Mars ;
2° Le peu d'importance des autres prisonniers ;
3° La nécessité du mystère de l'incarcération de cet homme.
Je vais essayer de démontrer l'impossibilité de ce mystère
en signalant quelques-uns des errata que M. Topin a pu com-
mettre pour donner à sa thèse un caractère de vraisemblance.
l'y entier erratum (Topin, p. 307). «Lorsque, les 2 et 5 mai
» 1679, dit M. Topin, Mattioli et son valet ont été incar-
» cérés à Pignerol, cette prison d'Etat renfermait, outre
« Fouquet et Lauzun , quatre prisonniers, incontestablement
» obscurs et de très-minime importance;
)) L'un , Eustache Dauger, amené le 20 août 1669 ;
" Le deuxième, arrivé à Pignerol le 7 avril 1674, était un
» moine jacobin, fripon achevé, écrit Louvois , et qui ne
" saurait être assez malmené ni souffrir la peine qu'il avait
» méritée. Louvois adressait ensuite à Saint-Mars l'injonc-
» tion de ne le laisser voir par personne ni donner de ses
)) nouvelles à qui que ce fût... mais cet ordre était en quel-
» que sorte de pure forme, car une prescription semblable
» avait été faite à Saint-Mars le 19 juillet 1669, au moment
') de l'envoi d'Eustache Dauger. »
Mais pourquoi, tout d'abord, M. Topin regarde-t-il
comme insignifiantes la dépêche de Louvois à Saint-Mars
du 10 mars 1674, et les suivantes, dont j'ai déjà donné
quelques extraits?
74 REFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
« Le Roi ayant jugé à propos , pour le bien de son service ,
» d'envoyer à Pignerol z«i /??v'5onnie?'^ lequel, quoique obscur,
« ne laisse pas d'être ho7nme de conséquence, Sa Majesté l'a fait
» partir d'ici sous la conduite du sieur Legrain , qui le con-
» duira jusqu'à la poste qui est au delà de Lyon, nommée Bron,
» où il se trouvera le 30 de ce mois , où vous aurez soin de
» l'envoyer recevoir de ses mains par dix hommes assurés de
« votre compagnie , commandés par un de vos officiers aux-
j' quels le sieur Legrain donnera toutes les instructions néces-
') saires pour la manière dont ce prisonnier devra être gardé;
" vous recommanderez i\V officier de le conduire sans éclat par
» les chemins, et de le faire entrer dans PignéYol sans bruit et
M même sans que Von s'aperçoive que ce soit un prisoniiier que
« vos gens conduiront dans le donjon., oîi vous le traiterez de la
M même façon que le prisonnier que M. Vauroy vous a amené. »
Pourquoi, d'ailleurs, prétendre qu'il n'y a plus de pri-
sonniers à Pignerol, en dehors d'Eustache Danger (1669) ,
du moine jacobin qui serait le deuxième prisoruiier enfermé
le 7 avril 1674?
Et Cron, enfermé par ordre du 23 mars 1668 ;
LoGGiER, arrêté le 4 septembre 1672;
Mathonet, ordre d'entrée, 18 août 1672;
Plassot, ordre d'entrée, 18 août 1672;
Heurtaut, ordre d'entrée, août 1672;
La dame Carrière, ordre d'entrée, 18 août 1672;
Le comte de Donane, ordre d'entrée, avril 1673 ;
Maî'.sailles, ordre d'entrée, juin 1673;
Butticaris, ordre d'entrée, 11 janvier 1673 ;
Castanieri, dit Saint-Georges, ordre d'entrée, 4 novembre
1673? Que fait M. Topin de ces prisonniers? Pourquoi les
oublier et les passer sous silence ?
Deuxième erratum (p. 308). «Cet Eustaclie Danger, aussi
') bien que le moine jacobin, ajoute M. Topin, que Caluzio,
5) amené en septembre 1673, que Dubreuil, emprisonné en
» septembre 1676, étaient traités d'une manière identique
» et sans aucune espèce d'égards. »
MATTIOLI. 75
Ainsi donc ce Caluzio serait le troisième prisonnier et
Dubreuil le quatrième. Or Dubreuil existe, mais Caluzio n'a .
qu'incidemment fait partie des prisonniers du donjon. Fils
du syndaco de Pignerol , cet homme était marié et greffier de
M. de Saint-Léon , gouverneur de la ville. C'était un fripon
qui se livrait à tous les métiers inavouables. Compromis dans
des affaires d'empoisonnement, il se sauva , fut arrêté à Maes-
tricht, enfermé le 18 août 1673 à Pierre-en-Cise, conduit
par le sieur de la Pointe, premier sergent de la compagnie
Saint-Mars, et deux hommes, à Pignerol, enfin incarcéré le
13 septembre dans la citadelle, puis quelques jours après
dans les prisons de Messieurs du Conseil souverain , comme
le prouvent les lettres du ministre à Loyauté et à l'archevê-
que de Lyon, du 24 juillet et du 3 août 1673. Le 20 \ l'ar-
chevêque répondait à son neveu, le marquis de Louvois :
« Je ne manquerai pas, conformément à votre lettre du 4 de
■>■> ce mois , de faire garder avec soin à Pierre-Cise le sieur
» Caluzio, que me remit le 18 de ce mois entre les mains
» l'officier des sauvegardes du Roi qui en étoit chargé. J'ai
i> averti M. de Loyauté de son arrivée afin qu'il l'envoie
» prendre. »
Le 16 octobre, Loyauté écrivait : « Caluzio est devenu fou,
» ou le contrefait dans les prisons de MM. du Conseil souve-
» rain. Je l'ai fait visiter par les médecins. . . »
Ce malheureux, du reste, en fut quitte pour la peur, faute
de preuves. « Nous avons seulement, ajoute Loyauté, un
» témoin qui dépose clairement toute la conspiration , mais
» comme cela ne suffit pas pour la condamnation d'un accusé,
« qu'il faut pour cela plus d'un témoin, nous avons cru qu'il
y> n'étoit pas hors de propos de vous demander un ordre du
M Roi pour chasser de Pignerol et hors du royaume ledit Ca-
" luzio et sa femme, laquelle est pire que son mari, qui négo-
" cioit toute l'affaire , et que MM. du Conseil souverain tien-
w nent dans leurs prisons, d'oii elle menace les gens, etc. »
1 24 juillet, p. 199, V. 305; 3 août, p. 36, v. 305; 20 août, p. 244,
V. 361. Dépôt de la guerre.
76 RÉFUTATION DES DIFFÉRENTS SYSTÈMES.
Ledit Galuzio et sa digne femme furent effectivement chas-
sés de la place pie'montaise, comme je le raconterai plus loin .
Mais que devient alors l'allégation de M. Topin?
Troisième eri^atuin (Topin, p, 308). « Les prisonniers
» (autres que Mattioli) étaient tellement insignifiants, prétend
)) l'auteur, que lorsque Saint -Mars fut appelé du comman-
» dément du donjon de Pignerol au gouvernement d'Exilés,
» Louvois lui demanda un mémoire des personnes dont il étoit
)) chargé, en le priant d'indiquer à côté de chaque nom ce qu'il
)) savait des raisons pour lesquelles ils avoient été arrêtés
» (12 mai 1680). Il est certain, ajoute-t-il , et cela n'a fait
» doute pour aucun de ceux qui se sont occupés de ce pro-
)i blême, qu'on ne saurait rechercher l'Homme au masque de
» fer parmi ces malheureux ignorés, de la détention desquels
» le ministre lui-même avait oublié la cause... »
* Cette fois, l'on se trouve en présence d'un erratum plus
grave, une élimination de lettre. Tout d'abord, M. Topin la
cite comme étant du 12 mai 1680 , tandis qu'elle est vérita-
blement du 12 mai 1681. Ensuite elle existe complète dans
Delort, à la page 268 , et au Dépôt de la guerre , à la
page 232 du volume 654 his. M. Topin ne peut donc
l'ignorer. Rétablie en son entier, elle donne un tout autre
sens à l'interprétation qu'a voulu en tirer l'auteur. La voici
in extenso :
«J'ai lu au Roi votre lettre du 3 de ce mois, par laquelle
» Sa Majesté , ayant connu l'extrême répugnance que vous avez
" à accepter le commandement de la citadelle de Pignerol, a
') trouvé bon de vous accorder le gouvernement d'Exilés,
» vacant par la mort de M. le duc de Lesdiguières , où elle
" fera transporter ceux des prisonniers qui sont à votre garde,
» qu'elle croira assez de conséquence pour ne les pas mettre en
5) d autres mains que les vôtres.
» Je demande au sieur du Chaunoy d'aller visiter avec vous
)) les bâtiments d'Exilés, et d'y faire un mémoire des répa-
w rations absolument nécessaires pour le logement des deux
>i priso7iniers de la Tour d'en bas, qui sont, je crois , les seuls
MATTIOLI. 77
» que Sa Majesté fera transférer à Exiles. Envoyez-moi un
)) mémoire de tons les prisonniers dont vous êtes chargé, et
» marcjuez-moi , à côté , ce que vous savez des raisons pour les-
» quelles ils sont arrêtés. A l'égard des deux de la Tour d'eti
» bas, vous n'avez qu'à les marquer de ce nom, sans y mettre
» autre chose.
» Le Roi s'attend que, pendant le peu de temps que aous
» serez absent de la citadelle de Pignerol pour aller avec le
» sieur du Chaunoy à Exiles, vous mettrez un tel ordre à la
" garde de vos prisonniers qu'il n'en puisse mésarriver d'au-
" cun, et qu'ils n'auront pas plus de commerce avec qui que
» ce soit qu'ils en ont eu depuis que vous en êtes chargé. »
On voit quel tout autre aspect prend la de'pécbe, et com-
bien l'on doit se tenir en garde contre ces suppressions de
documents.
Si donc le Mémoire précité par M. Topin s'occupe de per-
sonnes tellement insignifiantes, que devient alors la person-
nalité de Mattioli , et combien augmente , au contraire , ia
personnalité mystérieuse des prisonniers de la Tour d'en bas,
à l'égard desquels, dit la dépêche de Saint-Mars, vous n'avez
qu'à les marquer de ce nom sajis y mettre autre chose, et que
Louvois juge d'assez de conséquence pour croire ne pouvoir
les mettre en d'autres mains que celles de son geôlier favori.
Quatrième erratum (p. 333) . « L'attitude du geôlier change-
» t-elle à cette époque? (1687) dit M. Topin. Est-ce alors que
^T nous trouvons trace de ces égards constatés à satiété et qui
Ti sont un des traits caractéristiques de l'histoire de V Homme au
M masque de fer? » La dépêche va nous fournir une réponse.
Barbezieux à Saint-Mars, 29 juin 1692 : « i'a? reçu votre
» lettre du 4 de ce mois. Lorsqu'il y aura quelques-uns des pri-
» sonniers confiés à votre garde qui ne feront pas ce que vous
» leur ordonnerez ou qui feront les mutins, vous n'avez qu'à
» les punir comme vous le jugerez à propos. "
L'assertion de M. Topin est d'autant plus fâcheuse que la
citation ne s'applique pas au prisonnier.
D'aillem^s, pour Mattioli, où sont donc les traces de ces
78 REFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
égards constatés à satiété? En fait de procédés délicats pour
Mattioli, je n'ai jamais vu que les suivants :
Louvois à Saint-Mars, 20 mai 1679 : «Je n'ai rien à ajou-
» ter à ce que je vous ai mandé de la dureté avec laquelle
" il faut traiter le nommé Lestang. »
Louvois à Saint-Mars, 22 mai 1679 : « Il faut tenir le
» nommé Lestang dans la dure prison que je vous ai marquée
» par mes précédentes, sans souffrir qu'il voie de médecin
» que lorsque vous connoîtrez qu'il en aura extrêmement
» besoin. »
Louvois à Saint-Mars, 1679 (Delort, p. 233) : « L'inten-
" tion du Roi n'est pas que le sieur de Lestang soit bien traité,
» et Sa Majesté ne veut pas que, hors les choses nécessaires
)' à la vie, vous lui donniez quoi que ce soit de ce qui peut
» la lui faire passer agréablement. »
Saint-Mars à Louvois, 24 février 1680 : « Le sieur de Les-
V tang, qui est depuis près d'un an à ma garde, se plaint de ce
» qu'on ne le traite pas en homme de sa qualité et ministre
" d'un grand prince. Cependant je suis les commandements
» de Monseigneur sur ce sujet au pied de la lettre. "
Louvois à Saint-Mars, 10 juillet 1680 : « A l'égard du
)) sieur de Lestang, j'admire votre patience et que vous atten-
» diez un ordre pour traiter un fripon comme il le mérite
>i quand il vous manque de respect. »
Saint-Mars à Louvois, 26 août 1680 : « Mattioli a obligé
» Blainvilliers à lui faire des menaces d'une rude discipline,
M s'il n'étoit plus sage. » Et plus loin : « Faites-lui voir le
1) gourdin. S'il meurt, faites-le enterrer comme un soldat... »
Quant à cette dépêche même du29 juin J 692 , que M. Topin
cite à l'appui de sa thèse , les termes qui la composent ont
trait uniquement aux méfaits des ministres protestants ré-
cemment amenés à Sainte-Marguerite et non au prisonnier
d'Exilés.
En effet, Saint-Mars écrit à Barbezieux, 4 juin 1692 :
« Le premier de ces ministres protestants qu'on a conduits ici
» chante nuit et jour, à haute voix, des psaumes, exprès
MATTIOLI. 79
« poio' se faire connoîire pour tel qii il est. Après lui avoir
)) défendu par plusieurs fois de discontinuer, sous peine d'une
)) grosse discipline que je lui ai donnée, ainsi qu'à son cama-
') rade M. Salves, qui a l écriture en tête sur sa vaisselle et sur
)) son linge, des pauvretés , pour faire entendre qu'on le retient
■■• injustement pour la pureté de la J'oi. »
Et Louvois lui répond, le 29, la lettre que M. Topin met au
compte du Masque de fer. Le 10 août , il ajoute : « J'ai reçu
» la lettre que vous m'avez écrite sur vos prisonniers. Le
» meilleur moyen de faire taire celui qui chante contmuelle-
» ment et écrit sur du linge , est de lui faire donner souvent
» la discipline. Je vous prie de continuer à me faire part de
» ce qui leur arrivera ' . »
Ciîiquième erratum (p. 334) . « On a dit et répété sans cesse,
» raconte M. Topin, que Saint-Mars ne s'est jamais éloigné
" du fameux prisonnier depuis l'instant où il a été chargé de
» sa garde. C'est là encore un des traits qui caractérisent le
M mystérieux détenu, et l'on s'est toujours représenté ces
» deux hommes en quelque sorte prisonniers l'un de l'autre.
» Trouvons-nous au moins, soit à Exiles, soit dans les pre-
» mières années du séjour aux îles Sainte-Marguerite, cette
» particularité significative? > On va juger :
Louvois à Saint-Mars, 14 décembre 1681 : « Rien ne
" vous peut empêcher d'aller à Casai de temps en temps pour
" voir Monsieur de Gatinat. 55
Louvois à Saint-Mars , 22 décembre 1 68 1 : « Sa Majesté ne
» trouvera point mauvais que vous découchiez d'Exilés pour
» une nuit, quand vous voudrez vous aller promener dans le
" voisinage. »
L'abbé d'Estrades à Pomponne. Turin, 9 janvier 1682:
"M. de Saint-Mars est à Turin depuis hier... »
Louvois à Saint-Mars, 18 avril 1682 : « Le Roi ne trouve
» point mauvais que vous alliez faire la révérence à M. le duc
» de Savoie. »
Louvois à Saint-Mars, 7 mars 1685: « Le Roi veut que
1 P. 187, V. 1127, Mss. Dépôt de la guerre.
80 RÉFUTATION DES DIFFÉRENTS SYSTÈMES.
" VOUS alliez prendre l'air dans le lieu que vous jugerez le
') plus convenable à votre santé. »
Louvois à Saint-Mars, 20 mars 1685: " Madame de
5) Saint-Mars m'ayant dit que vous désiriez aller aux bains
>; d'Aix en Savoie, etc. »
Louvois à Saint-Mars, 5 juillet 1688 : « Le Roi trouve
» bon que vous vous absentiez de la place où vous com-
» mandez , deux jours par mois... »
Les citations sont nombreuses, mais pourquoi sont-elles
inexactes? Pourquoi M. Topin néglige-t-il celles qui le gênent.
Pourquoi la dépêche du 18 avril 1682' est-elle donnée
incomplète? Voici le texte rétabli dans son entier : « Le Roi
» ne trouve pas mauvais que vous alliez faire la révérence à
» M. le duc de Savoie auparavant son départ du Piémont,
» après avoir mis ordre à la sûreté de vos prisonniers , de ma-
» nière que, pendant votre absence, ils ne puissent avoir com-
,) merce avec persojine , et qu'il ne puisse mésarriver. » Elle
prend donc une tout autre signification.
Pourquoi la dépêche du 11 mai 1682^ est-elle oubliée?
« Votre lettre du 3 de ce mois m'a été rendue. Je ne vois pas
» d'apparence que le Roi puisse consentir que vous vous
« absentiez du gouvernement que Sa Majesté a bien voulu
» vous donner. Ainsi vous devez faire en sorte de mettre
)i ordre à vos affaires sans quitter la place où vous êtes. »
Pourquoi la dépêche du 5 janvier 1685^ est-elle négligée?
«Gomme il n'y a point d'apparence que le Roi veuille vous
» donner présentement le congé que vous demandez, vous
M pouvez m'écrire ce que vous aurez à me dire , en marquant
') sur l'enveloppe... et sur celle-là une autre... »
Pourquoi celle du 7 mars 1685 ^ n'est-elle pas entière ?
«Le Roi veut bien que a'ous alliez prendre l'air dans l'endroit
» que vous jugerez le plus convenable à votre santé , mais
1 P. 419, V. 676, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 251, V. 677.
3 P. 107, V. 741.
•^ P. 127, V. 745.
MATTIOLI. 81
» Sa Majesté vous recommande de donner de si bons 07'dres
» pour la sûreté des prisonniers , que personne n ait commu-
ai nication avec eux pendant votre absence et qu'il n'en puisse
1) mes arriver. »
La dépêche de Saint-Mars à Louvois, du 20 janvier 1687,
est tout aussi concluante : » Je donnerai si bien mes ordres
» pour la garde de mon prisonnier , que je puis bien vous en
" répondre, Monseigneur, pour son entière sûreté et même
" pour l'entretien que j'ai toujours empêché d'avoir avec mon
» lieutenant, à qui j'ai défendu de lui jamais parler, ce qui
» s'exécute ponctuellement ' . »
Ces procédés d'élimination et de coupure de lettres de
M. Topin sont pénibles à constater, quand il s'agit d'un
travail aussi considérable. Remarquons d'ailleurs qu'à Pigne-
rol, Saint-Mars se trouvait dans une place de guerre avec un
gouverneur général, un gouverneur de ville, un comman-
dant de citadelle, tout un personnel nombreux militaire et
civil, ainsi qu'une population hostile; il y avait donc danger
à s'absenter. A Exiles et à Sainte-Marguerite, au contraire,
Saint-Mars est maître absolu et complètement isolé. De 1681
à 1692, il n'a qu'un, deux ou trois prisonniers sous sa garde;
le péril n'est par conséquent plus le même, et, comme
on l'a vu et le verra plus tard , les précautions sont bien
prises.
L'exclamation de M. Topin, à la page 351 : " Le nouveau
» prisonnier de plus de conséquence que les autres arrive
)) aux îles... depuis ce moment, Saint-Mars ne quitte plus
» ses prisonniers» , n'a pas de fondement plus certain, car le
8 janvier 1694, Barbezieux écfit à Saint-Mars: « A l'égard
» de celui des prisonniers qui sont à votre garde qui se con-
» duit mal , je vous prie d'en user de la même façon que je
>) vous l'ai marqué quand je vous en ai parlé ici^ . »
Ce qui prouverait qu'à la suite de la mort de son fils aîné
(août 1693), Saint-Mars se serait rendu à la cour, aurait vu
1 Delort, p. 282. A rcliives nationales.
2 P. 134, V. 1185, Mss. Dépôt de la guerre.
82 RÉFUTATION DES DIFFÉRENTS SYSTEMES.
le ministre et se serait entretenu avec lui de son prisonnier.
C'est la seule trace que j'aie rencontrée d'un voyage de ce
personnage à Paris. La de'pêche est claire pourtant. Il est
probable en effet que, par la même occasion, le ministre et
Saint-Mars s'entendirent pour le chiffrage et l'expédition de
leur correspondance, car, le 9 février 1694, Barbezieux écri-
vait au gouverneur des îles : « J'ai reçu la lettre que vous avez
» pris la peine de m'écrire le 21 du mois passé. Je vous
" puis assurer que personne ne l'a vue que moi, et quand
» vous aurez quelque chose de, secret à me demander, vous
» pourrez en user de la même manière*. »
Sixième erratum (p. 339). « Mais voici, dit M. Topin, un
» autre résultat de nos recherches, tout aussi inconnu jusqu'ici
« que celui qui vient d'être exposé... Tout à coup, le 26 février
» 1694; , le ministre lui annonce la prochaine arrivée aux îles
» de trois prisonniers d'Etat qui se trouvent dans le donjon
M de Pignerol... Quelques jours après, en effet, arrivaient aux
') îles, entourés d'une très-forte escorte, conduits par le com-
» mandant du donjon de Pignerol... trois prisonniers, parmi
1) lesquels, nous allons le voir, se trouvait celui que Saint-
« Mars, quelques années après, emmènera à la Bastille. »
J'appellerai l'attention sur ce passage, car c'est là un des
points de l'argumentation de M. Topin. Il lui faut, en effet,
faire arriver mystérieusement à Sainte-Marguerite, et en une
fois, des prisonniers qui pourtant n'y ont été envoyés qu'os-
tensiblement et en plusieurs fois. Et pour ce faire, il modi-
difie la dépêche concluante de Barbezieux à La Prade, du
20 mars 1694 ^ : « Le Roi ayant résolu de faire transférer aux
" îles Sainte-Marguerite, en Provence, aux ordres de M. de
M Saint-Mars, les trois prisonniers d'Etat qui sont à votre
» garde dans le donjon de la citadelle de Pignerol, Sa Majesté
» m'a ordonné de vous écrire qu'elle vous a choisi pous les con-
?) duire, les uns après les autres , c'est-à-dire que , quand vous
5) en aurez mené un , vous en reviendrez prendre un autre.
* P. 96, V. 1242, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 200, V. 1243, Mss. Dépôt de la guerre.
MATTIOLI. 83
» J'adresse pour cet effet à M. le comte de Tessé l'ordre de
" Sa Majesté nécessaire pour que M. le marquis d'Herleville
» laisse partir du donjon de Pignerol lesdits prisonniers et une
" lettre de cachet pour ledit sieur de Saint-Mars que vous lui
M remettrez avec le premier de ces prisonniers. M. de Tessé
» pourvoira aux escortes et vous fera donner l'argent que vous
» lui demanderez pour la dépense du voyage, suivant les
» intentions du Roi que je lui explique par la lettre que je viens
» de lui écrire ; vous observerez de choisir quelque personne
» sage pour prendre en votre^bsence le soin des deux pri-
» sonniers qui resteront , pendant que vous conduirez le pre-
« mier; vous en exécuterez de même pour le troisième prison-
" nier, tant que vous partirez avec le second. Vous savez de
» quelle conséquence il est que ces gens-là ne parlent et
» n'écrivent à personne pendant la route ; le Roi vous recom-
» mande d'y tenir régulièrement la main et qu'il n'y ait que
" vous qui leur donniez à manger, comme vous avez fait depuis
» qu'ils ont été confiés à vos soins. Vous ne devez partir de
') Pignerol avec le premier priso?inier que lorsque deux ser-
» gents de la compagnie de Saint-Mars, qu'il y doit envoyer,
» y seront arrivés, lesquels il doit choisir pour vous aider à
)) cette conduite. »
Il y a loin de là , ce me semble, au mystère de la litière
de M. de Saint-Mars et au récit de l'auteur de Mattioli.
Septième erratum (p. 349 et 350). « Les prisonniers remis
«par La Prade à Saint-Mars, prétend M. Topin , étaient
» d'anciens détenus que celui-ci avait déjà gardés à Pignerol.
» Cela ressort jusqu'à l'évidence, etc.. »
Pour moi l'évidence n'est pas sî complète, puisque l'auteur
ne dit mot des prisonniers qui sont entrés au donjon depuis
le départ de Saint-Mars. En effet, dans sa dépêche du
25 juin 1681, ce dernier écrit à l'abbé d'Estrades : « Mattioli
» restera ici avec deux autres prisonniers » . Or, le 20 janvier
1694, le ministre donne bien l'ordre de transférer trois indi-
vidus à Sainte-Marguerite , mais le 1 1 janvier il demande
ienom d'un prisonnier mort; donc, à la fin de l'année 1693 ,
84 RÉFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
i] y avait quatre incarcérés et non pas trois. Quel est ce qua-
trième ? M. Topin n'en parle pas plus que des suivants : les
frères Borelli (octobre 1681) ; les consuls de la Pérouse et
le sieur Broardi (1682); le nommé Breton (1682); le sieur
Robelin fils (1683); les sieurs Talmot, Morel et Boucher
(1684), le sieur de Herse (1687); le comte de Fasquignioli
(1690) ; le comte de Fenil (1693), etc.
Et les ordres d'emprisonnement de ces malheureux sont
aussi intéressants que ceux de leurs prédécesseurs. Qu'on en
juge! J
Louvois à Villebois, 5 décembre 1682: » Je mande par
') ordre du Roi à M. d'Herleville de vous envoyer le nommé
» Breton , qui est présentement prisonnier dans la ville de
» Pignerol, pour être détenu... ' »
Louvois à Villebois, 23 juillet 1684 : « Il faut que vous
» m'envoyiez tous les trois mois un mémoire de la dépense
» que vous ferez pour la subsistance du prisonnier que le sieur
» Des(jrez vous a amené ^. »
Louvois à Villebois, 22 août 1687 : « Vous verrez par la
» lettre ci-jointe que Sa Majesté vous envoie un prisonnier
» nommé de Herse, qu'elle désire que vous fassiez garder
" fort étroitement, et vous aurez soin de pourvoir à sa sub-
» sistance sur le même pied des autres prisonniers dont vous
» êtes chargé^. »
Un des arguments de M. Topin prend son appui dans cet
extrait d'une dépêche de Barbezieux à Saint-Mars : « Je ne
" vous en mande pas le nombre , persuadé que vous le
" savez. » L'explication de ce propos est cependantbien sim-
ple. Quand Saint-Mars était à Exiles, il avait emmené avec
lui sa compagnie. Villebois comme La Prade , ses lieute-
nants, ne furent que détachés et ne possédèrent jamais de
compagnie propre. Ils restèrent avec Saint-Mars dans les
rapports d'un lieutenant actuel avec son capitaine, c'est-à-
' P. 132, V. 683, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 548, V. 715, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 394, V. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
MATTIOLI. 85
dire obligés de lui envoyer un rapport régulier. Ces lieute-
nants, ces culs de plomb , comme les appelait leur capitaine, ■
étaient si bien stylés , qu'ils ne chercbaient même pas à con-
naître leurs prisonniers , auxquels ils avaient défense de par-
ler. En 1681 , ils étaient au nombre de quatre : le chevalier
de Saint-Martin, le sieur Blainvilliers, le sieift- de La Prade
et Villebois. Saint-Martin et Blainvilliers, après la mise en
liberté de Lauzun, reçurent de l'avancement. De La Prade,
le plus jeune, resta avec Saint-Mars; de Villebois fut détaché
à Pignerol. Il était aide-major depuis 16 74, à la place de
Mathonet, ce lieutenant emprisonné et chassé, par suite de
ses rapports suspects avec mademoiselle de La Motte, la maî-
tresse de Lauzun , et les trois complices de cette dernière,
Heurtant, Plassot et la dame Carrière.
Le remplacement de Ville]()ois par La Prade s'explique
tout aussi simplement. Villebois est malade , Louvois écrit à
d'Herleville : « Il faut espérer que la santé du sieur Villebois
" s'est rétablie ; le Roi désireroit que vous fassiez prendre soin
» des prisonniers qui sont dans le donjon de la citadelle
« jusqu'à ce que Sa Majesté étant informée de sa mort, je
>; vous eusse envoyé d'autres ordres'. »
Villebois se rétablit momentanément pour retomber plus
gravement en 1690. Louvois adresse alors à Saint-Mars la
dépêche suivante : « J'ai rendu compte au Koi de la propo-
« sition que vous faites d'envover le sieur de La Prade, lieu-
» tenant du Roi des îles Sainte-Marguerite , commander dans
« le donjon delà citadelle de Pignerol, h la place du sieur de
» Villebois, à qui l'on donnera l'emploi dudit sieur de La
» Prade. Si vous voulez que ledit sieur de Villebois m'écrive
» qu'il donnera les mains à ce changement, je prendrai l'or-
» dre de Sa Majesté pour expédier ceux qui seront nécessaires
» pour cet effet ^. « Mais la maladie de Villebois s'aggrave,
et le lieutenant meurt au commencement de l'année 1692.
Louvois écrit aussitôt à Saint-Mars : « Le sieur de Villebois ,
1 ler août 1678, p. 8, V. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
2 5 janvier 1691, p. 158, v. 1021, Mss. Dépôt de la gurrre.
86 RÉFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
» qui étoit chargé de la garde des prisonniers qui sont déte-
» nus par ordre du Roi dans le donjon dePignerol, étant mort,
« l'intention de Sa Majesté est que vous envoyiez incessam-
» ment en poste audit Pignerol le lieutenant de votre com-
» pagnie que vous avez destiné pour prendre soin de ces pri-
)i sonniers. Je lui expédierai une ordonnance pour son voyage ;
» cependant, je vous adresse l'ordre de Sa Majesté nécessaire
» pour l'y faire reconnoître'. »
Ces dépêches n'ont pas besoin de commentaires ; elles sont
suffisamment concluantes.
Huitième erratutn (p. 358). « Mais le masque , dira-t-on?
» s'écrie M. Topin au commencement de son chapitre XXIV,
» le masque qui est le trait caractéristique, distinctif du pri-
» sonnier mystérieux..., etc.
» Avec l'Italien Mattioli, au, contraire, l'emploi d'un mas-
» que a son explication toute naturelle... Il aura certaine-
» ment fait partie de ses hardes et de ses effets, saisis en
» 1678, près de Turin... »
Cette argumentation, on le sent, est une des grandes
préoccupations de l'auteur. Dès le début de l'exposition de
sa thèse , il la prépare. A la page 273 , il dit : « Giulani voit
» Charles IV à Mantoue, et l'on convient qu'une entrevue
» entre celui-ci et l'abbé d'Estrades aura lieu à Venise d'au-
» tant plus secrètement , qu'à cause du carnaval tout le
» monde, même le doge , les plus vieux sénateurs , les cardi-
» naux et le nonce ne vont qu'en masque. » A la page 274,
il ajoute : « Le 13 mars 1678, à minuit, au sortir d'un bal,
» l'ambassadeur de Louis XIV et le duc de Mantoue se
» rencontrent comme par hXisard au milieu d'une place, et
» là, éloignés de toute oreille indiscrète, cachés aux regards
» par un masque semblable à ceux que tous les seigneurs
>' portent alors à Venise, ils s'entretiennent une heure durant
« des conditions du traité. » Puis il termine par le brillant
récit du chapitre XXIV , do^t je viens de donner quelques
1 5 mai 1692, p. 73, v. 1123, Mss. Dépôt de la guerre.
' MATTIOLI. 87
extraits, et qui se résumerait par ces mots : Mattioli est
Italien , donc il doit porter le masque. C'est absolument
comme si l'on se permettait de dire : Puisque ce monsieur
est Espagnol, il doit avoir des castagnettes.
Des questions comme celle du Masque de fer doivent être
examinées plus froidement. Formanoir, Blainvilliers ne par-
lent pas d'un masque de fer, ni même d'un masque habi-
tuel. Que dans le voyage et à la Bastille pour traverser les
cours, on se soit servi d'un masque, le fait est naturel. D'ail-
leurs la Gazette d'Amsterdam, du 14 mars 1695, ne dit-elle
pas qu'un lieutenant de galère amena à la Bastille un prisonnier
m.asqué?
N'est-il pas supposable que la mesure prise à la Bastille
tient à un détail de la prison , comme le Père Griffet l'a fait
entendre avec raison? Pour moi, je crois plutôt que le pri-
sonnier était connu de beaucoup de gens à Paris, qu'il avait
déjà habité la Bastille avant d'aller à Pignerol , et qu'on ne
voulait pas le laisser reconnaître, au moment où il traver-
sait les cours de la forteresse pour se rendre à la messe ou
chez le gouverneur. Je suis d'autant plus disposé à admettre
cette explication naturelle, que Louvois écrit à Besmaus à
propos de notre homme, le 10 mai 1673 ' :
«Il est de la dernière importance que l'on continue à ne
" savoir point ce qu'est devenu le sieur de Je vous prie
» de prendre sur cela toutes les précautions suffisantes et
" d'obtenir qu'il reste au M où quelqu'un qu'il connoît
» est aussi intime de tant de monde, etc »
Quant à Mattioh, quelle utilité y eût-il eu à mettre un
masque sur la figure d'un homme dont l'incarcération était
connue de l'Europe entière, d'un homme qui parlait mal
le français et n'avait jamais habité la France?
Dernier erratum : La mort de Mattioli. Qu'est devenu Mat-
tioli ? Voici l'expHcation que M. Topin donne de la dispari-
tion de son personnage (p. 348) : « Il fut l'un des trois pri-
1 P. 78, V. 304, Mss. Dépôt de la guerre.
88 RÉFUTATION DES DIFFÉRENTS SYSTÈMES.
» sonniers d'État que, le 19 mars 1694 , le Roi de France fit
» transférer de Pignerol aux îles Sainte-Marguerite. Non pas
3' que son nom ait été alors prononcé. Depuis la dépêche du
« 27 décembre 1693, concernant ce qu'il avait écrit sur les
» poches de son justaucorps , on cessa de le nommer. Plus
» que jamais , en effet, il importe de dissimuler à tous cette
)) victime d'un audacieux et inexcusable attentat contre le
)) droit des gens Mais si grandes qu'aient été les précau-
» tions prises, si réservés que -se soient montrés depuis Bar-
» bezieux et Saint-Mars dans leurs dépêches , elles renfer-
» ment quelques mots révélateurs , et le fil qui va nous per-
« mettre de suivre Mattioli jusqu'à sa mort, quelque fin qu'il
« soit , est néanmoins visible. »
Comment imaginer pourtant qu'un personnage dont tous
les commis, pendant quatorze ans, ont vu le nom tracé en
toutes lettres dans leurs dépêches , dont tant de gens en Ita-
lie, en France, en Europe, connaissent les méfaits et l'in-
carcération, devienne tout d'un coup le mystérieux person-
nage de la Bastille? Comment baser cette hypothèse sur le
départ de Mattioli pour Sainte-Marguerite, quand ce trans-
fèrement est forcé et ne provient que de l'abandon d'une
forteresse bombardée et cédée à la cour de Savoie? Pour
moi, le disparu de 1693 est mort et bien mort à son arri-
vée aux îles, le 27 ou le 28 avril 1694, comme l'a affirmé
du reste au marquis de Castellane, à l'abbé Barthélémy et
au Père Papou, Claude Souchon, sur le dire de son père et
de l'aumônier Favre,
En effet, en 1681 , quand Saint-Mars se rendit à Exiles , il
emmena deux prisonniers (les deux merles) , et laissa les trois
autres à Pignerol. Les trois prisonniers de Pignerol sont :
1" Eustache Danger, arrêté en 1669; 2" Duhreuil, arrêté à
Bâle en 1676, conduit à Pignerol la même année. Il estbien
à Pignerol après le départ de Saint-Mars pour Exiles, car
Louvois écrit à Villebois, Ifi 24 mai 1682 : " J'ai reçu
» votre lettre du 10 de ce mois, par laquelle je vois la peine
» que vous fait le sieur Dubreuil. S'il continue à faire le fou.
MATTIOLI. 89
» VOUS n'avez qu'à le traiter comme les gens qui ont perdu
» l'esprit, c'est-à-dire le bien étriller, et vous verrez que cela
') le fera revenir dans son bon sens. Mais lorsqu'il vous a
» demandé d'entretenir M. de Saint-Mars, il eût été plus à
» propos que vous eussiez dit qu'il commandait toujours dans
» le donjon. Et il ne fallait pas plus se donner la peine de lui
« venir parler que de lui répondre comme vous avez fait\ "
Le n" 3 est Mattioli, et son valet. Or , de tous ceux enfer-
més à Pignerol depuis septembre 1681, Borelli, Broardi,
Breton , Bobelin fils , Fasquignioli , comte de Fenil , de Herse,
il n'y a que ce dernier qui soit resté dans le donjon. Du reste,
voici les dépêches qui concernent ce prisonnier.
Louvois à l'archevêque de Lyon, 6 août 1687 : «Ordre
» de prêter main-forte au sieur de la Coste pour un prison-
» nier qu'on dirige sur Pignerol". "
Louvois à Villebois, 22 août 1687 : «Vous verrez, par la
') lettre du Roi ci-jointe, que Sa Majesté vous envoie un pri-
)i sonnier nommé de Herse qu'elle désire que vous fassiez
» garder fort étroitement, et vous aurez soin de pourvoir à
» sa subsistance sur le même pied des autres prisonniers dont
') vous êtes chargé*. »
Saint-Mars à Villebois, 7 février 1689 : «Comme je ne me
» souviens point qui est le nommé de Herse, prisonnier au
» donjon de Pignerol, que vous dites qui a déclaré qu'il avoit
» eu dessein de se tuer , je vous prie de me le mander ^ . »
Barbezieux à La Prade, 28 juillet 1692 : « J'ai reçu votre
» lettre du 16 d^ ce mois. Le Roi a bien voulu vous accorder
» une ordonnance de voyage pour vous être rendu à Pigne-
" roi, et je vous l'adresserai au premier jour. L'on ne peut
» qu'approuver ce que vous avez fait à l'égard du dernier pri-
» sonnier qui a été merié à Pignerol, pour le rendre sage,
» et vous ne sauriez prendre trop de précautions pour la
1 P. 548, V. 677, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 115, V. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 394, V. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 154, V. 841, :Mss. Dépôt de la guerre.
90 REFUTATION DES DIFFERENTS SYSTÈMES.
" sûreté de ceux de la garde desquels vous êtes chargé ' . »
Barbezieux à La Prade , 10 décembre 1692 : "J'ai vu par
» votre lettre du 21 du mois passé, la violence qu'a faite le
» dernier prisonnier qui a été envoyé au donjon de Pi.wnerol ,
» pour se sauver. L'on ne peut qu'approuver que vous en
j' usiez comme l'on a fait par le passé , pour empêcher que
)) celui-là et les autres que le Roi a confiés à votre garde ne
" fassent la même chose. Cependant, pour punir ce dernier
» de son entreprise. Sa Majesté trouvera bon que vous le
" fassiez un peu... ainsi que vous le proposez^. "
Donc , lorsque La Prade arriva à Pignerol en 1 692 , il y
trouva quatre prisonniers d'État : Eustache , Dubreuil , Mat-
tioli et son valet, enfin de Herse.
Le 16 janvier 1694, Barbezieux écrit à Saint-Mars : " Le
» sieur de La Prade, à qui le Roi a confié la garde des ^rz50?i?z2er5
» qui sont détenus par ordre de Sa Majesté dans le donjon de
» Pignerol, m'écrit que le plus ancien est mort et qu'il n'en sait
» pas le nom. Comme je ne doute pas que vous ne vous en soii-
» veniez , je vous prie de me le mander en chiffres ^ . »
Le plus ancien est Eustache Dauger ; par suite, au com-
mencement de l'année 1694, La Prade se trouve n'avoir
plus que trois prisonniers, Mattioli et son A^alet, Dubreuil et
le sieur de Herse. Ce sont eux que le gouverneur du donjon
est chargé de conduire individuellement à Saint-Mars. Ces
prisonniers arrivent en effet aux îles, et le lieutenant de Saint-
Mars reçoit, comme récompense de ses services, le comman
dément de la citadelle de Besançon , où se trouvaient ren-
fermés des infortunés tout aussi intéressants que ceux de
Pignerol.
A Exiles, en 1681 , Saint-Mars amène deux prisonniers,
les deux merles. L'un d'eux meurt en 1686, donc le nou-
veau gouverneur, en arrivant aux îles, n'a plus qu'un pri-
sonnier, celui dit le Masque de fer.
1 P. 289, V. 1125, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 192, V. 1132, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 128, V. 1242, Mss. Dépôt de la guerre.
MATTIOLI. 91
A partir de 1689, il reçoit successivement plusieurs pri-
sonniers protestants, comme je le prouverai plus tard par
pièces officielles ' , ce qui fait qu'au commencement de 1 an-
née 1694 il a six prisonniers , dont un m.eurt [Mehac) . Il lui
reste à cette date cinq ministres protestants, Valsec, Cardel,
Lestang , Girard et Gardien, et le prisonnier d'Exilés. En
avril, mai et juin 1694, La Prade lui en amène successi-
vement, de Pignerol à Sainte-Marguerite, trois nouveaux :
Mattioli et son valet. Herse et Duhreuil. Saint-Mars a donc
quatre prisonniers d'État, plus un valet, provenant du donjon
de Pignerol , et cinq prisonniers protestants provenant de la
Bastille. Les prisonniers d'Etat sont paye's à raison d'un écu
par jour et par tête (le prisonnier d'Exilés depuis 1681, les
autres depuis leur départ du donjon, 1694); les ministres
protestants, à raison de quinze sols par jour. La première
dépense est soldée par le département de la guerre, la seconde
par celui de M. de Pontcbartrain ".
A la fin de l'année 1697, Saint-Mars garde toujours quatre
ministres : Lestang, Valsec, Girard et Gardien, à propos
desquels Pontcbartrain écrit le 5 janvier 1695 : « Le Roi a
)) réglé cinq cents livres pour chacun par an. Sa Majesté a
w bien entendu que c'était pour leur nourriture et entretien
» d'habits, linge et toute chose, etc » Or Barbezieux paye
de son côté régulièrement Saint-Mars, pour ses autres pri-
sonniers d'État, à raison d'un écu par tête, et le 27 juillet
1697, « il lui annonce qu'il peut faire habiller d'hiver les
« quatre prisonniers dont il lui parle et leur faire donner
') les autres choses qu'il croit qui leur sont nécessaires...^. »
Donc il a quatre prisonniers d'État, et lorsque, le 10 mai
1694, Barbezieux écrit à Saint-Mars : « J'ai reçu la lettre
que vous avez pris la peine de m'écrire le 29 du mois passé;
» vous pouvez, suivant que vous le proposez, faire mettre
» dans la prison voûtée le valet du prisonnier qui est jnort ,
1 Voir l'historique des prisonniers (chapitre IV.)
2 Secrétariat de la maison du Roi.
3 P. 188, V. 1391, Mss. Dépôt de la guerre.
92 REFUTATION DES DIFFERENTS SYSTÈMES.
» observant de le faire garder aussi bien que les autres , sans
» communication de vive voix ni par écrit avec qui que ce
n soit ^ », les quatre prisonniers sont le Masque, Eus-
» tache, Dubreuil et le valet.
Mais de maître ayant un valet, il n'y en a qu'un, Mat-
tioli; l'erreur n'est donc pas possible. La conjecture con-
corde du reste parfaitement avec les dépositions de Forma-
noir de Palteau, de l'aumônier Favre et de l'officier de la
compagnie franche, Jacques Souchon. Par conséquent Mat-
tioli aurait succombé, et de cette façon la disparition subite
du fameux agent italien se trouverait naturellement expli-
quée. Effectivement, la fin de l'année 1693 avait été assez
dure pour les prisonniers de Pignerol, par suite de l'inves-
tissement et du bombardement de la place ; le plus ancien
des détenus était mort. De leur côté, Mattioli et son valet
n'avaient pas dû se trouver dans un état parfait de santé,
car ils étaient alités quand on fouilla leurs vêtements... « Si
» quelqu'un des prisonniers, dit Barbezieux ^ à La Prade,
)) le 27 décembre 1693, qui sont attaqués de fièvre double,
«tierce et continue, viennent à mourir, il n'y a qu'aies
» faire enterrer comme des soldats, mais je suis persuadé
» qu'ils ne mourront pas encore de cette maladie. Vous n'avez
« qu'à brûler ce qui reste des petits morceaux de poches
» sur lesquelles les nommés Mattioli et son homme ont écrit
» ce que vous avez trouvé dans la doublure de leur justau-
» corps, où ils les avoient caches. »
Des prisonniers de Pignerol , Mattioli était relativement le
plus de conséquence. D'ailleurs, malade, il a dû partir le
premier pour les îles. La dépêche de Barbezieux à Saint-
Mars pour la mise en route de deux sergents à destination
de Pignerol, arriva le 24 ou le 25 mars. Les deux sous-ofH-
1 P. 139, V. 1245, Mss. Dépôt de la guerre.
2 Mss. Dépôt de la guerre. M. Topin n'a donné que la deuxième parlie
de cette dépêche. Pourquoi? Etait-ce par crainte de montrer le peu d'impor-
tance de Mattioli , qu'on ordonnait de faire enterrer comme un soldat s'il
venait à mourir? . .
MATTIOLÎ. 93
ciers quittèrent Sainte-Marguerite le 26 ; en six jours ils furent
à Pignerol. Le mouvement de transfèrement s'est donc exé-
cuté dans les premiers jours d'avril , et Mattioli et sou valet
ont dû arriver aux îles du 15 au 17 avril. Le 27 ou le 28,
l'agent italien y mourait, et le 20, Saint-Mars écrivait au
ministre pour savoir ce qu'il devait faire de son valet. Or,
je ne saurais trop le faire remarquer, le prisonnier d'Exilés
n'a jamais eu de valet; Dubreuil, l'empoisonneur, le fripon,
l'espion , n'en était pas digne ; Herse a été amené seul ; les
ministres à quinze sols par jour sont dans le même cas. Seul,
Mattioli a un valet, mais un valet exceptionnel, qui a subi le
sort de son maître par suite de la connaissance qu'il a eue de
l'affaire de Casai. Il est bien resté à Pignerol, puisque je
retrouve sa trace en 1684 et en 1693 (décembre) ; il est tou-
jours auprès de Mattioli, partage sa prison; ce n'est qu'à lui
que peut s'appliquer le texte de la dépêche ministérielle. On
peut donc en conclure, avec toute la certitude désirable, que
Mattioli est bien mort à la date que j'ai indiquée.
Tels sont les principaux errata du dernier auteur qui a
voulu faire de Mattioli le prisonnier inconnu. J'espère avoir
démontré leur évidence et détruit cette argumentation basée
uniquement sur deux dépêches inexactement et incomplè-
tement reproduites, celles du 12 mai 1681 et du 20 mars
1694.
Tout en rendant justice au vrai talent d'exposition de
M. Marins Topin , qu'il me soit permis d'ajouter qu'il est
regrettable que cet auteur n'ait pas procédé par méthode
synthétique, en exposant les pièces du procès, quelque con-
traires à son opinion qu'elles aient pu paraître. C'est ce pro-
cédé que j'ai toujours employé, et il m'a réussi , car il m'a
donné la clef de bien des événements de cette époque, et
mis sur la voie de beaucoup d'autres. Dans les enquêtes, à
quelque époque que l'on se reporte, c'est la seule qui soit
rigoureusement applicable , si l'on désire obtenir la vérité.
En réalité, Mattioli ne pouvait être le prisonnier de la
Bastille. Mattioli ne parlait pas français; son aventure était
94 REFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
connue de toute l'Europe ; sa mort n'avait pas été un mys-
tère pour les officiers des îles. S'il n'a pas été mis en liberté ,
c'est qu'il n'a pas eu le temps de l'être : en effet, la guerre
dure encore quand il meurt , et à Paris on ne devait
guère tenir encore à renvoyer un homme qui avait pris part
à l'occupation par surprise de cette malheureuse place de
Casai qu'on était obligé de rendre au Piémont. Pourquoi
d'ailleurs serait-il resté treize ans loin de Saint-Mars? Or,
s'il a été transféré aux îles , c'est uniquement à cause du
bombardement et pour faire de la place dans le donjon en
vue des approvisionnements et des logements nécessités
par un nouveau siège. Quant au masque, le pauvre petit
seigneur mantouan n'en avait guère besoin. Qui diantre
aurait été reconnaître ce personnage, à cette époque de sur-
veillance extrême pour les voyageurs? Il a fallu cent années
et l'oubli naturel de l'histoire du temps pour qu'un officier
vînt en occuper ses loisirs de la retraite et raviver le débat ,
en jetant dans la circulation une hypothèse qui n'avait qu'un
côté avantageux , une certaine concordance de nom avec
celui du registre mortuaire de Saint-Paul, nom que chacun
écrit à sa façon à cette époque, et qui, selon les habitudes
du château et au dire même du confesseur de la Bastille , le
Père Griffet, pourrait bien ne pas être celui du prisonnier.
Tout dans cette hypothèse est en opposition avec l'his-
toire, avec la tradition, et avec la logique. Il n'y a donc pas
lieu d'y attacher une grande importance. C'est ailleurs qu'il
aurait fallu chercher.
M. Marins Topin a hésité dans son ouvrage, on le sent,
et M. J, Loiseleur , avec sa parfaite sagacité, a judicieuse-
ment observé cette oscillation inconsciente. C'est de ces
hésitations mêmes et des pièces douteuses qu'il avait entre
les mains, sans nul doute, que M. Marins Topin aurait dû en-
tretenir le pubhc. En sacrifiant moins à la légende , il aurait
acquis une autorité plus grande qu'en venant, lui douzième,
ressasser une aventure dont la conviction n'était pas même
complète dans son esprit.
FILS ADULTERIN D'ANNE D'AUTRICHE. 95
CINQUIÈME HYPOTHÈSE.
Un fils adultérin cCAnne d'Autriche.
(1771.)
Cette opinion, mise en avant par Voltaire, comme pour
servir d'explication et de suite à son appréciation dans le
Siècle de Louis XIV, n'a pu s'étayer sur aucune pièce sérieuse,
par l'impossibilité toute naturelle d'ailleurs de faire concorder
les dates avec les différentes phases de l'existence du geôlier,
M. de Saint-Mars. Elle n'a donc pu être acceptée qu'à une
époque où les documents officiels faisaient absolument défaut;
c'est dire qu'elle devait s'éteindre avec la Révolution. Je ne
la discuterai donc pas.
Ce fut dans le Dictionnaire philosophique de 1771 que
Voltaire soutint cette thèse, qu'il renouvela et modifia dans la
nouvelle édition de V Essai sur les mœurs , ainsi que dans la
septième édition du Dictionnaire philosophique (article Ana).
Linguet' fit aussi pressentir cette solution dans ses Mémoires
sur la Bastille, en 1783. Quentin Crawfurd, critique anglais,
l'adopta également , en 1789, dans un article spécial sur le
Masque de fer, qu'il reproduisit du reste en 1798, dans son
Histoire de la Bastille, et en 1817, dans ses Mélanges d'his-
toire et de littérature.
Le savant Millin ^ enfin , l'auteur des Antiquités nationales
et du Voyage en Savoie, se fit le dernier apôtre de l'idée de
Voltaire dans un Mémoire présenté à l'Assemblée nationale
en 1790.
Avec Millin s'éteignit la légende du fils adultérin d'Anne
d'Autriche. Je n'essayerai même pas delà ressusciter.
SIXIÈME HYPOTHÈSE.
Fils adultérin de Buckingham et d'Anne d' Autriche .
L'idée de faire du fils de la reine Anne d'Autriche et de
* Linguet (Simon-Nicolas-Henri), né à Rennes le 14 juillet 1736, décapité
le 27 juin 1794. (^Mémoires sur la Bastille, 1783, in-S".)
2 Millin, né le 19 juillet 1759, mort le 14 août 1818.
96 RÉFUTATION DES DIFFEUENTS SYSTÈMES.
l'ambassadeur Buckingham le prisonnier masqué confié à
la garfle du geôlier Saint-Mars, est tardive. Il fallait du reste
une imagination bien convaincue pour venir défendre une
hypothèse semblable. Ce fut un officier de cavalerie, Louis de
la Roche du Maine, marquis de Luchet ', attaché au prince
de Hesse-Cassel, qui, le premier en France, émit cette opi-
nion hasardée, en 1783, dans un article intitulé Remarques
sur le Masque de fer , qui parut dans le Journal des gens du
monde (t, IV, n" 23, p. 282 etsuiv.). Le marquis appuyait
son dire du prétendu déshonneur de la reine Anne d'Autri-
che et de la disparition de l'enfant adultérin qui en aurait été
la conséquence en 1625 , sur une déposition de mademoiselle
de Saint-Quentin , ancienne maîtresse du petit-fils du marquis
de Louvois , le marquis de Barbezieux ; mais ce fut en vain
que, sur l'indication du marquis, on rechercha la déposition
de mademoiselle de Saint-Quentin , qui devait habiter Char-
tres ; on ne trouva naturellement trace ni de la personne ni
de sa déposition.
C'était d'ailleurs gratifier gratuitement Anne d'Autriche
d'iuie action qui n'était ni dans son caractère , ni en situa-
tion à l'époque où l'aventure aurait eu son dénoûment
mystérieux.
Le marquis de Luchet aurait donc eu chance de rester,
comme Saint-Foix, le défenseur unique de son système, s'il
ne s'était trouvé sous l'Empire un romancier assez osé,
Regnault Warin^, adjoint à l'adjudant général Sionville,
pour reprendre cette thèse de Luchet dans un roman de
quatre volumes (an XII, .1804), et donner même le por-
trait du prisonnier. Leplus étrange, c'est que cette aventure
eut un succès de quatre éditions successives, tant le public a
toujours été avide de tous les détails qui se rattachaient à cet
épisode du règne de Louis XIV. Le bruit que fit l'ouvrage
fut même tel, que Napoléon s'occupa de cette question et
ordonna à Talleyrand et au duc de Bassano de l'élucider.
1 Né à Saintes le 1-3 janvier 1740, mort à Paris en 1792.
2 Rffjnnult-Warin ( Jean-Baj3tistc-Joseph-Innocent-PhiladeIphe), né à Bar-
le-Duc le 25 décembre 1775, mort en 1844.
FOUQIJET. 97
Napoléon ne devait pas être plus hem eux que Louis XVI, par
la raison simple que ce n'était pas à la Bastille qu'il fallait
chercher la vérité, et que les documents des Archives de la
guerre et des affaires étrangères, où l'on aurait pu trouver la
solution, n'avaient alors ni classement ni analyse, et ren-
daient toute recherche impossible.
Malgré les travaux de Reith et de Roux-Fazillac, Regnault
Warin partagea] avec Soulavie et ses adeptes la gloire
d'avoir fixé l'opinion populaire sur ce problème. Il ne de-
vait pourtant rencontrer qu'un seul partisan, un avocat,
M. Dufey de l'Yonne, qui, dans ses Mémoires sur la Bastille,
pour servir à l'histoire secrète du gouvernement français
depuis le seizième siècle jusqu'en 1789, (in 8°), se hasarda à
reproduire cette opinion déraisonnable , en 1834, sans docu-
ments aucuns , bien entendu , et sous la forme d'un simple
récit. Personne ne répondit à M. Dufey, et on eut raison.
Les études critiques sérieuses en histoire commençaient
alors, et M. Louvet allait réduire à leur juste valeur ces thèses
inadmissibles.
SEPTIÈME HYPOTHÈSE.
Le surintendant Fouquet.
(1789.)
La pensée de faire du surintendant Fouquet, mort à
Pignerol le 23 mars 1680, le prisonnier qui mourut à la
Bastille le 19 novembre 1703, n'appartient pas au biblio-
phile Jacob. Déjà en 1789, dans un article du 13 août
d'un journal intitulé : Loisirs d'un patriote français, avait
surgi cette opinion , qui reparut bientôt sous forme d'une
brochure de quelques pages chez Maradan [Pains) , et qu'on
vendait au bon public sous ce titre: L'Homme au masque
de fer, dévoilé d'après une note trouvée dans les papiers de
la Bastille.
L'invention n'était appuyée que sur une simple carte qu'un
homme curieux de voir la Bastille avait prise au hasard avec
plusieurs papiers ; mais cette carte , donnant l'entière solu-
98 EÉFUTAÏION DES DIFFÉRENTS SYSTÈMES.
tion des difficultés que jusqu'ici l'on n'avait pu résoudre,
devenait une pièce de conviction.
La carte portait le n'' 64389000 et la note suivante :
Fouquet arrivant des îles Sainte-Marguerite avec un masque
de fer, ensuite trois XXX, et au-dessous, Kersadiou. Il est
inutile d'ajouter que les consciencieux auteurs de la Bastille
dévoilée essayèrent inutilement de retrouver et cette carte
et même l'individu qui avait rédigé cette mystification.
Ce fut pourtant cette folie qu'essaya de faire revivre avec
son talent si vif le bibliophile Jacob, dans son Homme au
masque de fer. (Paris, Mayen, 1840,in-8°).
Tout le système du bibliophile reposait sur cette donnée
que la mort de Fouquet avait été simulée à Pignerol , et que
le célèbre surintendant avait été l'un des deux mystérieux
prisonniers amenés par Saint-Mars à Exiles, aux îles, puis à
la Bastille.
L'idée était en apparence ingénieuse; mais aussi que de
contradictions, que d'erreurs dans l'exposition des faits pour
arriver à soutenir cette hypothèse !
Dès le commencement de l'année 1679, la sévérité du
Roi et du ministre à l'égard du prisonnier d'Etat Fouquet
s'était sensiblement adoucie, grâce aux suppliques réitérées
de la femme et des amis du surintendant.
Le 20 janvier 1679, Louvois écrivait à M. de Saint-Mars :
« Sa Majesté trouve bon que Monsieur Fouquet et Mon-
» sieur de Lauzun se voient en toute liberté, toutes fois et
» quantes qu'ils le désireront, c'est-à-dire qu'ils passent les
M journées ensemble , qu'ils mangent ensemble , et s'ils le
» désirent, Sa Majesté trouve bon que Monsieur de Saint-
« Mars joue et converse avec eux,
» Qu'ils se promènent à toutes les heures qu'ils le désire-
» ront, non-seulement dans le donjon, mais encore dans
» toute la citadelle, avec les précautions marquées ci-
» après
» Sa Majesté trouve bon que vous les meniez dîner avec
» madame de Saint-Mars, toutes les fois que vous le voudrez,
rOUQUET. 99
» quand bien même il y auroit des étrangers et des officiers de
» la ville ou de la citadelle, pourvu que vous connoissiez les
» étrangers pour n'être point gens à rien faire contre le
)) service du Roi.
» Le Roi trouveroit bon que les officiers de la citadelle de
') Pignerol rendissent visite à vos prisonniers et passassent
» des matinées ou des après-dînées avec eux, quand ils le
" désireront, en présence de l'un de vos officiers... A l'égard
» du gouverneur et des habitants de la ville, vous en pourrez
" user de même lorsque vous le jugerez à propos, après
» néanmoins que l'affaire pour laquelle le sieur de Riche-
» mont est à Pignerol sera faite ou manquée "
Le 10 mai, le secrétaire d'Etat de la guerre est plus expli-
cite encore :
« Le Roi ayant trouvé bon de permettre à madame Fou-
» quet, à ses enfants, et à M. Fouquet de Mézières, son
» frère , de se rendre à Pignerol pour y voir et visiter avec
!) liberté M. Fouquet, Sa Majesté m'a commandé de vous en
» donner avis et de vous dire que son intention est que vous
w permettiez à madame Fouquet d'aller voir M. Fouquet à
» toutes les heures qu'elle le désirera ; de demeurer dans sa
') chambre , même d'y coucher aussi souvent qu'elle le
M souhaitera.
» A l'égard de ses enfants et de son frère, dont je vous
» viens de parler, Sa Majesté veut bien aussi qu'ils lui tien-
» nent compagnie et l'entretiennent, sans que vos officiers v
» soient présents — Lorsque ceux dont je vous viens de parler
» ci-dessus, auxquels Sa Majesté accorde la liberté de voir
» M. Fouquet et M. de Lauzun, voudront venir dîner aussi
» avec eux. Sa Majesté trouvera bon que vous leur permettiez
» de se faire apporter leur dîner de la ville.
» Le Roi trouve bon que l'homme d'affaires de madame
« Fouquet, nommé Salvert, aie la même liberté de parler à
" M. Fouquet. Vous pouvez aussi permettre que les officiers
» majors de la garnison de la ville et de la citadelle, et les
« habitants de la ville, rendent visite à vos prisonniers. »
100 REFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
Au mois de juin, c'est la visite des dames de qualité de
Turin que Louvois autorise. Le 28 novembre il permet à l'un
des frères de Fouquet, M. d'Agde, de se rendre pour quatre
mois à Pignerol, et de voir son frère « autant qu'il voudra,
» pendant le temps qu'il vient de lui marquer « .
Le 1 8 décembre enfin , il accorde à la propre fille de
Fouquet la faveur de venir loger au-dessus de son père, dans
cette fameuse chambre qu'occupait autrefois le geôlier pour
surveiller son prisonnier, et il ajoute :
« Le Roi trouve bon que vous fassiez l'escalier et la che-
)) minée que vous proposez dans l'antichambre de M. Fou-
)' quet, pour pouvoir loger mademoiselle sa fille au-dessus de
" son appartement, pourvu qu'il n'en puisse arriver d'incon-
» vénient, et que vous répondiez toujours à Sa Majesté de
" la sûreté de la personne de mondit sieur Fouquet. »
Et c'est au milieu de toute cette famille nombreuse , près
de sa femme , de son fils , de ses frères , de ses gens et hom-
mes d'affaires , plus près encore de cette fille qui n'a qu'un
degy^é à descendre pour voir son père , qu'on aurait imaginé
une mort simulée du surintendant, le 23 mars 1680! Gela
n'est pas soutenable un seul instant , car il existe pour la
mort de ce malheureux autant de preuves officielles qu'il y
en a eu auparavant pour les procédés à tenir à son égard.
Fouquet meurt le 23 ; le jour même, Saint-Mars écrit à
Louvois. L'ordinaire part dans la nuit du 23 au 24, il est
donc à Paris le 30 mars seulement. La nouvelle se répand
aussitôt, en même temps qu'arrivent les dépêches de la
iamille Fouquet pour annoncer aux amis l'événement dou-
loureux et solliciter du Roi et du ministre la faveur de
faire inhumer le surintendant dans le caveau de la famille.
Madame de Sévigné peut donc écrire à sa fille , huit jours
après, le 3 avril : « Le pauvre M. Fouquet est mort, j'en
» suis touchée...» Et ajouter le surlendemain, 5 : « Sij'étois
» du conseil de la famille de M. Fouquet , je me garderois
» bien de faire voyager son pauvre corps, comme on dit
» qu'ils vont faire »
FOUQUET. 101
Le 6, la Gazette de France reproduisait la nouvelle dans
son numéro 28 :
ic On nous mande de Pignerol , y lisait-on , que le sieur
» Fouquet y est mort d'apoplexie... »
Le 8 avril , Louvois , qui avait été dans la nécessité de
prendre les ordres du Roi au sujet de cet événement et de
ses conséquences , écrivait à Saint-Mars :
« Le Roi a appris , par la lettre que vous m'avez écrite le
» 23 du mois passé, la mort de M. Fouquet, et le jugement
1' que vous faites que M. de Lauzun sait la plupart des choses
" importantes dont M. Fouquet avoit connoissance , et que le
" nommé La Rivière ne les ignore pas. Sur quoi Sa Majesté
^' m'a commandé vous faire savoir qu'après que vous aurez
M fait reboucher le trou par lequel Messieurs Fouquet et de
M Lauzun ont communiqué à votre insu , et cela rétabli si
» solidement qu'on ne puisse travailler en cet endroit, et que
» vous aurez aussi fait défaire le degré qui communique de
» la chambre de feu M. Fouquet à celle que vous avez fait
« accommoder pour mademoiselle sa fille , l'intention de
» Sa Majesté est que vous logiez M. de Lauzun dans la cham-
w bre de feu M. Fouquet.
» Vous avez eu tort de souffrir que M. de Vaux ait em-
» porté les papiers et les vers de Monsieur son père. Vous
w pouvez disposer des meubles appartenant à Sa Majesté ,
" qui ont servi à M. Fouquet, comme vous l'estimerez à
w propos. »
Le même jour, le ministre écrivait au comte de Vaux, l'un
des fils de feu M. Fouquet :
« Monsieur, j'ai reçu la lettre que vous avez pris la peine
11 de m'écrire le 29 du mois passé. J'ai parlé au Roi de la
» permission que madame votre mère demande de pouvoir
» retirer de Pignerol le corps de M. Fouquet. Vous pouvez
» assurer qu'elle n'y trouvera pas de difficulté, et que
» Sa Majesté a donné des ordres pour cela. » Le lendemain ,
le secrétaire d'Etat ajoutait en ampliation à Saint-Mars :
« Le Roi m'a commandé de vous faire savoir que Sa Majesté
102 RÉFUTATION DES DIFFÉRENTS SYSTÈMES.
» trouve bon que vous fassiez remettre aux gens de madame
» Fouquet le corps de feu monsieur son mari , pour le faire
>' transporter où bon lui semblera ' . »
Ce désir des parents de Fouquet était du reste tout naturel.
Ils possédaient, en effet, dans la chapelle de Saint-François
de Sales, de l'église du couvent des Dames de Sainte-Marie,
grande rue Saint-Antoine, à Paris, un caveau de famille.
A la date de 1640 et de 1653, on trouve aux Archives
nationales les pièces suivantes :
« Extrait du testament olographe de feu M. François
w Foucquet, conseiller ordinaire du Roy en son conseil d'État,
" datte du 20 février 1640. Signé F. Foucquet.
» Que du jour de mon deceds il soit dict par chaque jour
» à perpétuité, pour la rédemption de mes peschez, et pour
» prier la divine bonté pour ma femme et mes enfants , une
» messe basse à heure certaine au monastère de la Visitation,
» pour la fondation de laquelle je donne quatre mil livres
» pour estre employées à rentes ou héritages, à condition
» que ma femme la fera célébrer sa vie durant par un ecclé-
» siastique séculier ou régullier, que bon luy semblera.
» Ce fut faict, extraict et collationné sur l'original à
>' l'instant rendu par ledict notaire soubssigné.
" A Paris, ce quatre may 1640. Cousinet. w
Dans une autre pièce on voit que madame Fouquet donne
en 1653 un supplément de six cents livres pour la fondation
faite audit monastère. (Quittances et conventions des Reli-
gieuses de Sainte-Marie, rue -Saint-Antoine. Archives Natio-
nales, Carton 4, n° 1176.)
Ce ne fut pourtant que l'année suivante, à la messe com-
mémorative du bout de l'an, le 23 mars 1681, que les
dépouilles mortelles du surintendant furent déposées dans le
caveau où son père avait été inhumé.
L'extrait des registres mortuaires de l'église contenait la
note suivante :
«Le 23 mars 1681, fut inhumé dans notre église, en
1 V. 640, Mss. Dépôt de la guerre.
FOUQUET. 103
» la chapelle de Saint-François de Sales, messire Nicolas
)) Foucquet, qui fut élevé à tous les degrés d'honneur de la
» magistrature, conseiller au parlement, maître des requestes,
» procureur général, surintendant des finances et ministre
)' d'Estat. M
La contradiction n'est donc pas permise. Voudrait-elle
encore se faire jour, que les nombreuses dépêches de Lou-
vois et de Saint-Mars qui ont suivi l'événement détrui-
raient toute idée de supercherie ou de substitution. Saint-
Mars tout aussitôt réduit sa compagnie de soixante-six
hommes à quarante-cinq sur l'ordre du ministre ; il fait
éloigner les valets de Fouquet et veille à ce que rien ne
s'égare de ce qui a appartenu au surintendant.
Le 16 mai, Louvois lui écrit : «Sa Majesté désire que
)) vous lui adressiez les papiers que vous avez trouvés dans
» les poches des habits de M. Foucquet aussi bien que ceux
» que vous demande M. de Vaux, si vous les avez, »
Le 22 juin , il ajoute : « A l'égard de la feuille volante
)' qui accompagnoit votre lettre du 8 , vous avez eu tort de
)) ne me pas mander ce qu'elle contient , dès le premier
"jour que vous en avez été informé. Au surplus, je vous
)' prie dem'envoyerdans un paquet ce que vous avez trouvé
» dans les poches de M. Foucquet, afin que je le puisse
» présenter à Sa Majesté. »
Mais à quoi bon continuer cette discussion et la publica-
tion de cette série de lettres et de dépêches? La conviction,
je n'en doute pas, est complète dans l'esprit du lecteur,
comme elle l'est dans le mien. Le fameux prévaricateur
qu'on appela le surintendant Foucjuet, le rival des jeunes
amours de Louis XIV, est bien mort le 23 mars 1680. Le
charmant livre du bibliophile Jacob n'a pu réussira prolon-
ger son existence jusqu'en 1703.
104 RÉFUTATION DES DIFFEREIN^TS SYSTÈMES.
HUITIÈME HYPOTHÈSE.
Un fils d'Anne d'Autriche et de Mazarin.
«M. le baron de Veltheim, qui a de grandes connais-
5) sances sur l'histoire des hommes et sur celles de la nature ,
» dit Sénac de Meilhan, eut, il y a quelques années, com-
» munication de plusieurs lettres originales de la Princesse
» palatine, duchesse d'Orléans. Il fut frappé d'y voir que
» cette princesse était persuadée qu'il y avait eu un mariage
» secret entre la reine Anne d'Autriche et le cardinal de
» Mazarin. M. le baron de Veltheim pense que l'énigme de
« l'Homme au masque de fer pouvait être par là expliquée.
» Il fit en conséquence une dissertation en allemand qui a été
» imprimée. »
Ce fut cette hypothèse qu'admit M. de Saint-Mihiel, et
qu'il défendit dans un livre, ma foi, fort bien déduit, eu
égard au défaut de documents officiels. Cet ouvrage était
intitulé : « Le véritable homme dit au masque de fer , ouvrage
" dans lequel on fait connaître, sur preuves incontestables, à
» qui ce célèbre infortuné dut le jour, quand et où il naquit,
» par M. de Saint-Mihiel. (Strasbourg, librairie académique,
» 1791; in-8°.) »
Les arguments de l'auteur étaient les suivants :
1° L'Homme au masque de fer étant mort en 1703, à
soixante ans, pouvait et devait être né en 1644 ;
2° Louis XIII était mort le 14 mai 1643. Mazarin devint
alors tout-puissant , et il épousa secrètement la Reine ;
3° On accordait à ce prisonnier tout ce qu'il demandait;
4" Egards de Louvois;
5" Aucune disparition d'homme notable à cette époque,
ce devait donc être un fils d'Aune d'Autriche et de Mazarin.
Il basait ces arguments sur le mariage de Mazarin et
d'Anne d'Autriche, mariage que certifie la duchesse d'Or-
léans (Princesse palatine) dans ses lettres allemandes des
13 septembre 1713, 2 novembre 1717 et 2 juillet 1719.
FILS D'ANNE D'AUTRICHE ET DE MAZARIN. 105
Il se fondait également sur un passage des Mémoires de
madame de Motteville', où l'on raconte qu'en 1644 Anne
d'Autriche avait quitté le Louvre parce que son appartement
ne lui plaisait pas , et qu'elle était venue loger au Palais-
Royal , où elle fut atteinte d'une jaunisse effroyable vers la fin
de 1644. Il faisait donc coïncider cette maladie avec le
dernier terme de la grossesse de la Reine. Il ne réfléchissait
pas que cet événement reportait tout au moins l'époque
des premiers rapports d'Anne d'Autriche avec Mazarin à
une date antérieure à la mort de Louis XIII et de Richelieu.
Il est vrai qu'il exphquait la persévérance des procédés de
Louvois par le portrait que faisait la Princese palatine de
cet homme d'État. Elle disait en effet (pages 397,398,
original allemand) que « Louvois était un dur et imper-
» tinent diable , mais qu'il avait mieux servi le Roi
» que personne. Il s'était fait haïr par sa brutalité et ses
M réponses malhonnêtes. C'était un drôle grossier et liaïssa-
» ble. Il était horriblement méchant; il ne lui coûtait rien de
" brûler , d'empoisonner , de mentir et de tromper. Il était
» du reste intelligent et adroit. »
M. de Saint-Mihiel ajoutait enfinque ce malheureux jeune
homme avait été remis entre les mains de Saint-Mars peu
de temps après la mort de Mazarin , époque où le jeune
Louis Xiy avait été quelque peu furieux d'apprendre l'exis-
tence de cet enfant adultérin. Or, à cette date, Saint-Mars
était simple petit brigadier de mousquetaires. Il venait, en
compagnie de d'Artagnan, de prendre part à l'arrestation
de Fouquet, qu'il gardait à Vincennes. Il y avait donc impos-
sibilité qu'il pût se trouver àPignerol, où il ne devait arriver
qu'à la fin de 1664, toujours avec ce même Fouquet.
Rien ne tient donc debout dans cet échafaudage pénible
de M. de Saint-Mihiel. Il fallait cette nécessité du merveil-
leux , d'une naissance illustre et d'une apparence concor-
dante quelconque avec le récit fantaisiste de Voltaire pour
1 T. I, p. 174 de l'édition en 4 vol. in-12.
106 REFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
qu'un auteur se crût en mesure d'imposer son opinion au
public. IJ devait avant tout sacrifier à la légende. Actuelle-
ment avec les exigences de judicieux examen qui commen-
cent à former peu à peu le fond de l'esprit des nations
modernes , il faut plus que des légendes ou des visions
d'enfants malades pour faire accepter du public une opinion
aussi hasardée que celle du baron de Veltheim, basée sur les
récits littéraires d'une princesse électorale allemande en
quête de romans intéressants pour ses correspondants d'au
delà du Pdiin, avides de tout ce qui se passe de scandaleux
en France.
NEUVIÈME HYPOTHÈSE.
Un frère jumeau de Louis XIV.
Cette hypothèse du prisonnier masqué cachant la person-
nalité d'un frère jinueau de Louis XIV , quoique se produi-
sant une des dernières, a été la plus vivement acceptée par le
pubhc élégant mais ignorant, par le clergé et les romanciers.
En effet, elle cadrait avec les idées de merveilleux et de
légende qu'on voulait conserA^er à ce problème historique ,
tout en respectant le principe de pureté monarchique de la
reine Anne d'Autriche et en ne prêtant plus à cette aventure
que le caractère d'un événement mystérieux de famille, au-
toritaire peut-être, mais n'entachant l'honneur de personne.
Ce fut un abbé, un ancien secrétaire du duc de Richelieu,
qui, dans la publication à Londres de prétendus Mémoires du
cardinal^, inséra (tome III, chapitre iv) la relation de la
naissance et de l'éducation du prince inj-orluné, soustrait par
les cardinaux Richelieu et Mazarin à la société, et renfermé
par l'ordre de Louis XIV; composée par le gouverneur de ce
prince à son lit de mort.
« Le prince infortuné que j'ai élevé et gardé jusqu'à la fin
1 1789-1793, 9 volumes in-S». — Soulavie (Jean-Louis-Giraud), historien,
abbé à Nîmes avant la Révolution, puis curé de Levant; plus tard, député du
clergé, membre de la Société des amis de la Constitution, ministre à Genève... ;
né à l'Argentièra en 1752, mort en mars 1813.
FRÈRE JUMEAU DE LOUIS XIV. 107
» de mes jours, dit Je gouverneur, naquit le 5 septembre
» 1638, à huit heures et demie du soir, pendant le souper du
» Roi. Son frère, à présent régnant (Louis XIV), était né le
» matin, à midi, pendant le dîner de son père. Mais autant
» la naissance du Roi lut splendide et brillante, autant celle
» de son frère fut triste et cachée avec soin. Louis XIII fut
» averti par la sage-femme que la Reine devait faire un
V second enfant , et cette double naissance lui avait été annon-
» cée depuis longtemps par deux pâtres qui disaient dans
» Paris que si la Reine accouchait de deux Dauphins, ce
» serait le comble du malheur de l'État. Le cardinal de Riche-
» lieu, consulté par le Roi, répondit que, dans le cas où la
» Reine mettrait au monde deux jumeaux, il fallait soigneu-
» sèment cacher le second, parce qu'il pourrait à l'avenir vou-
') loir être Roi. Louis XIII était donc souffrant dans son
» incertitude. Quand les douleurs du second accouchement
" commencèrent , il pensa tomber à la renverse.
» Le cardinal s'empara plus tard de l'éducation du prince
» destiné à remplacer le Dauphin si celui-ci venait à décéder, . .
» Dame Peronnette, la sage-femme, éleva comme son fils le
» prince, qui passait pour le bâtard de quelque grand seigneur.
» Le cardinal le confia plus tard au gouveryieur pour l'in-
» struire comme l'enfant d'un roi, mais en secret, et ce gou-
» verneur l'emmena en Bourgogne, dans sa propre maison.
» La Reine mère paraissait craindre que , si la naissance de
» ce jeune Dauphin était connue, les mécontents ne se révol-
» tassent, parce que plusieurs médecins pensent que le der-
« nier-né de deux frères jumeaux est le premier conçu et ,
)) par conséquent, qu'il est Roi de droit.
» Le prince, à l'âge de dix-neuf ans, apprit ce secret d'Etat
» en fouillant dans la cassette de son gouverneur , et il trouva
» des lettres de la Reine et des cardinaux de Richelieu et de
» Mazarin
» ... Le gouverneur dépécha un message à la cour pour
» demander des instructions. L'ordre vint de les enfermer
» tous les deux , etc »
108 RÉFUTATION DES DIFFÉRENTS SYSTÈMES.
Je fais grâce au lecteur du reste de cet écrit où le faux le
dispute à l'invraisemblable. Il ne pouvait en être autrement
pour un ouvrage et un auteur que l'héritier des Richelieu,
le duc de Fronsac, flétrit sans pitié pour sa mauvaise foi.
Il y avait en effet quelque imprudence à faire dire au duc
de Richelieu qu'il avait vu le prisonnier, quand Richelieu
était né le 13 mars 1696, deux ans avant l'arrivée du pri-
sonnier à la Bastille et sept ans avant sa mort. Il y avait
quelque déraison à faire de Saint-Mars le gouverneur du
jeune homme, et cela par la bouche même de ce Saint-Mars,
dans un style élégant, quand on a tant de lettres autogra-
phes du geôlier , de détails sur son existence , et de preuves
de sa profonde ignorance. Mais les faiseurs de Mémoires de
ce temps ne reculaient devant aucun mensonge pour allé-
cher le public toujours complaisant. Il est fâcheux toute-
fois de voir des gens de la valeur de Chamfort ' accepter
aussi facilement cette historiette. « Il est enfin connu ce
» secret qui a excité une curiosité si vive et si générale » ,
s'écrie l'humoristique écrivain, en rendant compte , dans le
Mercure de France de 1790 de ces prétendus Mémoires du
cardinal de Richelieu. Du reste, le chevalier Gubières de
Palmezeaux^ adoptait la même solution dans le récit de son
voyage à la Bastille, le 16 juillet 1789, et adressé à madame
G,.., à Bagnols en Languedoc, par Michel Gubières, citoyen
et soldat. (Paris, 1789, in-8°).
Carra, l'auteur d'un ouvrage sur la Bastille (1790), se fit
l'apôtre de cette opinion; seulement, il faisait entrer le pri-
sonnier à Pignerol en 1671, à Exiles en 1681, à Sainte-
Marguerite en 1687, à la Bastille en 1698 , où il serait mort
en 1703. Il regardait le nom écrit sur les registres comme
naturellement faux.
Carra, on le voit, était parfaitement au courant des dates,
et cela en 1791. On saisit donc mieux les erreurs qui se sont
1 Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, né près de Clermont en 1741, mort
le i3avrill794.
2 Michel Gubières de Palmezeaux, né à Roquemaure le 27 septembre 1752,
mort à Paris le 23 août 1820.
AVEDIGK. 109
perpétuées depuis, seulement on comprend moins comment
il avait pu faire cadrer ces dates avec le récit de Soulavie.
J'ai toujours cru qu'il avait voulu par là flatter le public ,
engoué alors de l'opinion de Soulavie et des Mémoires du duc
de Richelieu.
En 1821 , Dulaure, dans son Histoire de Paris ; en 1831 ,
MM. Fournier et Arnould^ dans le drame historique intitulé :
Le Masque de fer , qu'ils firent jouer à l'Odéon ; plus tard ,
Alexandre Dumas, dans le Vicomte de Bragelonne^ Levasseur
en 1835, dans les Mémoires pour tous (tome 111); des histo-
riens enfin tels que Sismondi * et Michelet^, préconisèrent
cette opinion de Soulavie.
Le dernier apôtre de cette historiette fut un nommé L.Le-
tourneur, qui en 1849 fit publier à Nancy, grâce à la Société
de Saint-Victor pour la propagation des bons livres et des
arts catholiques, un petit in-32, intitulé h'Histoiî^e de l'Homme
au mas(jue de fer , avec l'approbation de Mgr l'évêque de
Ghàlons (Marie-Joseph-François-Yictor Mayer de Prillv).
Ce fut la péroraison, et ce sera ma conclusion.
DIXIÈME HYPOTHÈSE.
Âvedick.
Si je donne l'opinion de M. le chevalier de Taules comme
une des dernières, ce n'est pas qu'elle ne fût connue depuis
longtemps. M. de Voltaire en avait souvent devisé avec le
chevalier ; seulement, je l'ai classée ici en raison de la date
de sa publication en 1825. (^Du Masque de fer, ou Réfutation
de l'ouvrage de M. Roux-Fazillac , intitulé : « Recherches
» historiques sur le Masque de fer » , par M. de Taules.
Paris, Peytieux, 1825, in-8°.)
D'ailleurs je n'ai pas l'intention de m'arrêter à cette con-
^ Simonde de Sismondi (Jean-Cliai'les-Léonard), né en 1773 à Genève.
~ Michelet, Histoire de Fiance, t. XII, p. 435.
110 RÉFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
lecture , qui n'a aucune bonne raison pour être acceptée. Ce
fut trois ans après la mort de l'homme inconnu de ia Bastille
que le patriarche arménien Avedick fut enfermé au Mont-
Saint-Michel ; huit ans plus tard , le 21 juillet 1711, qu'il
mourut à Paris, et le 22 qu'il fut enterré au cimetière de Saint-
Sulpice, tel qu'il appert de VExtrait des registres des convoys
et enterrements à l'église paroissiale de Saint-Sulpice, délivré par
le sieur Joachim de la Chétardye, curé de Saint-Sulpice , le
1-4 août 1711 ; des Dépêches du comte de Pontchartrain au
lieutenant de police d'Argenson, du 22 au '^0 juillet 1711;
de l'ouvrage de M. Depping {^Correspondance administrative
du règne de Louis XIV, tome IV, p. 292 et 293) ; du Frocès-
verhal de M. d'Argenson contenant enquête sur la vie et la
mort de Mo7iseigneur Avedick, patriarche des Arméniens à
Constantinople , c/m 15 septembre 1711 '.
En présence de tant de preuves officielles, il n'y a donc
pas lieu de s'arrêter davantage à examiner la valeur de cette
opinion.
ONZIÈME HYPOTHÈSE.
Un prisonnier mystérieux.
(1681.)
Cette hypothèse est la dernière que j'aie à examiner. Elle
est énoncée par le savant bibliothécaire de la ville d'Or-
léans.
M. Loiseleur est le premier qui, à propos du Masque de
fer., ait mis la question à sa véritable place , en la débarras-
sant de tout le fatras légendaire et emphatique que les auteurs
avaient accumulé autour de cette énigme pour la rendre
plus attachante. Les articles parus dans la Revue contem-
poraine, en 1867 et 1869, sont sévèrement et logiquement
déduits. 11 n'y a rien à y changer. Ce n'est donc que sur un
point de détail que je me trouve en désaccord avec M. J . Loi-
1 Pour le récit tie cette curieuse aventure, je ne saurais indiquer de meil-
leure source que les intéressants chapitres XIV et XV de M. Marius Topin
dans son ouvrage sur le Masque de fer.
PRISON]\IER MYSTERIEUX DE 1681. 111
seleur. Au milieu de cette foule de dépêches, il y a un point
noir pour M. Loisele:ur, et c'est à ce point que le judicieux
écrivain veut voir surgir peut-être la solution du prisonnier
masqué.
« J'ai bien des fois regretté, m'écrivait M. Loiseleur, le
« 20 mars 1870, de n'être pas dans la position favorable où
» vous vous trouvez pour puiser aune source dont l'accès est
" assez difficile. Vous faites aujourd'hui le travail que j'aurais
» voulu pouvoir faire, et vous élucidez ce que je n'ai pu
» qu'apercevoir.
» J'ai lu avec grand soin votre premier article. Permettez-
» moi devons soumettre, dans l'intérêt même de votre succès
" et de la solution cherchée, un point qui, dans mon esprit ,
» semble soulever quelque difficulté. Vous faites la brève
» analyse des pièces relatives au prisonnier d'Exilés, à ce
» personnage que M. Topin considère, départi pris, comme
» insignifiant.
» Pourquoi omettez-vous la dépêche de Louvois à Saint-
» Mars du 20 septembre 1681, que j'ai donnée dans mon
» article de 1867 (p. 267 de la Revue), et que M. Topin a
» reproduite à la note de sa page 335? C'est celle où il
» dit : « Le Roy ne trouvera point mauvais que vous alliez
') voir de temps en temps le dei^nier prisonnier que vous
» avez entre les mains, lorsqu'il sera étably dans sa nouvelle
» prison. »
» Serait-ce que vous n'avez pas trouvé cette missive? ou
» que vous la jugez insignifiante? ou que vous la réservez
« pour plus tard? ou, enfin, que vous adoptez l'interpréta-
» tion que M. Topin a donnée? Vous savez que, pour lui, ce
» dernier prisonnier, c'est Catinat. Je doute que cette expli-
» cation fantaisiste résiste à l'examen Il faut donc trou-
» ver une autre solution. Cette explication est peut-être fort
» simple , mais il est utile de la découvrir »
En me permettant de reproduire la lettre particulière que
M. Loiseleur a bien voulu m'écrire, j'ai cru indiquer d'une
manière plus complète la nature de son observation.
112 RÉFUTATION DES DIFFÉRENTS SYSTÈMES.
Je vais donc essayer d'élucider cette partie du débat au
moyen de pièces nouvelles. '
Il en est des projets comme des idées, ils reviennent sans
cesse sur l'eau. Depuis leur secret voyage en Piémont, en
1670, Louvois et Vauban n'avaient pas renoncé à leurs
desseins sur la forteresse de Casai, regardée comme un point
militaire d'une grande importance. La mésaventure de l'abbé
d'Estrades en 1679 et l'arrestation de Mattioli à l'heure de
l'exécution du premier projet sur Casai, n'avaient rien modifié
aux intentions de la cour de France sur cette place de guerre.
C'était un désagrément, un temps de repos, mais non un
renoncement définitif.
Dans les dépêches diplomatiques, en effet, on annonçait
que l'on n'avait jamais eu la moindre velléité de possession
sur ce point du Piémont, que toute cette histoire n'était que
pure calomnie, qu'il y avait bien eu des commencements de
pourparlers, et dans un but simplement éventuel et parfaite-
ment évasif. Mais parler politique, c'est mentir le plus effron-
tément du monde , paraît-il , car tout en même temps on
envoyait à Turin MM. le marquis de Pianesse et de la Trousse
pour traiter du mariage du jeune duc avec une princesse de
Portugal , et obtenir la bonne volonté de la cour de Savoie
en vue de la cession de Casai. On donnait également de nou-
velles instructions à l'abbé Morel , qui se rendait auprès du
duc de Mantoue. Quant à l'abbé d'Estrades, relégué au se-
cond plan , il ne restait à Turin que pour empêcher les cours
étrangères de croire le renvoi de cet agent causé par l'insuc-
cès de sa première négociation. Du reste, il ne devait pas
rester longtemps à son poste, et l'année suivante Louvois
parlait déjà au marquis de Pianesse de la nécessité du rem-
placement de ce personnage.
Interrompu momentanément, le travail diplomatique re-
latif à la possession de Casai fut repris plus vivement que
jamais pendant l'biver de 1680 à 1681. Dès le 11 février 1681,
Louvois, qui étaiten correspondance réglée avec Pianesse par
l'intermédiaire unique de Saint-Mars, annonçait au marquis
PRISONNIER MYSTERIEUX DE 1681. IIP,
Ja mission prochaine de Gatinat et de Bréant, et le 14 août*
il e'crivait à M. de Boufflers :
« Le sieur marquis de Boufflers a été instruit du traité
" qui avoit été signé vers la fin de l'année 1678 avec le
' nommé Mattioli , ci-devant ministre du duc de Mantoue ,
) par lequel ledit duc de Mantoue s'obligeoit à faire remettre
" la ville et citadelle et château de Gasal au pouvoir de
') Sa Majesté, et de l'infidélité avec laquelle ledit Mattioli
« avoit communiqué le traité qu'il avoit signé au nom de son
» maître aux ministres du duc de Savoie et au gouverneur de
" Milan. Sa Majesté envoya l'abbé Morel peu de temps après
>' pour sommer le duc de Mantoue de l'exécution du traité,
5) sur ce qui avoit été signé sur un pouvoir de lui en bonne
» forme , ce qu'il refusa de faire jusqu'au commencement du
" mois passé, que par un nouveau traité signé à Mantoue, le-
» dit duc s'est obligé de remettre seulement la citadelle au
" pouvoir de Sa Majesté, le 30 du mois de septembre pro-
" chain. Le marquis de Boufflers fera en sorte que l'infan-
" terie arrive le 27 septembre sous Pignerol, où, par les
" soins du sieur Gatinat, on lui donnera des munitions de
" guerre, du pain et de la viande pour quatre ou cinq jours.
" L'intention de Sa Majesté est que ledit marquis fasse arri-
» ver un officier à Turin, le 27 vers le soir, lequel portera à
" l'abbé d'Estrades le paquet ci-joint, et que ledit marquis
M commence à marcher assez à temps pour arriver au point
" de le 28 , à la pointe du jour. «
Or, on a pu lire dans l'intéressant récit de MM. Delort et
Topin, à propos de la première entreprise sur Gasal, les
précautions de toutes sortes employées pour cacher Gatinat
à Pignerol. Et quelles précautions! J'en ai retrouvé une
nouvelle preuve dans l'envoi de la lettre de Louvois au sieur
Ducros, commis de la poste à Lyon, en date du 6 février
1679^ :
« Vous trouverez dans ce paquet une dépêche que je
1 P. 270, V. 657, Mss. Dépôt delà guerre.
^ P. 63, V. 618, Mss. Dépôt de la guerre.
1Î4 REFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
» désire qui soit portée à M. de Saint-Mars, à Pignerol, sans
» que l'on sache qu'elle vienne de ma part; faites-la partir
» en poste par un homme qui soit persuadé que ce sont les
» lettres de M. Fouquet. Ordonnez-lui de faire diligence en
» revenant , et vous m'enverrez la réponse par un courrier
» exprès. Prenez garde de vous conduire en tout ceci de ma-
» nière qnâme vivante ne sache que je vous ai donné ces
» commissions, et comme si vous en donnez part à qui que
» ce soit, soit à Lyon, soit ailleurs, cela ne manqueroit pas
)' de me revenir, vous devrez vous tenir à l'exécution bien
" précise de ce que je vous recommande, si vous voulez que
)) je continue à me servir de vous. »
Aussi, dans les premiers jours de l'année 1681, quand
on reprit le projet de 1679 sur Casai, les mesures de précau-
tion ne manquèrent pas de la part de M. de Louvois.
Gomme, en ce moment-là, M. de Saint-Mars venait d'obte-
nir son changement de résidence, et par conséquent ne pou-
vait plus servir de correspondant entre le marquis de Pianesse
et le ministre, ce dernier fit part au marquis de la modifica-
tion survenue :
« Je suis obligé de vous faire observer , lui dit-il , que ,
» comme le Roi vient de donner le gouvernement d'Exilés à
» M. de Saint-Mars , et qu'il partira apparemment dans quinze
M jours ou trois semaines pour s'y aller établir, je ne pourrai
» plus guère me servir de cette voie pour vous faire tenir mes
» lettres'. Ce sera M. Du Chaunoy, commissaire des guerres.
» qui se chargera de notre correspondance'^. » Louvois pré-
venait également ce Du Chaunoy : « Je vous adresserai à l'ave-
» nir, lui écrivit-il le 2 juin, les lettres pour le marquis de
» Pianesse, que vous devez garder jusqu'à ce qu'on les vienne
" demander de sa part. Comme il a un fort grand intérêt qu'on
» ne sache pas le commerce que j'ai avec lui, je vous recom-
» mande d'être si secret sur cela que qui que ce soit n'en aitcon-
» noissance. >' Malheureusement, sur ces entrefaites Du Chau-
< 11 mai 1681. P. 194, v. 654, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 62, V. 655, Mss. Dépôt de la guerre.
PRISONNIER MYSTERIEUX DE 1681. 115
noy tomba malade , et si gravement que Louvois dut changer
encore une fois ses instructions, et prescrire à Saint-Mars de
traîner son départ en longueur, en prétextant l'urgence de ré-
parations nouvelles à Exiles, de manière à rendre plausible la
prolongation de son séjour à Pignerol. C'est ce qui explique tout
naturellement le retard que mit Saint-Mars à se rendre audit
Exiles avec ses deux prisonniers. Effectivement, le 22 juillet
Louvois écrivait à Saint-Mars : « Comme le service du Roi
» pourra requérir que vous demeuriez à Pignerol encore tout
» le mois suivant, il sera bon que vous diligentiez assez peu
» lesdites réparations d'Exilés pour que vous ayez prétexte de
>' ne partir de Pignerol que vers les premiers jours du mois
» d'octobre, obsei^vant de vous conduire de manière qu'il ne
M paroisse point d'affectation au séjour que vous y ferez. » Et
le l" août il ajoutait' : « Ce mot n'est que pour accom-
5) pagner la lettre ci-jointe pour M. le marquis de Pianesse,
» que je vous prie de lui faire tenir avec les précautions ordi-
» naires. »
Le 3 août, il lui prescrivait de se rendre en secret chez
ledit marquis, sous l'apparence d'aller à Turin, mais en ne
découchant pas plus d'une nuit de suite de la citadelle
de Pignerol^. Toutes ces allées et venues et ces mesures
préparatoires avaient pour but l'entreprise sur Casai. Cette
fois, comme en 1679, Catinat demeurait chargé de la
partie active de l'expédition , le marquis de Boufflers avait
le commandement général, et le commissaire des guerres,
Bréant (le futur intendant de Casai) , devait s'occuper de tout
ce qui concernait la partie administrative, et organiser à
Pignerol et à Turin les moyens d'action nécessaires pour
la réussite parfaite du projet. Dès le 22 juillet, et non
pas le 2 août , comme l'a prétendu M . Marins Topin ,
Louvois écrivait à Catinat^ : « Le service du Roi dési-
» rant que vous fassiez incessamment u7i voyage pareil
1 P. 12, V. 657, Mss. Dépôt de la guerre.
2 Delort. p. 275.
3 P. 332, V. 656, Mss. DépOt de la guerre.
J16 REFUTATIO>' DES DIFFEREÎsTS SYSTEMES.
» à celui du cormuencement de l'année passée, je vous en
» donne avis afin que, prétextant quelque affaire de fa~
» mille, vous mandiez à vos amis en Flandre que monsieur
» votre frère vous a obtenu un congé de deux mois, et que
» effectivement vous partiez pour vous rendre en ce lieu-ci en
') douze ou quinze jours, sans omettre Fontainebleau^ où je
» vous entretiendrai et vous remettrai les ordres du Roi de ce
» que vous avez à faire. » Il lui envoyait en même temps ses
instructions et lui annonçait sa nomination au grade de maré-
chal de camp sous les ordres du marquis de Boufflers ^ Le
13 août, il prévenait Saint-Mars de l'arrivée de Catinat^ :
« Le Roi ayant ordonné à M. de Catinat de se rendre au
" premier jour à Pignerol pour la même affaire qui l'y avoit
') mené au commencement de Vannée 1679 , préparez-lui un
" logement dans lequel il puisse demeurer caché pendant trois
'' seynaines ou un mois ; conduisez-le dans le donjon de la cita-
)) délie dudit Pignerol, avec toutes les précautions nécessaires
') pour que personne ne sache qu'il soit avec vous. » '
Arrivé le 3 septembre à Pignerol, Catinat écrivait, le 6,
au ministre^ : « Je suis arrivé ici, le 3 du mois, et y
" serois même arrivé le second sans les m,esures que j'ai
» prises avec M. de Saint-Mars pour y entrer secrètetnent.
M Je m'y fais appeler Guibei^t et y suis comme ingénieur,
" qui a été envoyé par ordre du Roi. Guibert est de Nice,
)) et je me suis fait arrêter au delà de Pignerol, sur le chemin
>' de Pancalier. M. de Saint-Mars me tient ici prisonnier
« dans toutes les formes, néanmoins avec une profusion de
"figues d'une grosseur et d'une bonté admirables "
C'est ce qui donne la clef de la fameuse lettre de Louvois
à Saint-Mars, du 20 septembre 1681 : « Le Roi ne trouve
') pas mauvais que vous alliez voir de temps en temps fe
" dernier prisonnier que vous avez entre les mains. Lors-
» qu'il sera établi dans sa îiouvelle pris07i et dès qu'il sera
1 P. 346, V. 657, Mss. Dépôt de la guerre.
- Deloit, p. 276.
3 P. 2, V. 66I1-, Mss. Dépôt de la guerre.
PRISONNIER MYSTÉRIEUX DE 1681. 117
)! parti de celle où vous le tenez ^ Sa Majesté désire que vous
" exécutiez l'ordre qu'elle vous a envoyé pour votre étahlis-
)i sèment. Je vous prie de rendre le paquet ci-joint, en mains
» propres, à M. de Richemotit. » Or, c'est dans cette dépêche
que M. J. Loiseleur a voulu voir la trace d'un nouveau
prisonnier; mais le récit de Gatinat ne suffirait -il pas
à prouver l'exactitude de notre assertion, que la missive
elle-même nous en fournirait la preuve irrécusable. L'au-
tographe existe aux Archives nationales (K. 120) ; il pro-
vient de la succession de Saint-Mars , et au bas de Tordre
ministériel on lit ces mots tracés par la main même de
Saint-Mars: « Ce nom veut dire M. de Catinat, que je tenois
)) pour lors enfermé à Pignerdl. » L'explication de cette énig-
matique dépêche est donc naturelle ; elle ne signifie en
résumé que ceci : Allez voir M. Guibert (Catinat) quand
il sera à Casai, remettez-lui le paquet dès qu'il partira;
rendez-vous, de votre côté, à votre établissement nouveau
d'Exilés.
Quant aux ordres donnés pour l'occupation de Casai, ils
se succédaient avec la rapidité habituelle à Louvois. Le
3 septembre 1681', le ministre indiquait à Catinat les
moyens de correspondre sûrement aACc l'abbé Morel, alors à
Mantoue. Le 5 ", il prévenait que, le sieur Du Chaunoy
étant à toute extrémité , le sieur Bréant serait chargé de l'in-
térim à Pignerol. Le même jour^, l'abbé Morel annonçait
à Louvois le départ du marquis Maximilien Cauriani de
Mantoue pour Casai, à l'effet de remettre à Catinat, le mer-
credi 29 ou le jeudi 30 septembre, la citadelle dont il
était gouverneur. Les jours suivants, les instructions les
plus détaillées étaient adressées de Paris à Boufflers ,
Catinat, Pianesse, Bréant, Saint-Hilaire ^. Tout était prévu
à l'avance, et le 27 septembre, Saint-Mars pouvait dire
à l'abbé d'Estrades : « J'ai rendu votre lettre à M. de
^ P. 56, V. 658, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 124, V. 658, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 1 , V. 664, Mss. Dépôt de la guerre.
* P. 658, Mss. Dépôt de la guerre.
118 RÉFUTATION DES DIFFERENTS SYSTEMES.
" Gatinat, lequel aura l'honneur d'entretenir commerce avec
» vous, dès qu'il sera établi. Il part demain avec l'infan-
ri terie. Il est gouverneur à ïournay et a été reçu maréchal
» de camp ici, et le 1" mai, gouverneur de la citadelle
» que vous avez fait avoir au Roi. " Le 30 enfin ', le mar-
quis de Boufflers écrivait au fameux ministre : « Nous
«sommes entrés dans la citadelle de Casai M. de Gau-
" riani, qui en étoit gouverneur, jetoit de grands soupirs en
» lisant l'ordre de M. le duc de Mantoue et en voyant sortir
» la garnison En vérilé , ce lieu est un beau poste et
« digne de la grandeur du Roi » Le même jour, presque
h la même heure, à l'autre extrémité de la frontière française,
tombait également entre nos mains une place plus impor-
tante encore, Strasbourg , toute française déjà par le cœur,
comme elle l'est aujourd'hui par la reconnaissance, le sou-
venir et l'espérance. Mais la citadelle de Gasal occupée,
restaient la ville et le château, que le duc ne voulait pas
céder. Or, avoir Gasal sans en posséder le réduit, c'était
ne rien tenir. Gatinat partit donc pour Mantoue et échoua
tout d'abord dans sa négociation , comme il en fit part
au ministre dans sa dépêche du 15 octobre^. Or, pen-
dant ce temps-là, l'infanterie avait exécuté son mouve-
ment de concentration sur Gasal, et, le 10 novembre, elle
entrait dans la ville à l'heure où la cavalerie, sous les ordres
du marquis de Boufflers, en sortait pour rentrer en France.
Gette fois l'argument était péremptoire ; devant la force il
n'y avait qu'à céder, et le 21 décembre Louvois annonçait à
Gatinat les conditions acceptées par le duc, et réglait
tous les détails de la mise en possession. Le 26 enfin,
le château était occupé par le sieur de Lisle, qui en res-
tait gouverneur particulier ^ . Tel est le récit succinct
de cette fameuse affaire de Gasal. Était-ce de la bonne
pohtique ? Non. Gar, d'indécis qu'étaient la cour de
1 P. 20, V. 664, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 37 , V. 664 Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 129, V. 661 , Mss. Dépôt de la guerre.
BIOGRAPHIES SIMPLES. 119
Piémont et les Piémontais, ils allaient devenir nos en-
nemis, et l'abbé d'Estrades avait mille fois raison quand
il écrivait au ministre ' : « A dire le vrai, l'on obéit ici parce
» que l'on ne peut s'opposer k ce que l'on désire, mais le
' chagrin y est grand et visible, et ce n'est pas aujourd'hui
« que je me suis aperçu de l'extrême appréhension qu'on
" a du succès de cette affaire. »
De nouveau prisonnier, il n'y en avait donc pas, quoi qu'en
parût penser M. Loiseleur, qui ne possédait pas toutes les
dépêches que je viens de citer. Mais, ces dépêches n'eussent-
elles pas existé, il aurait fallu se rappeler que la translation
de Saint-Mars à Exiles était décidée dès le mois de mai
1681, avec tous les détails les plus complets relativement
aux prisonniers de la Tour d'en bas, les mêmes qui furent
amenés en litière à Exiles, en octobre, après la prise de
Casai. La dépêche de septembre, pour un nouveau prison-
nier, n'aurait donc eu aucun sens, puisque en réalité elle n'au-
rait pu s'appliquer qu'à l'un des anciens prisonniers dont
je viens de parler. Que conclure de ces deux explications ?
L'impossiblité d'admettre l'hypothèse de M. J. Loiseleur.
La discussion relative aux différents prisonniers de Pignerol
suffira d'ailleurs à mettre en lumière tout ce qui concerne
M. de Saint-Mars et ses agissements.
DOUZIÈME HYPOTHÈSE.
Biographies simples.
Il me reste maintenant, pour compléter cette revue des
auteurs qui ont parlé du Masque de fer, à indiquer sommai-
rement et par ordre de date ceux qui se sont occupés de ce
personnage, mais sans entrer dans aucun détail, simplement
pour permettre les recherches contradictoires, indiquer les
sources des travaux et compléter cette étude critique et
rétrospective :
1° La Gazette de Leyde de 1687. — Le Pamphlet de 1685.
— Le correspondant de la Gazette d'Amsterdam, du 30 octo-
1 P. 15, V. 641, Mss. Dépôt de la guerre.
120 RÉFUTATION DES DIFFÉREI^TS SYSTÈMES.
Lre 1698. Annonce de l'arrive'e de Saint-Mars à la Bastille
avec un prisonnier.
2" Constantin de Renneville, gentilhoiçme normand, mis
à la Bastille le 16 mai 1702, sorti en 1713 à la paix d'U-
trecht. — h' Incjuisition française ou l'Histoire de la Bastille;
Amsterdam, chez Etienne Roux; 1715-1719, 5 vol. in-12.
3^ Juin 1745. Baron de Crunyngen. Article paru dans la
Bibliothèque raisonnable des savants de V^Europe.
4° 1746. P. Marchand \ libraire. Dictionnaire historique^
5° 1751. Voltaire. Siècle de Louis XIV.
6° 1752. Clément. Nouvelles littéraires. T. II, lettre 99.
7° 1753. La Beaumelle'-. Notes sur le Siècle de Louis XIV;
in-8% Berlin.
8° 1768. Le H. P. Griffet^. Traité des différentes preuves
qui servent à établir la vérité dans l'histoire, in-12, Liège.
(Chap. xiii) . De la vérnté dans les anecdotes . Examen de l'anec-
dote de l'Homme au masque.
9** 1769. FoRMANOiR de Palteau. Atinée littéraire du mois
de juin 1769.
10° 1774. Bemarqiies historiques sur le château de la
Bastille (p. 33). En 1774, petit in-12. En 1789, in-8''. En
1789, in-8'' (édition de Londres).
11° 1777-1780. Le Père Papon^, de l'Oratoire. Histoire
générale de Provence , 4 vol. in-4°. Voyage littéraire de Pro-
vence (p. 148, 149).
12° 1783. Dictionnaire historique im^Tmiék Caen en 1783,
8 vol. in-8°. Ouvrage qui a eu pour seul rédacteur dom
Ghaudon, religieux bénédictin. (P. 419, t. III.)
13° Bouche (Ch. Fr.)^. Essai sur l'Histoire de Provence.
Marseille, Noury, 1785, 2 vol. in-4°,
1 P. Marcliand, né en 1675; mort le 14 juin 1750.
2 Laurent Engliaviel de La Beaumelle, né à Walleranges le 28 janvier 1726,
mort le 17 novembre 1773.
3 R. P. Griffet, né à Moulins le 9 octobre 1698, mort à Bruxelles le
22 février 1771.
4 J\é en 1734, mort en 1803.
5 Mort vers 1794.
BIOGRAPHIES SIMPLES. 121
14° 1789. La Bastille dévoilée.
15° 1790. Gaera^. Méiyioires historiques et authentiques
sur la Bastille, avec un discours préliminaire et des obser-
vations. Londres et Paris, 1790, 3 vol, in-8°.
16° 1820. Weill, Biographie universelle de Michaud
(t. XXVII) .
17° 1842. L. LouvET, VHomme au masque de fer, par
L. Louvet. Paris, Treuttel et Wûrtz , 1842, in-8°. Extrait
de VEncyclopédie des gens du monde, publié par les libraires
Treuttel et Wûrtz. Etude critique très-bien faite.
18° De Bellecombe, mai 1868. Étude sur le Masque de
fer dans V Investigateur.
Tel est l'ensemble des études qu'a fait surgir la recherche
de la solution de ce problème historique , présenté par Vol-
taire en l'an de grâce 1751. La méthode que j'ai suivie aura
eu , je l'espère , le grand avantage de mettre fin à toute idée
d'acceptation possible des thèses émises jusqu'ici , et de per-
mettre d'aborder l'étude de cette question intéressante avec
toute la liberté d'esprit qu'elle réclame.
1 Diplomate; né à Pont-de-Vesle, mort le 31 octobre 1793.
DEUXIÈME PARTIE.
LE PERSO?«NEL DES DIFFERENTES PRISONS D ETAT,
CHAPITRE III.
Pignerol, la citadelle et le donjon à la fin du dix-septième siècle. — Le {gou-
verneur général. — Le gouverneur du donjon, M. de Saint-Mars; sa famille,
sa fortune, son caractère, sa conduite. — Les lieutenants de M. de Saint-
Mars. — Le lieutenant de Roi de Pignerol. — Le gouverneur de la ville
de Pignerol. — Le commissaire des guerres. — La garnison. — La popu-
lation civile de Pignerol. — La prison du donjon. — Abandon et perte de
Pignerol. — Le fort de la Pérouse. — Son histoire et son personnel en
1605 et 1666. — La citadelle d'Exilés. — Son histoire et son personnel, de
1681 à 1687. ~— Le fort royal de Sainte-3Ja)-guerite. — Son histoire et
son personnel de 1687 à 1698. — La Bastille. — Son personnel à la fin
du dix-septième siècle.
Parler d'un personnage, dépeindre son caractère, racon-
ter ses aventures, avant même de connaître ce qu'il a pu
être, le milieu dans lequel il a ve'cu , les maisons ou plutôt
les prisons qu'il a occupées , c'est vouloir suivre la mé-
thode que la plupart des écrivains du dix-huitième siècle
ont adoptée pour cette étude. C'est pourquoi , afin d'éviter
les mêmes inconséquences, cause d'erreurs nombreuses, j'ai
souhaité, avant d'écrire quoi que ce soit sur les événements
de cette époque, montrer ce qu'était le personnel des diCle-
rentes prisons d'Etat où cet homme mystérieux, ce grand
coupable, a passé la moitié de son existence. Cette méthode
aura d'ailleurs l'incontestable avantage de mettre le lecteur
au courant d'un monde totalement inconnu de lui, et de dé-
barrasser le récit de quelques-unes des légendes qui se sont
attachées à cette curieuse et véridique histoire.
PIGNEROL, LA CITADELLE ET LE DONJON, A LA FIN DU
DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.
Dans mon chapitre P"" j'ai déjà parlé de Pignerol et de sa
position. J'ai dit que cette place était située sur les flancs
124 p;ersonnel des prisons.
des hauteurs alpestres, presque à la naissance des cours d'eau
qui viennent former le riche bassin du Pô. Placée à sept
lieues sud-ouest de Turin , à vingt-huit de Nice et trente de
Grenoble , la ville de Pignerol était au dix-septième siècle le
point le plus important et le plus fort des possessions fran-
çaises dans le nord de la Péninsule.
Elle comprenait dans son ensemble une citadelle, un don-
jon et une ville , le tout entouré de fortifications importantes,
modifiées d'après les projets de Vauban, lors de son voyage
incognito à Pignerol en 1670 sous le nom de M. de la
Brosse'. Ces fortifications se composaient d'une série de bas-
tions, demi-lunes et contre-gardes ; elles permettaient l'accès
dans la place par deux portes, celles de France et de Turin.
Il existait pourtant une troisième communication , mais
secrète celle-là , par une porte de campagne , dite Saint-Jac-
ques, pour se rendre directement du dehors dans le fameux
donjon, en longeant les demi-lunes de Sainte-Brigitte et de
Sault, sans être obligé de traverser la ville. Ce fut par cette
entrée mystérieuse que furent introduits successivement
l'Homme au masque, Mattioli et Catinat.
Donjon, citadelle et ville avaient leurs casernes et corps
de garde raspectifs. Quant à la ville, elle était relativement
considérable; elle possédait , outre les établissements mili-
1 II existe au Dépôt des fortifications, à la section des places étrangères,
des documents assez nombreux sur cette place de guerre. (P. 472, premier
inventaire.)
Serviest et divers. État estimatif des maisons et dépendances démolies en
1630, 1631 et 1669, pour les fortifications de Pignerol.
La Bgissière, 1664. Procès-verbal estimatif des héritages pris, en 1673,
pour les fortifications de Pignerol.
Vauban, 1670. Quatre mémoires pour modifier Pignerol.
X., 1679. Plan de Pignerol au 1920^
X., 1680. Plan de Pignerol au 1920^.
Vauban, 1682. Nouveau plan. Visite à Pignerol.
Vauban, 1693. — Lettre sur ce que Pignerol est une place qui est à charge
à la France.
Vauban, 1693. Lettre sur l'attaque de Pignerol par le duc de Savoie.
Robert, 1695. Plan du donjon de la citadelle de Pignerol au 308<^.
Robert, 1695. Plan de la citadelle de Pignerol au 8S2<^, etc.
Réduction du plan de la ville et citadelle de Pignerol, avec les dedans de la place, août 1679,
A Denti-luDc SaiulcIInGil
11 Corne SaiDic-Bnuiiie.
C Derai-luDc de Saute.
D BaMiondeiminMiiifJri.
F Baxion dci min».
Il fiatlioD de U f.mOerie i
1 Datlion de la fonderie i
imble.
AiCi'ebonne.
35 DaiiiDu de Mot
«1 UaslioD de» Car
LE GOUVERNEUR GENERAL DE PIGNEROL. 125
taires de l'arsenal et de la fonderie, cinq e'glises : Saint-
Donat, Saint-Maurice, Saint-Bernardin, le Jesu et la Ma-
done de Paris , et plusieurs maisons religieuses importantes ,
les Capucins, les Jésuites, les Jacobins, les Cordeliers, les
Augustins, les Pénitents de la Conception;, les Religieuses
piémontaises et les Religieuses françaises. E^lle avait égale-
ment un palais du conseil souverain et une maison de vill^
sur la place Saint-Donat.
A l'époque où l'officier des mousquetaires d'Arta^nan ,
de romantique et trop inexacte mémoire , allait conduire dans
le donjon de cette forteresse le fameux surintendant et dila-
pidateur nommé Fouquet , pour l'y faire enfermer sa vie
durant, sous la surveillance de M. de Saint-Mars , le person-
nel de cette ville forte se composait de troupes françaises et
de sujets italiens.
Pignerol avait donc l'honneur de posséder un gouverneur
générai, un commandant de ville, un lieutenant de Roi
gouverneur de la citadelle, un commandant particulier du
donjon, un commissaire des guerres, un major, deux
aides-majors, deux capitaines des portes, un commis de l'ex-
traordinaire des guerres , un directeur de fonderie , un conseil
souverain, pour diriger tout ce petit monde.
Tels étaient les rouages d'une place de guerre au dix-sep-
tième siècle.
LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL.
Le gouverneur général commandait à la fois la citadelle ,
le donjon, la ville et le territoire de Pignerol. M. le mar-
quis de Piennes servait en cette qualité, à l'époque de l'ar-
rivée de Saint-Mars et de M. Fouquet. Il paraîtrait, du
reste, que son séjour ne lui plaisait guère, car il n'était
jamais à son poste, sous un prétexte ou sous un autre. Il par-
tit une dernière fois aux eaux au commencement de l'année
1670 et ne revint plus. Le sieur Breuilly, marquis d'Herle-
ville, capitaine des gardes, le remplaça définitivement en 1 674.
Ce fut au mois d'août de cette année 1674 que le mar-
126 PERSONNEL DES PRISONS.
quis débuta dans ces fonctions , qu'il ne devait plus quitter
qu'avec l'abandon définitif par la France de la fameuse for-
teresse, fonctions qu'il remplit d'ailleurs avec une exactitude
exemplaire. En effet , durant un séjour consécutif de vingt
années dans ce poste éloigné, le nouveau gouverneur n'ob-
tint que deux fois l'autorisation de se rendre en deçà des
.monts : la première en novembre 1681, après la prise de
Casai ; la seconde en 1685 , pour ramener sa femme malade
à Paris. « Le Roi veut bien, lui écrit le ministre le 29 avril
M 1685 ' , que vous accompagniez jusqu'au mont Cenis ma-
" dame votre femme à son retour en France; et pour cela,
» que vous découchiez de Pignerol deux ou trois nuits. » La
seule distraction du marquis consistait dans ses excursions à
Turin, où il se rendait du reste assez souvent et pour les-
quelles il reçut plus d'une lettre d'avertissement de ce maître
en reproches sanglants, le secrétaire d'État de la guerre
marquis de Louvois.
D'après toutes les dépêches de ce personnage , il résulte
qu'il fut toujours en termes assez aigres avec M. de Saint-
Mars. Cela s'expliquait de reste , puisque M. de Saint-
Mars , qui , comme gouverneur du donjon , aurait dû être
réglementairement sous ses ordres et sous ceux du com-
mandant de la citadelle, restait indépendant et ne se gênait
pas pour prouver en toute occasion sa liberté et la faveur
dont il jouissait. 11 y avait également rivalité de femme et
d'influence, et madame d'Herleville montra souvent sa
mauvaise humeur de ne pouvoir visiter tout à son aise le
donjon et savoir ce qui s'y passait. Aussi, quand en 1681
Saint-Mars quitta clandestinement et nuitamment le donjon
avec ses deux mystérieux prisonniers, les « fameux merles» ,
pour se rendre à Exiles, sans daigner donner même signe
d'existence au gouverneur général et simplement le prévenir,
comme un subordonné l'aurait dû faire, le marquis, piqué au
vif, s'empressa d'adresser une plainte en règle au secrétaire
d'Etat, à propos de ce procédé grossier.
1 Page 576, V. 744, Mss. Dépôt de !a guerre.
BENIGNE D'AUVERGNE DE SAINT-MARS. 127
« Vous avez bien fait, se contenta de répondre Louvois,
» de ne point témoigner de ressentiment de la conduite qu'a
« eue M. de Saint-Mars en partant pour aller à Exiles, parce
M qu'il a des ordres du Roi qu'il faut qu'il exécute et dont il
» ne doit rendre compte à personne ' . » La dépêche était
péremptoire; d'Herleville se le tint pour dit. D'ailleurs,
Saint-Mars parti , le calme revint dans la forteresse , et de ce
jour gouverneur et ministre s'entendirent à merveille,
LE GOUVERNEUR DU DONJON, M. DE SAINT-MARS.
Le gouverneur du donjon, Bénigne d'Auvergne de Saint-
Mars, seigneur de Dimon et de Palteau, bailli et gouverneur
de Sens, né en 1626, dans les environs de Montfort-l' Amaury ,
mourut à la Bastille, le 26 septembre 1708, à quatre-vingt-
deux ans. Il fut enterré au cimetière de l'église Saint-Paul,
le 28 du même mois. Voici quelles furent les phases connues
de l'existence de ce personnage :
Enfant de troupe en 1638.
Mousquetaire k la première compagnie (1650).
Brigadier des mousquetaires (1660).
Maréchal des logis (1664).
Maréchal des logis, commandant le donjon de Pignerol, et
capitaine d'une compagnie franche (1665-1681).
Gouverneur du fort de Pérouze (1665-1687).
Gouverneur du fort de l'Escluze (1665-1687).
Sous-lieutenant de mousquetaires en 1679.
Commandant la citadelle de Pignerol, pendant l'absence
de M. de Rissan , le 26 septembre 1680,
Gouverneur titulaire de la citadelle, 25 avril 1681.
Gouverneur du château d'Exilés, 12 mai 1681.
Gouverneur des îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat ,
1687,
Enfin, gouverneur du château de la Bastille, 1698-1708
(26 septembre).
« 13 juillet 1681 . P. 170, v. 656, Mss. Dépôt de la guerre.
128 PERSONNEL DES PRISONS.
Était-il petit gentilhomme de province, comme certains
auteurs l'ont affirmé? Était-ce simplement un soldat de for-
tune? « Le nommé Pierre Bertrand, du village de Juigny ,
« près d'Étampes, raconte Constantin de Renneville, jadis
« clerc de procureur, que j'ai connu très-particulièrement dans
» la Bastille, m'a affirmé avec serment que le propre nom de
■•> Saint-Mars étoit Bénigne Dauvergne et qu'il avoit une nièce
)) nommée Anne Dauvergne, servante chez M. de Tuméry. »
Ce qui est certain, c'est qu'il ne fut anobli qu'en 1673.
« Le Roi , lai écrit en effet Louvois , le 10 janvier 1673 , vous
» a accordé les lettres de noblesse que vous demandez. Je les
« ferai expédier et délivrer de suite au sieur de Nallot ' »
Ce nom de Saint-Mars n'est du reste qu'un surnom. Il ne se
fit appeler Saint-Mars qu'au régiment, comme c'était alors
l'habitude de tous ceux qui s'enrôlaient. Son père était mort
jeune; il fut probablement élevé par son oncle, petit gentil-
homme champenois , le sieur Zachée de Byot , écuyer et sei-
gneur de Blainvilliers, qui le fit entrer avec son cousin dans
la première compagnie des mousquetaires comme enfant de
troupe à l'âge de douze ans. Il resta depuis en pied dans la
compagnie , fut de ceux enfin qu'on chargea avec d'Artagnan
d'arrêter le surintendant Fouquet et plus tard de garder
l'ex-ministre par suite du choix qu'on fit de lui pour com-
mander le donjon de Pignerol. Dans cette forteresse, il se
trouva mis en rapport avec le sieur Damorezan , commissaire
des guerres, dont il épousa une des deux sœurs, renommées
toutes deux pour leur beauté et leur sottise. De son mariage,
Saint-Mars eut deux fils. L'un fut le filleul de Louvois.
«Monsieur, lui écrit ce dernier le 9 mars 1671 , j'ai appris
') avec joie l'accouchement de madame votre femme, d'un
» fils , et je m'en réjouis avec vous. Je veux bien en être le par-
» rain, puisque vous m'avez choisi pour cela — ^» Cet enfant
fut naturellement destiné à la carrière des armes , et vingt
ans après, en 1692, Saint-Mars s'occupait de lui acheter une
* P. 78, V. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 75, V. 255, Mss. Dépôt de la guerre.
BENIGNE D'AUVERGNE DE SAINT-MARS. 129
charge militaire. « Sa Majesté, lui répond à ce sujet Barbe-
>i zieux, n'a pas jugé à propos de vous accorder le brevet de
» colonel que vous demandez sur la charge du colonel-lieute-
» nant du régiment colonel général des dragons , dont elle a
51 trouvé bon que vous traitiez pour monsieur votre fils. »
Mais ce jeune officier mourait probablement dans le courant
de l'année 1693, car, à la date du 7 septembre ', le ministre
ajoutait : « Sa Majesté vous plaint et voudroit pouvoir faire
" quelque chose pour vous à l'occasion de la perte de votre
» fils » Quant à son second fils, il devint commissaire
des guerres , épousa la fille du sieur Desgranges , premier
commis de M. de Pontchartrain , et mourut à la fin du dix-
septième siècle. A quelle date exactement? Je n'ai pu le savoir.
Ce qui est certain, c'est que Saint-Mars, laissé sans posté-
rité, laissa sa fortune à M. Desgranges et à ses neveux, les
Formanoir.
Lui-même avait hérité , avec ses cousins et cousines ger-
maines, de l'oncle qui l'avait élevé, le sieur Zachée de Byot,
seigneur de Blainvilliers. En 1670, il céda sa part d'héritage
à son cousin germain et lieutenant dans sa compagnie, le
sieur de Blainvilliers^. Avait-il un frère? Il existait bien alors
un officier du nom de Saint-Mars , qui , blessé au siège de
Maëstricht, en 1673, dut se retirer du service. Mais s'il eût
été parent du geôlier, il eût par conséquent participé à la
part d'héritage et aux mutations que j'ai signalées dans les
pièces notariées de 1670. Je ne crois donc pas à la parenté.
Voici, du reste, la pièce originale, la seule que j'ai ren-
contrée. Elle est autographe, signée Sainct-Mars, et adressée
de Maëstricht, le 20 juillet 1673 , à M. Louvois^ : « Mon-
5) seigneur, si la blessure que j'ai reçue ici n'est pas assez
)) considérable pour m'empêcher de finir la campagne, la
" même maladie qui me retint dernièrement à Metz pendant
1 9 décembre 1692. P. 165, v. 1132, Mss. Dépôt de la guerre.
2 Les pièces probantes viennent de M. Ed. Barbier d' A ucourt, référendaire
honoraire, actuellement propriétaire du domaine de Blainvilliers, près de
Montfort-l'Amaury.
3 Mss. Dépôt de la guerre.
9
130 PERSONNEL DES PRISONS.
» quelque temps me met tout à fait hors d'état de la pou-
)5 voir continuer. C'est pourquoi, Monseigneur, je vous
« supplie très-humblement avoir la bonté m'accorder mon
» congé, lequel je recevrai comme une marque de l'hon-
,7 neur de vos bonnes grâces, avec regret de n'avoir jamais
)) trouvé occasion de la mériter, vous protestant, Monsei-
» gneur , que le plus fort de mes désirs seroit de vous faire
» connoître avec quel attachement de fidélité et de respect
» je suis, Monseigneur, votre très-humble et votre obéissant
» serviteur'. »
Elle est annotée par Louvoisdela façon suivante : « Saint-
» Mars, si c'est qu'il ne veut plus servir et se deffaire de sa
» charge, ou s'il a besoin d'un congé pour s'aller remettre,
M afin que j'en parle au Roi. »
Son beau-frère, le commissaire des guerres Damorezan^
avait toujours été fort apprécié par Le Tellier et par Louvois,.
qui disaient de lui : « C'est un fort honnête homme et un
» très-bon serviteur. »
Il paraîtrait, toutefois, que cette honnêteté lui pesait, car
en 1683, à la suite de fâcheuses histoires d'argent, ce même
Damorezan se vit obligé de quitter la France, ainsi que l'abri
momentané que lui avait offert son parent dans son poste,
pourtant bien retiré, d'Exilés. « Sur l'avis que vous avez
)' eu, lui écrit le ministre, que M. Damorezan passoit par
" Suze pour se retirer à Turin, vous l'avez convié de venir
« à Exiles. Vous demandez qu'il puisse y rester en sûreté,
" sur quoi j'ai à vous dire qu'il faut que vous vous donniez
3) bien garde de l'y^retenir, parce que les trésoriers généraux
V ont un ordre du Roi entre les mains pour le faire arrêter
» partout où il se trouvera. Ainsi, il vaut beaucoup mieux
» que vous lui conseilliez de sortir du royaume le plus tôt
» qu'il pourra, que de rester dans un lieu où indubitablement
» il sera arrêté ^. "
De toute la famille , la personne la plus influente fut sans
1 23 janvier 1665. P. 193, v. 191, Mss. Dépôt de la guerre.
2 4 septembre 1683. P, 116, v. 696, Mss. Dépôt de la guerre.
BÉNIGNE D'AUVERGNE DE SAINT-MARS. 131
contredit la sœur de ce Damorezan et de la femme du
geôlier. F ille d'un apothicaire, elle épousa Elie Dufresnoy,
attaché au secrétariat de la guerre, et, depuis, premier
commis de Louvois. Cette madame Dufresnoy devint, vers
1670, la maîtresse de Louvois, qui fit créer pour elle, en
1673, la charge de dame de lit de la Reine. Dans ce milieu
de courtisans, son influence fut considérable, autant que
sa sottise. « Ce qu'il y a de plus grand de l'un et de l'autre
j) sexe , dit La Fare , est appliqué à faire sa cour à cette
» femme, qui, de son côté, y répond avec toute l'insolence
» que donnent la beauté et la prospérité, jointes à une basse
« naissance et à fort peu d'esprit ^ »
« Sans vanité, je sais des nouvelles à l'arrivée des courriers,
» écrit madame de Coulanges à madame de Sévigné ; c'est
» chez M. Le Tellier qu'ils descendent, et j'y passe mes jour-
» nées. Il est malade, et il paroît que je l'amuse; cela me suf-
» fit pour m'obligera une grande assiduité... Nous avons ici
«madame de RicheHeu ; j'y soupe ce soir avec madame
» Dufresnoy. Il y a grande presse de cette dernière à la cour,
» il ne se fait rien de considérable dans l'Etat où elle n'ait
» part^. » Le 20 mars 1673 elle ajoute : « Madame Dufresnoy
» fait une figure si considérable que vous en seriez surprise.
" Elle a .effacé mademoiselle de S... (d'Usa de Salusses?)
» sans miséricorde. » Et plus loin, le 10 avril : « M. de La
» Rochefoucauld a passé le jour avec moi ; je lui ai fait voir
)) madame Dufresnoy, il en est tout éperdu... »
Il n'en faut pas tant pour expliquer l'origine des gratifica-
tions continuelles accordées à Saint-Mars, de l'attention
prêtée à ses prisoriniers , et de la confiance de Louvois dans
ce geôlier. Le jeune secrétaire d'Etat pouvait sans crainte
être le parrain de son neveu de la main gauche. Du reste,
tout ces Dufresnoy furent comblés de grâces et d'argent Un
beau-frère, le sieur Dufresnoy, devint lieutenant de Roi
dans la citadelle de Dunkerque, et la fille de la maîtresse du
1 La Fare, t. IV, p. 224.
2 26 décembre 1672.
132 PERSONNEL DES PRISONS.
ministre épousa en 1680 Jean d'Alègre, marquis de Beauvoir,
dont elle eut aussi une fille, mariée en 1710 au comte de
Boulainvilliers. Quant au mari complaisant de la belle pro-
tégée, il mourut en 1698, pleuré même par le fils de son
ancien chef, M. de Barbezieux , qui s'empressa d'adresser
ses condoléances à M. de Saint-Mars : « Je commencerai ,
« lui écrit-il le 1" mars, par vous faire mes compliments sur
» la mort de M. Dufresnoy, votre beau-frère, dont vous ne
» doutez point que, pour ses services et l'amitié que j'avois
» pour lui, je ne sois très-fâché ', »
Saint- Mars avait une sœur, nommée Marguerite. De
son mariage avec Éloi de Forraanoir, sieur de Corbest, na-
quirent trois neveux qui furent ses héritiers. L'aîné, Guil-
laume, servit comme cadet dans sa compagnie. En 1693,
Saint-Mars sollicita pour lui le brevet de lieutenant à la place
du sieur Boisjoly : « Lorsque, lui répondit le ministre, vous
M m'aurez mandé l'âge du sieur de Formanoir, votre neveu,
» qui y sert en qualité de cadet, et auquel vous voudriez
» faire toucher cette lieutenance, j'en rendrai compte volon-
« tiers au Roi , et je vous ferai savoir ce qu'il a plu à Sa Ma-
» jesté d'ordonner. » Le 8 janvier 1694 il ajoutait : « Le Roi
» a trouvé bon d'accorder au sieur de Formanoir, votre
» neveu, la lieutenance de votre compagnie^. » Ce neveu
avait alors quarante-quatre ans.
Ce fut lui qui accompagna Saint-Mars à la Bastille , admi-
nistra le château de concert avec l'aumônier Giraut, et se
montra le digne élève de Saint-Mars en fait de rigueur et de
rapacité. Furieux de n'être pas nommé gouverneur de la
célèbre forteresse à la mort de son oncle, et d'être distancé
par M. de Bernaville, il donna sa démission, et se retira dans
la terre de Palteau dont il avait hérité. « Il étoit encore plus
» méchant que son oncle, a dit de lui Constantin de Renne-
» ville. Son front, pas plus large que le pouce, semble être
» une étiquette de parchemin grillé , sous lequel s'enfoncent
* P. 1, V. 1430, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 134, V. 1185, Mss. Dépôt de la guerre.
BENIGNE D'AUVERGNE DE SAINT-MARS. 133
» deux petits yeux de cochon brûlé , noirs comme des pru-
« neaux relavés... »
Le fils de ce Guillaume se livra à l'agriculture, et fournit
plus tard à Saint-Foix les renseignements qu'il réclamait pour
élucider la question du prisonnier masqué.
Pour le second des neveux, je n'ai retrouvé qu'une dépêche
du 3 juin 1683, relative h un bénéfice que le ministre ne
peut accorder : « Comme les pensions sur les bénéfices ,
» écrit Louvois à Saint-Mars, s'éteignent par la mort des
« personnes qui les possèdent, il n'y a pas moyen de don-
» ner à votre neveu celle qu'avoit le sieur Vignon, sur l'ab-
» baye de Bonne-Espérance \ »
Ce neveu s'appelait Louis- Joseph ; il hérita du titre de
seigneur de Saint-Mars. En 1714, il était chevalier de
l'ordre militaire de Saint-Louis, et demeurait ordinairement
à Montfort.
Le troisième neveu, Louis, servit également aux îles dans
la compagnie franche de M. de Saint-Mars. En 1714, il
portait le titre de chevalier et de seigneur de la terre d'Eri-
mont, dont il avait hérité à la mort de son oncle ^.
Saint-Mars commandait d'une manière absolue dans le
donjon, et, quoique résidant dans la citadelle, n'avaitpas plus
à demander au lieutenant de Roi qu'au gouverneur général.
Pour les ordres à recevoir et à exécuter, il ne dépendait que
du secrétaire d'État de la guerre, le marquis de Louvois,
du département duquel ressortaient exclusivement Pignerol
et Pérouse. Pour le fort de l'Écluse, il avait affaire à Golbert.
Aux îles de Lérins, tout en restant comme officier et com-
mandant de la place soumis à M. de Louvois, il faisait
partie, pour l'administration, du département de M. de Sei-
gnelay. Enfin, en 1690, quand M. de Pontchartrain eut ce
poste, ainsi que celui de la maison du Roi, Saint -Mars
retomba sous sa direction pour les prisonniers (ministres
protestants"! . Il en fut de même à la Bastille.
* P. 25, V. 693, Mss. Dépôt de la guerre.
2 Voir aux Pièces justificatives les papiers de la famille de BlainviUiers.
134 PERSONNEL DES PRISONS.
Comme type de geôlier, Saint-Mars est certainement le
plus parfait qu'un chef absolu ait pu rêver. Il n'a jamais eu
en vue que deux ide'es fixes, l'exécution stricte de l'ordre
donné et un intérêt particulier. C'est un vrai bouledogue
auquel, de temps à autre, le maître jette quelque os nou-
veau à ronger. De rapports difficiles avec ses supérieurs et
ses égaux, Saint-Mars paraît pourtant s'être attaché ses
inférieurs, malgré sa sévérité; mais très-rude pour lui-même
dans le service, il sait demander beaucoup pour les autres.
Avant tout, Saint-Mars est un homme avide. C'est le vrai
soldat de fortune qui toirte sa vie ne sait que solliciter quel-
que grâce nouvelle et se plaindre des injustices du sort. Il met
la même opiniâtreté à se plaindre qu'à surveiller les malheu-
reux confiés à sa garde. « Saint-Mars étoit un petit homme,
» très-laid, qui paroissoit âgé de quatre-vingts ans, quand je
» l'ai vu pour la première fois en 1702, dit Renneville, tout
» courbé et tremblant , et d'un emportement terrible , jurant
)» et blasphémant continuellement, et paroissant toujours en
» colère, dur, inexorable et cruel au dernier point » Le
portrait n'est pas flatteur, il est même peut-être exagéré ;
pas trop pourtant, quand on se représente cet étrange gou-
verneur passant ses nuits sur les arbres pour mieux surveiller
les faits et gestes de ses victimes.
L'état suivant, qui existe aux Archives nationales, don-
nera du reste une idée exacte des dépenses et des revenus
de ce personnage :
« Pour 66 hommes, 1 capitaine, 4 lieutenants, 3 sergents,
» 3 caporaux, 5 anspessades et 50 soldats, à raison de :
» 87 livres 10 sols au capitaine.
>. 36 —
— au lieutenant.
« 24 —
— à chaque sergent.
» 18 —
— à chaque caporal.
). 16 —
— à chaque anspessade
» 12 —
— à chaque soldat.
» 9xx l. m l. 10 s. (par mois).
BÉNIGNE D'AUVERGNE DE SAINT-MARS. 135
V Au capitaine pour augmentation de solde. 3361. 10 s.
» — pour subsistance 87 —
» — pour maréchal des logis de
mousquetaires 75 —
» Par mois 5001.
« Pour l'augmentation de solde que Sa Majesté a accordée
« pendant ledit mois à trois desdits lieutenants qui sont mous-
» quetaires de ladite compagnie :
» A raison de 50 1. chacun.
)) Plus 36 de subsistance.
)) Plus 60 comme mousquetaires.
» Total. 145 1. pour chaque lieutenant.
« Pour le quatrième lieutenant , qui n'est pas
» mousquetaire 110 1,
» Pour le chapelain qui dit la messe de Fouquet. 25
» Pour la nourriture pendant ledit mois dudit
" Fouquet et de son valet 500
» Pour le payement des gages dudit valet. . 50
» Pour le payement pendant ledit mois des
» bois et chandelles , tant de la chambre dudit
» Fouquet que des corps de garde 100
» Au nommé Salvator Vitta , qui a traité de la
» fourniture des casernes de Pignerol, pour l'entre-
» tien de vingt lits qui servent à coucher les sergents
» et soldats de ladite compagnie, à raison de 18 de-
» niers par lit, par jour, y compris deux bûches
» fournies par lit 45
« Total par mois 23461.
» Par trimestre 7038 1.
» Le 27 janvier 1668.
)) Signé : Louvois.
» Le Glert, trésorier général de l'extraordinaire'. »
Donc, pour Fouquet, un valet, sa compagnie et ses appoin-
1 K, 120.
136 PERSONNEL DES PRISONS.
tements, Saint-M.irs a touché, et cela eu dehors de toutes
les autres gratifications, etc — , une somme de deux millions
quatre cent mille lièvres, le tout pour quinze ans.
A partir de 1G70, il reçut six cents livres par mois pour
Lauzun , plus cent cinquante livres pour ses deux valets,
plus cent livres de supplément pour sa compagnie , plus
cent vingt livres pour chacun des autres prisonniers (quatre
en moyenne), plus deux cents livres par mois pour augmen-
tation de solde , plus cent cinquante livres comme sous-
lieutenant de mousquetaires. A ces chiffres qu'on ajoute les
appointements de gouverneur des châteaux de la Pérouse
et de l'Écluse, appointements payés par Colbert, et l'on
pourra se rendre un compte exact de la fortune de ce maître
geôlier, qui posséda un revenu annuel de plus de cent cin-
quante mille livres.
C'était une bonne aubaine pour un maréchal des logis, et
qui explique bien des soins et bien des tracasseries. Mais cette
énumération des ressources régulières ne suffit pas ; il faut
assister à la série des demandes et des faveurs pécuniaires
accordées au geôlier, pour achever de peindre ce personnage.
Il voulait encore des honneurs et des places.
« J'ai pris la liberté, écrit-il au ministre, le 27 février
» 1672\ de vous mander que ce qui pouvoit me faire vivre
» ici en santé étoit un peu d'honneur. Il y a si longtemps que
» je suis maréchal des logis, que je suis le doyen de tous. L'on
» me mande que Maiipertuis va monter à la charge de Jau-
» velle ; si vous n'avez la bonté, Monseigneur, de représen-
» ter à Sa Majesté mon ancienneté, je mourrai ce que je
» suis » Cette fois, la réclamation a été écoutée. Par le
retour du courrier, le 5 mars, il reçoit six mille livres de
gratification (trente mille francs de notre monnaie). Au mois
de juin, le 28 , il écrit derechef à Louvois pour lui faire part
de sa malheureuse situation , lui demander son changement
et le droit de vendre sa charge à M. de Cachac. Le ministre
lui répond du camp d'Utrecht, le 6 juillet : « Sa Majesté
* Mss. Dépôt de la guerre.
BENIGNE D'AUVERGNE DE SAINT-MARS. 137
» m'a paru disposée à vous établir Je m'en vais écrire
» pour que l'on m'envoie ici le sieur de Cachac, qui est lieu-
» tenant dans la compagnie de Navailles. Je le ferai aussitôt
«partir pour vous aller trouver '» L'année suivante,
1673, Saint-Mars se dit malade et dé^^oûté de tout. Louvois,
qui connaît son homme , feint de ne pas comprendre ce que
sa lettre veut dire et lui écrit le 4 août : « Je vois par votre
» lettre du 20 de ce mois, qu'étant fort incommodé et hors
» d'état de service, vous êtes obligé de demander congé ; je
» vous prie de me faire savoir si c'est pour vous retirer entiè-
» rement du service du Roi et vous défaire de votre charge,
» ou si c'est seulement pour aller vous faire traiter , afin que
» je puisse parler au Roi en conformité de ce que vous me
» manderez^. » En 1675, nouvelles plaintes du personnage.
«Je ne fais pas de doute, dit-il, que tout autre que moi ne
» fît encore mieux que je n'ai fait depuis quatorze ans que je
» fais ce métier-ci, tant sous défunt M. d'Artagnan, qu'ici où
» je suis depuis onze années... Je vous demande en grâce
)» de me donner quelque honneur ou la permission de me
» faire casser la tête aux armées, où j'ai toujonrs servi depuis
» l'âge de douze ans. » En 1677, il recommence encore, et
Louvois répond le 1 i janvier : « Sa Majesté m'a commandé
» de vous faire savoir que si vous traitez du gouvernement
n dont vous me parlez, elle voudra bien vous aider de dix
» mille écus pour vous donner moven de l'acheter. » Il ajoute
le 9 novembre : « Expliquez-moi enfin quelle est la marque
» d'honneur que vous désirez que le Roi vous donne, afin que
H si je juge qu'elle soit de nature que Sa Majesté vous la
« pourra accorder, je lui parlerai en votre faveur. »
Pour Saint-Mars, l'honneur c'est l'argent, car, parleretour
du courrier, il reçoit une forte gratification de trente mille
livres (cent cinquante mille francs).
Mais l'appétit vient en mangeant.
L'année suivante, notre homme réclame à tout prix un
1 P. 9, V. 467, Mss. Dépôt de la guerre.
~ P. 47, V. 305, Mss. Dépôt de la guerre.
138 PERSONNEL DES PRISONS.
gouvernement quelconque, Philippeville, Tliionville ou Aves-
nes. Il fait flèche de tout bois. Louvois répond toujours par
des fins de non-recevoir : « Le Roi ne veut pas que le gou-
» vernement de Thionville soit vendu. Cherchez-en un autre. »
«Le gouvernement d'Avesnes n'est pas à vendre...» « Le
» gouvernement de Philippeville ne vous convient pas, parce
» qu'il faut que le gouverneur y ait sa résidence... » Puis,
fatigué des sollicitations perpétuelles de son geôlier, il lui en-
voie une nouvelle gratification de quinze mille livres (soixante-
quinze mille francs , valeur moderne) , joli denier pour un
maréchal des logis de mousquetaires, mais juste suffisante
pour calmer l'appétit du gouverneur (30 janvier 1679), Cela
ne l'empêche pas, en effet, de renouveler sesplaintes pendant
toute l'année 1680. Il prétexte cette fois les ennuis que lui
cause M. d'Herleville. Il est bien gouverneur de la citadelle
de Pignerol, mais il veut être son maître. Le 12 avril 1681 ,
Louvois lui apprend que Sa Majesté « a paru disposée à lui
» donner le commandement de la citadelle dudit Pignerol ; à
» y conserver une compagnie franche sur le pied des autres
" compagnies qui sont entretenues en garnison et à conser-
» ver deux de ses lieutenants pour veiller sous ses ordres à la
» garde des prisonniers qui y restent. » Il ajoute , le 25 , que
Sa Majesté lui accordera le même caractère dans ce poste qu'à
M. Dumetz dans celle de Lille, c'est-à-dire, pécuniairement
parlant, six mille livres par an (trente mille francs), sans
compter les indemnités, la subsistance et le casuel. Mais
Saint-Mars n'est pas satisfait. Il accepte bien les six mille
livres; quant à cette idée de rester sous les ordres directs de
son ennemi M. d'Herleville, il ne peut la supporter; il se
plaint, et par le courrier suivant (12 mai 1681) se voit nommé
au commandement du fort d'Exilés. Là, du moins, il pourra
faire de l'autorité tout à son aise.
La même année, il reçoit, en deux fois, trente mille francs
pour les réparations à faire à son logement d'Exilés , loge-
ment qu'il ne devait occuper que pendant cinq années. Quinze
mois se passent assez tranquillement ; puis avec les derniers
BENIGNE D'AUVERGNE DE SAINT-MARS. 139
jours de l'année 1683 recommencent les jérémiades de ce
geôlier émérite. « Sa Majesté m'a paru disposée h se souvenir
« de vous V , lui répond Louvois. En 1684, il sollicite de nou-
veau, et comme l'affaire traîne en longueur, il prétend avoir
quelque chose de fort important à faire connaître au ministre
à propos de ses deux prisonniers, et demande l'autorisation de
venir à Paris ; mais le ministre fait la sourde oreille et se con-
tente de lui dire : « Si la chose est grave, écrivez-moi de la
«façon que vous savez. » Saint-Mars obéit à contre-cœur,
ne sait qu'inventer et finit par une nouvelle prière. « J'ai vu
» par ce que contient votre lettre , lui répète Louvois , ce que
" vous ont dit vos prisonniers , qui n'est d'aucune consé-
w quence, et combien vous désirez de changer de gouverne-
» ment. J'en rendrai compte au Roi dans les premières occa-
» sions qui se présenteront, et vous devez être persuadé que
» je suis toujours très-véritablement tout à vous'. «
Pendant les années 1685 et 1686, même palinodie, qui se
termina par la nomination de Saint-Mars au gouvernement
des îles Sainte -Marguerite et Saint-llonorat. Aux îles, il
reçut cette fois une nouvelle gratification de sept mille livres
(trente-cinq mille francs) , pour les réparations nécessaires
aux prisons et à son logement, cinq mille vingt-quatre livres
le 16 mars 1687, dix-neuf cents livres le 17 août 1687, plus
des frais de route considérables. Il obtint continuellement
des dons nouveaux , soit pour lui , soit pour ses fils ou ses
neveux, et, pour dernière faveur, il se vit gratifié du gouver-
nement de la Bastille, le poste le mieux rétribué de France,
avec vingt-cinq mille francs d'indemnité de déplacement^.
A la Bastille, en effet, le revenu fixe s'élevait à plus de
cent mille francs , revenu auquel s'ajoutaient les bénéfices
énormes provenant de l'entretien des prisonniers. Les
malheureux que Saint- Mars eut sous sa garde dans les
différentes forteresses ne furent pour lui que de véritables
poules couveuses, mais des poules aux œufs d'or. Il n'y a
1 P. 575, V. 741 , Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 235, V. 781; p. 308, v. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
140 PERSONNEL DES PRISONS.
donc pas lieu de s'étonner des richesses qu'il laissa à sa mort.
Outre une vaisselle d'argent fort belle, des meubles somp-
tueux, des armes et des bijoux de grande valeur, on trouva
dans ses coffres plus de six cent mille francs d'argent comp-
tant. Tel fut le lot qui échut au père de sa belle-fille, M. Des-
granges. Ses trois neveux, les Formanoir, eurent les terres
de Dimon, de Palteau et d'Erimont, propriétés seigneuriales
qui valaient plus de deux millions de livres (dix millions,
valeur moderne). Mais que de larmes, que de misères de la
part des malheureux détenus, devait représenter une pareille
fortune !
Une des périodes les moins connues de l'existence de Saint-
Mars est celle qui correspond à ses rapports avec un charlatan
célèbre de l'époque , alchimiste et quelque peu empoison-
neur, le sieur Rabel. Ce Rabel, qui faisait des voyages con-
tinuels en Angleterre et dans les Flandres , passait pour avoir
gagné beaucoup d'argent à ce commerce de drogues avec les
plus hauts personnages de la cour d'Angleterre. Compromis,
à la suite du procès de la Brinvilliers et des enquêtes de la
chambre ardente, il dut, par ordre, quitter Paris et gagner
la frontière. Il n'obéit toutefois qu'à moitié, se retira à Avi-
gnon, et là fut réclamé par Louvois, qui écrivait, le 22 jan-
vier 1687, à l'intendant Morant : « Sa Majesté trouve bon
» que vous fassiez venir le sieur Rabel auprès de vous pour
» vous traiter pendant quinze jours. Vous lui ferez , s'il vous
j> plaît , entendre qu'il faut qu'il sorte du royaume après ce
» temps-là , et lui expliquerez que Sa Majesté ne compte pas
» que ce soit lui obéir que de demeurer à Avignon , où elle
» le fera arrêter s'il y retourne". » Rabel se conforma aussi
peu à cette injonction qu'à la précédente, et se contenta
d'aller à Cannes, puis à Nice. Ce fut à Cannes qu'il entra en
relation avec M. de Saint-Mars, qui avait permission d'al-
ler deux fois par mois voir ses amis de la côte. Saint-Mars
se prit de belle amitié pour lui, écouta. ses propos, et n'eut
rien de plus pressé que de faire part à Louvois des décou-
1 P. 401, V. 779, Mss. Dépôt de la guerre.
BÉÎNIGNE D'AUVERGNE DE SAINT-MARS. 141
vertes de ce personnage. «Vous me ferez plaisir, lui répondit
» le ministre, de m'envoye»^ votre secret par écrit; mais Rabel
-» étant un fripon , vous ne devez pas avoir de commerce
» avec lui. » Le gouverneur revint à la charge , et sut si bien
plaider la cause de son protégé , que Louvois , dès le mois
suivant , lui disait : « J'ai reçu les mémoires de Rabel qui ac-
1' compagnoient votre lettre. Le Roi A^eut bien dissimuler le
5) séjour qu'il fera chez le gentilhomme de vos amis dont vous
« me parlez, pour travailler à ses remèdes '. » C'est là tout ce
que j'ai pu découvrir de cette liaison étrange. Mais de tout
ce récit il résulte un fait constant, c'est qu'il y a eu plus que
de l'amitié entre Saint-Mars et Louvois ; il a existé une sorte
de connivence , un marché conclu entre ces deux hommes.
Des gouverneurs des citadelles de France , Saint-Mars est ,
sans contredit, le seul ayant joui d'une pareille autorité et
ayant fait cette fortune. Il pouvait demander impunément;
d'avance il était sûr de n'être jamais repoussé, et quand le
ministre mourut, il continua à posséder la même faveur
auprès du fils, qu'il alla voir à Paris. Il fut et resta l'agent
fidèle, l'exécuteur des hautes œuvres des Le Tellier.
, Une fois Saint-Mars parti pour Exiles , il n'y eut plus de
gouverneur spécial du donjon. Fouquet mort, Lauzun rendu
à la liberté, les deux prisonniers de la Tovu' d'en bas installés
à Exiles, le donjon de Pignerol devint une prison ordinaire,
au même titre que celles des citadelles de Besançon , Ville-
franche, etc. Ce simple fait autorise à dire que si les histo-
riens du Masque de fer s'étaient occupés de l'étude que j'ai
entreprise ici, étude qui, au premier abord, paraît inutile,
ils eussent évité bien des erreurs , et particulièrement celle
relative à Mattioli , ce prisonnier laissé pendant treize ans à
Pignerol, loin de Saint-Mars.
LES LIEUTENANTS DE M. DE SAINT-MARS.
Les lieutenants de M. de Saint-Mars sont au nombre de
quatre de 1664 à 1681 , de trois de 1681 à 1698. On ne
» 17 avril 1688, p. 292, v. 803, Mss. Dépôt de la guerre.
142 PERSONNEL DES PRISONS.
peut mieux les définir que Saint-Mars ne fait lui-même dans
une lettre du 17 fe'vrier 1673 : «Les lieutenants que j'ai
« sont de vrais culs de plomb, qui sont attachés ici au service
» comme les verrous des portes de mes prisonniers. »
Le chevalier de Saint-Martin était le plus ancien et le
premier lieutenant de M. de Saint-Mars , qui avait une
grande confiance en lui. En 1674-, il amena le prisonnier
mystérieux, et pendant les dix-huit années consécutives de
séjour qu'il fit à Pignerol, ne prit qu'un congé de trois mois.
En 1681 , à la suite de la nomination de Saint-Mars pour
Exiles, ce Saint-Martin obtint la majorité deMontlouis, avec
sept cents écus d'appointements (2,100 liv., 10,000 fr.
valeur moderne) ; mais il n'accepta pas ce poste et passa au
même titre à Pignerol, à la place deVillebois, fait gouverneur
par intérim de la citadelle. Il mourut vers la fin de 1693.
Zachée de Byot, sieur de Blainvilliers, deuxième lieute-
nant^ était cousin germain de Saint-Mars, et comme lui an-
cien mousquetaire. Il prit part à l'arrestation de Mattioli, à
la conduite de Valcroissant et de Lauzun , fit même différents
voyages à Paris, notamment en septembre 1679.
En 1681 , à la suite du départ de Saint-Mars pour Exiles ,
il fut nommé major de la citadelle de Metz avec sept cents
écus d'appointements.
Il fut remplacé par le sieur de Boisjoly , qui accompagna
Saint-Mars h Exiles et à Sainte-Marguerite. Ce Boisjoly fut
réformé pour cause d'incapacité de service en 1693; il eut
pour successeur le neveu de Saint-Mars, le sieur Guillaume
de Formanoir, dont j'ai déjà parlé.
Le sieur Dufresne , troisième lieutenant , était aussi un cou-
sin de Saint-Mars et un ancien mousquetaire, qui devint ca-
pitaine dans Picardie en février 1672. « Il ne me reste plus,
» écrit Saint-Mars à Louvois le 12 mars 1672, qu'à vous
" rendre mes très-humbles remercîments de l'honneur qu'il
w vous a plu faire à mon cousin Dufresne, l'un de mes lieu-
)i tenants , de lui faire avoir une compagnie dans Picardie.
>) Je vous supplie de me vouloir donner à sa place le sieur
LE LIEUTENANT DE ROI DE PIGNEROL. 143
>' de Cachac, lieutenant dans Piémont. C'est un homme de
» mérite. Je prie M. Nallot de vous le présenter'. » « Vous
» pouvez le prendre », répond Louvois le 12 mai 1672. Ce
sieur de Cachac fut remplacé plus tard par le sieur de Ville-
bois, aide-major de Pignerol, fin février 1679.
Le sieur Duplessis, quatrième lieutenant, était le seul qui
n'eût pas été mousquetaire. « M. Nallot m'a mandé, écrit
» Saint-Mars le 14 janvier 1673, comme vous avez eu la
» bonté de faire donner une commission de capitaine au sieur
» Duplessis, l'un de mes lieutenants; si vous agréez que je
« prenne à sa place le sieur de La Prade... » « Certaine-
» ment » , répliqua le ministre par le courrier suivant , le
23 janvier ^. Ce La Prade devint le fidèle compagnon de Saint-
Mars et son alter ego pour la garde des prisonniers d'Exilés.
Il accompagna le gouverneur aux îles et ne le quitta que pour
venir commander la citadelle de Pignerol à la place de Ville-
bois, qui venait de mourir (1692). En 1694, après l'aban-
don de Pignerol et la remise de ses prisonniers, il fut nommé
gouverneur de la citadelle de Besançon.
LE LIEUTENANT DE ROI DE PIGNEROL.
Le lieutenant de Roi, dans la citadelle de Pignerol, com-
mandait les troupes de la garnison et remplissait les fonc-
tions de nos commandants de place actuels. Le sieur de
Saint-Jacques occupa ce poste de 1664 à 1670. Le 14 oc-
tobre 1670, à la suite du changement complet du personnel
de la forteresse , il dut céder son commandement à M. de
Rissan. Voici sa lettre de service : « Monsieur de Rissan ,
« bien que, par la commission ci-jointe, le Roi vous donne
» le commandement de la citadelle de Pignerol , en qualité
» de son lieutenant, sans aucune restriction, je dois pour-
» tant vous faire remarquer que l'intention de Sa Majesté
» n'est pas que vous l'exerciez autrement que fait à présent
1 Mss. Dépôt de la guerre.
2 p. 256, V. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
144 PERSONJNEL DES PRISOINS.
w M. de Saint-Jacques, lequel 7i'ordonne aucune chose dans
» le donjo?i. Le commandement absolu en est à Saint-Mars ' . »
En 1680, M. de Rissan, toujours malade et absent, fut
remplacé mfemnaM-e?ne?2ï par M. de Saint-Mars, et officiel-
lement le 12 avril 1681 , puis, sur le refus de ce dernier,
par le sieur de Villebois, lieutenant et capitaine depuis le
27 décembre 1678. M. de Rissan restait néanmoins proprié-
taire de la charge. Le passage suivant de la lettre de Saint-
Mars à l'abbé d'Estrades en fait foi (25 juin 1681) : « Le sieur
» de Villebois a un brevet pour commander en mon absence
» à la citadelle et au donjon , jusqu'à ce que M. de Rissan
» revienne ou que Sa Majesté ait pourvu à cette lieutenance". »
Ainsi donc, après le départ de Saint-Mars pour Exiles, il n'y
eut plus de gouverneur spécial de donjon et de citadelle.
Villebois tomba gravement malade en 1687, se rétablit avec
beaucoup de peine, et dut, en 1691 , permuter avec le sieur
de La Prade. Le ministre écrivit à ce sujet, h la date du
5 janvier 1691 : « J'ai rendu compte au Roi de la proposi-
» tion que vous faites d'envoyer le sieur de La Prade cont-
ai mander dans le donjon et la citadelle de Pignerol, a. la place
» du sieur de Villebois, à qui l'on donnera l'emploi dudit
» sieur de la Prade. Si vous voulez faire que ledit sieur de
» Villebois m'écrive qu'il donnera les mains à ce changement,
)' je prendrai l'ordre de Sa Majesté pour expédier ceux qui
>' sont nécessaires à cet effet ^. »
Malheureusement, le subordonné de M. de Saint-lNIars ne
put profiter de la bonne volonté ministérielle ; il tomba plus
bas encore et traîna jusqu'à sa mort, qui eut lieu au mois
d'avril 1692. Le sieur de la Prade fut immédiatement en-
voyé pour prendre sa place (5 mai 1692). Il ne devait gar-
der ce commandement que peu de temps, car, à la suite
du bombardement de Pignerol , en 1693 , et des événements
qui surgirent dans le Piémont, Rarbezieux s'était décidé à
éloigner tous les prisonniers. La Prade conduisit en effet ses
1 P. 90, V. 248, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 524, V. 681, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 158, V. 1021, Mss. Dépôt de la guerre.
LE GOUVERNEUR DE LA VILLE DE PIGNEROL. 145
trois prisonniers aux îles , et de là rejoignit son nouveau
poste de Besançon. Villebois et La Prade n'ont donc jamais
eu qu'un commandement secondaire. Au lieu de quatre livres
par jour qu'avait Saint-Mars pour l'entretien des prisonniers ,
ils ne recevaient que deux livres. A la fia de 1693 pourtant,
La Prade obtint une augmentation d'une livre par tête et
par jour. Les deux lieutenants relevaient hiérarchiquement
du sieur Brouilly, marquis d'Herleville, gouverneur général,
restaient sous la dépendance administrative de l'intendant
de Casai, le sieur Bréant , et correspondaient pour leurs pri-
sonniers avec leur ancien chef, le sieur de Saint-Mars. Enfin,
dernier détail important , ils n'avaient pas de compagnie
leur appartenant en propre, et faisaient simplement garder
les détenus par les hommes de la garnison.
LE GOUVERNEUR DE LA VILLE DE PIGNEROL.
Le gouverneur de la ville de Pignerol possédait juridiction
sur la ville même, les habitants et les troupes de passage. Il
était sous les ordres directs du gouverneur général. M. de La
Bretonnière occupait ce poste à l'arrivée de Fouquet, lors-
qu'en 1670, à la suite du voyage de Louvois à Pignerol, il
reçut du ministre la dépêche suivante : « Monsieur de La Bre-
» tonnière, ayant résolu par de bonnes causes de vous retirer de
» ma ville de Pignerol pour vous envoyer exercer votre
» charge..., je vous fais cette lettre pour vous dire que mon
M intention est que du moment que vous l'aurez reçue, vous
)) ayez à en remettre le commandement entre les mains de
)' M. de Saint-Léon. » Le même jour, on écrivait à M. de Saint-
Léon , lieutenant de Roi à Dunkerque avec le sieur de Vau-
roy, major, sous les ordres du comte d'Estrades, gouver-
neur : « Monsieur, le Roi ayant désigné pour vous un emploi
» plus considérable que celui où vous êtes , Sa Majesté m'a
» commandé de vous donner ordre de vous dire que vous
» dépêchiez vos affaires de manière que sept ou huit jours
» après vous partiez de Tournay sans passer par Paris , et que
" vous alliez à Lyon , où vous trouverez entre les mains du
10
146 PERSONNEL DES PRISONS.
» maître du bureau des postes un paquet qui vous apprendra
« ce que Sa Majesté désirera de vous. Elle ne veut pas que
» cela se sache. Vous direz à M. de Renouard que je vous
» adresse votre congé et que vous serez deux ou trois mois
» absent. » Ce Saint-Léon eut de nombreux démêlés avec
Saint-Mars et Loyauté. Il vivait publiquement avec une dame
de Pignerol d'assez mauvaise réputation , la Famelas, dont
la fille se sauva le plus plaisamment du monde en compagnie
d'un officier de la garnison. Fatigué de sa mauvaise con-
duite et des plaintes qu'elle faisait naître, Louvoisle chassa,
et mit à sa place , le 14 novembre 1673', le lieutenant de
Roi à Lille, M. de Vercantière, qui rejoignit son poste le
18 novembre 1673, fut gratifié huit ans après d'une pension
de mille livres, nommé lieutenant de Roi à Dunkerque, et
remplacé à son tour par un M. de Boesse en 1684.
LE MAJOR DE LA CITADELLE.
Le major de la citadelle était chargé de la direction du
service de la place , de concert avec ses deux aides-majors
pris parmi les lieutenants de la garnison. Le sieur de
La Motte -Lamyre, qui en 1673 remplissait ces fonctions,
était en même temps ingénieur. Le 15 juin 1666, il avait
succédé au sieur Levé, l'architecte chargé de présider à l'in-
stallation de la prison du surintendant Fouquet. Homme
très-compétent dans son service, toujours intéressant, ce
La Motte-Lamyre a laissé de nombreuses dépêches de lui
dans les Archives. En 1675, il fut pourvu de la lieutenance
d'Ath, et envoyé à Perpignan, en 1679 , en qualité de lieu-
tenant de Roi^.
Le major de place avait deux aides-majors pris parmi les
officiers de la garnison. L'un de ces aides fut le sieur Mathon-
net, qui se laissa gagner par les pleurs et les instances d'une
maîtresse de Lauzun , mademoiselle de La Motte d'Argen-
' P. 308, V. 308. Ms3. Dépôt de la guerre.
2 P. 166, V. 427. Mss. Dépôt de la guerre.
LE COMMISSAIRE DES GUERRES DE PIGNEROL. 147
court, et prit part à la tentative d'enlèvement de 1673.
Obligé de donner sa démission à la suite de cette aventure ,
il fut remplacé par un sieur de La Boissière ' .
Le deuxième aide-major s'appelait Saint-Etienne. Il était
en même temps capitaine des portes de la citadelle. Son suc-
cesseur, le sieur de La Pointe, céda ce poste en 1679 à un
sieur de Saint-Paul, qui permuta avec Villebois. Deux ans
plus tard, en 1681, quand Saint-Mars partit pour Exiles,
laissant- le commandement du donjon à M. de Villebois,
Saint-Martin devint aide-major à son tour, jusqu'à sa mort
en 1693. Il céda la place au sieur de La Croix, lieutenant
au régiment de Navarre.
LE COMMISSAIRE DES GUERRES.
Le commissaire des guerres de Pignerol assurait la subsis-
tance , l'entretien et la police des troupes casernées dans la
citadelle et dans la ville; il veillait au matériel, dirigeait les
opérations de la fonderie , le service de l'hôpital , etc. En
1669, le sieur Loyauté avait succédé dans ces fonctions im-
portantes au sieur Poupart , qui lui-même avait suivi le sieur
Damorezan, le beau-frère de Saint-Mars. Après le voyage
de Louvois à Pignerol, en août 1670, ce commissaire devint
l'agent fidèle et secret du jeune secrétaire d'Etat et l'espion
de la conduite de Saint- Mars. Rien de curieux comme ses
nombreuses lettres au ministre, lettres qui dénotent le degré
de confiance qu'il avait su atteindre. Loyauté, grisé malheu-
reusement par ce semblant de faveur, crut sa fortune assurée,
modéra peu sa morgue , ne s'aperçut pas des causes de la
puissance de Saint-Mars , parla un j^eu trop de ce person-
nage, et finit par succomber devant les dénonciations de ce
dernier. Furieux, Loyauté cria plus fort , et, à la date du
26 février 1680, Louvois écrivait h du Chaunoy : « Tout
)' ce qu'a pu dire le commissaire Loyauté en partant de Pi-
» gnerol ne vous doit pas donner d'inquiétude, n'ayant aucune
1 P. 65, V. 426. Ms3. Dépôt de la guerre.
10.
148 PERSONNEL DES PRISONS.
» pensée de l'y renvoyer. Aussitôt qu'il sera auprès de moi ,
y> je lui ferai rendre ses comptes ' . »
Ce du Chaunoy ne fit qu'un séjour de peu de durée dans
cette position ; le 28 juillet 1682^ il était déjà remercié. A
partir de cette époque , il n'y eut plus de commissaire des
guerres en titre à Pignerol . Bréant, intendant d'armée à
Casai , conserva Pignerol sous sa direction avec de simples
commissaires de troisième classe, ses commis, tels que Saint-
Lambert et Stival , pour régler les affaires administratives
courantes de la place. Stival, qui servait en cette qualité
à Pignerol depuis 1690, s'y trouvait encore en 1694, au
moment de l'évacuation du donjon.
LA GARiSISON.
La garnison se composait de troupes mobiles appartenant
à des régiments quelconques, de la compagnie des gardes
du gouverneur général et de celle de Saint- Mars. Ces
troupes mobiles logeaient soit dans la citadelle, soit dans
la ville; elles étaient sous les ordres du lieutenant de Roi.
En 1673, elles comprenaient 6 compagnies et un ensemble
de -4 capitaines , 4 lieutenants en pied et 4 lieutenants
réformés^. Voici les noms de ces officiers. Capitaines :
Falquerolles (Picardie); Roux (Champagne); Liénesse (la
Reine) ; Persange (Royal -Vaisseaux) ; Brissan (Royal-
Vaisseaux). Lieutenants en pied : de Rivière (régiment de
Navarre), La Marquère (Champagne), Duparc (la Reine),
Rissan (Royal-Vaisseaux). Lieutenants réformés : le che-
valier de Falquerolles (Picardie), Crény (Navarre), Gar-
dère ( Royal- Vaisseaux) , Delange (Royal-Vaisseaux), Des-
parrois (Royal-Vaisseaux), Trachère, réformé.
En 1679 et 1681, quand les affaires de Casai survinrent^
la garnison de Pignerol prit une extension considérable , ex-
tension qui s'accrut encore en 1690 , au moment de l'ouver-
ture des hostilités avec la Savoie.
* P. 489, V. 638, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 518, V. 679, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 108, V. 355, Mss. Dépôt de la guerre. 7 septembre 1673.
LA POPULATION CIVILE DE PIGNEROL. 149
La compagnie du gouverneur, M. d'Herleville, était forte
de 45 hommes.
La compagnie franche de M. de Saint-Mars comptait
66 hommes, officiers compris. Elle n'avait pas toujours eu
cet effectif. De décembre 1664 au 1" mai 1665, elle comp-
tait seulement 1 capitaine , 4 officiers , 2 sergents , et 50 sol-
dats; en tout 57 hommes. A partir du V mai, elle fut portée
à 1 capitaine, 4 officiers, 3 sergents, 3 caporaux, 5 ans-
pessades, et 50 soldats. Total, 66 hommes. En 1671 , à l'ar-
rivée deLauzun, l'effectif s'éleva à 156; il retomba à 66,
puis à 45 hommes, après la mort de Fouquet et le départ de
Lauzun.
Le service du donjon se faisait exclusivement par la com-
pagnie de M. de Saint-Mars, celui de la citadelle par la
compagnie de Rissan , et celui de la ville par les cinq au-
tres. La compagnie du marquis d'Herleville n'était astreinte
qu'à un service d'honneur et de corps de garde, sur la place
Saint-Donat.
Le service se composait, comme de nos jours, des gardes
à monter dans les différents corps de garde de la place.
Les officiers logeaient à part. Dans le donjon et la cita-
delle , ils possédaient un quartier à eux et une auberge spé-
ciale pour prendre leurs repas. En ville, ils demeuraient
chez l'habitant , mais à proximité de leurs quartiers respec-
tifs. Officiers et soldats étaient payés par les soins de leurs
capitaines, d'après les états dressés par le commissaire des
guerres et le trésorier de l'extraordinaire. Ceux de la com-
pagnie de M. de Saint-Mars étaient soldés sur des états à
part fournis spécialement par M. de Saint-Mars, et acquitta-
bles chez le trésorier général de l'extraordinaire.
LA POPULATION CIVILE DE PIGNEROL.
La ville de Pignerol possédait une population indigène
assez compacte , mais avant tout piémontaise de cœur et
d'àme, c'est-à-dire complètement hostile aux intérêts fran-
150 PERSONNEL DES PRISONS.
çais. « Ces gens-là» , écrivait LaMotte-Lamyre àLouvois, le
28 janvier 1673 , « sont autant d'espions de la cour de Turin,
«tout prêts à seconder les projets de leur duc '. » A propos
d'un habitant qu'on avait arrêté pour ce fait, le même La
Motte-Lamyre ajoutait qu'il y en avait bien d'autres « dans
» la ville qu'on ruineroit, si l'on châtioit tous ceux qui
M faisoient ce métier-là. » Aussi, malgré leurs perpétuelles
réclamations et les courageuses remontrances des membres
du conseil souverain , ces malheureux furent toujours traités
assez durement parle ministre et ses agents. Privés d'armes,
ne pouvant quitter Pignerol sans autorisation , ni sortir
de leurs logements en dehors des heures fixées , ils étaient
soumis aux continuelles vexations de la gent militaire, assez
grossière, par parenthèse, à cette époque. Les gaietés du
sabre étaient nombreuses dans cette bonne ville de Pignerol,
et il ne se passait pas de jour où il n'y eût quelque aven-
ture galante, duel, meurtre, vol, ou autres menus faits de
semblable conséquence"^.
Malheureusement, les sages avis de Loyauté ne préva-
* P. 46, V. 354, Mss. Dépôt de la guerre.
2 21 février 1673. P. 84, v. 356, Mss. Dépôt de la guerre.
Voici, du reste, la liste de quelques-uns des principaux habitants de cette
ville en 1673, liste tirée d'un rapport du commissaire Loyauté et d'un procès-
verbal du temps :
K Procès-verbal estimatif, fait en 1684, des héritages pris en 1673 aux par-
» ticuliers pour les fortifications de Pignerol, par La Bossière, ingénieur
» entretenu, et Armandis, notaire royal, montant à 68,863 livres 7 sols. Signé :
» Jean de BrÉant, conseiller du Roi en ses conseils, intendant pour Sa Majesté
» en Italie. » (Archives du Dépôt des fortifications.)
Comte Purpurat, Ferret, Gevoni, comte Ponte, Tagnoni , Saint-Jouarre,
Bottai, Brunette, Scotia, Bianchi, Biottinari, Panis, Rousset, Marsailles,
Fenouilles, Olivier, Jacomir, Canarri.... le syndic Girard Jeannin, les comtes
de Rissan, le conseiller Pierre Nassa, Michel Silvestri , comtes de Falcombel,
Joseph Usceglio, Jean- Antoine Malet, Barthélémy Ramas, Joseph Capello, Rippa,
Antonio Rolio, Emmanuel Sonis, demoiselle Luce Trémon, Garnier, Fr. Vayra,
Fr. Alibert, Melchior Boërry, la commanderie de Saint-Laurent, le comte
Gaspard Vagnon, l'avocat César Vagnon , Cuffia, frères Chabrand, Charles
Goreta, comtesse Pania, Guillaume Magnin, Joseph Bourgerel, Jean-François
Caluzzio, Simond Espaula, le canonicat de Saint-Prat, l'avocat Barthélémy
Raisin, demoiselle Facy, Jean-Baptiste Salvage, Constant Chafusat, Jean
Massa, Barthélémy Cavière, Victoria MioUis, Deshayes, Bonnet -Camog-
gia, etc....
LA POPULATION CIVILE DE PIGNEROL. 151
lurent pas toujours. Les rigueurs des gouverneurs militaires
étaient trop dans les habitudes de l'époque pour qu'on pût les
modifier tout à fait; pour eux, les Pignerolais étaient des vain-
cus, de petites gens qui devaient se trouver très-satisfaits de
se voir houspillés de temps à autre. Les habitants de la vdie
et de la citadelle formaient donc deux camps bien tranchés,
en suspicion continuelle l'un vis-à-vis de l'autre. A chaque
instant surgissaient de nouvelles difficultés, que des fonc-
tionnaires prudents comme Loyauté , Vercantière , Fal-
combel ou Scotia, avaient toutes les peines imaginables à
aplanir.
En juillet 1680, le courrier de Louvois fut enlevé à quel-
ques pas de la ville. A peu de jours de là , un ingénieur ita-
lien parvint à s'introduire dans la citadelle et à lever le plan
de Pignerol. Informé du fait, Louvois bondit. « Ilparoît,
» écrit-il à d'Herleville le 12 septembre, qu'un ingénieur dé-
" guisé en moine a pris le plan de Pignerol, ayant trouvé
" moyen de s'introduire auprès d'un officier de votre gouver-
» nement, qui l'a mené partout. Prenez garde que pareille
» chose n'arrive une autre fois'. »
Grand émoi dans la place , au reçu de la dépêche minis-
térielle ; le gouverneur fait procédera une enquête. Et qu'ap-
prend-il? Le coupable est un parent et un homme de Saint-
Mars. Louvois s'adresse cette fois au geôlier favori : « Le Iloi
" a été informé que le gouvernement de Milan a reçu le plan
" de la ville et de la citadelle de Pignerol des mains du sieur
» Quadro, qui a été quelque temps au donjon, à montrer les
» fortifications à un de vos neveux; et comme il est impor-
» tant au service du Roi que les Italiens ne puissent jamais
)i avoir aucun commerce dans la citadelle de Pignerol, pas
» plus que dans le donjon. Sa Majesté m'a commandé qu'elle
" ne veut plus qu'il y entre qui que ce soit sans ordre ex-
» près, et que si vous aviez des soldats ou des domestiques
)) qui soient Piémontais, Savoyards ou Italiens, son intention
)' est que , sans faire semblant de rien , vous vous en dessai-
1 P. 49, V. 644, Mss. Dépôt de la guerre.
152 • PERSONNEL DES PRISONS.
« sissiez en les congédiant, sous le prétexte de leur mauvais
» service ^ " Il ajoutait, cependant, le 5 décembre : « A
» l'égard des trois domestiques de cette nation que vous avez
55 depuis six ou sept ans, vous pouvez les garder, puisque
» vous en êtes assuré^. " Pour le reste de la garnison , lame-
sure fut appliquée dans toute sa rigueur. Si j'ai parlé de
cette aventure, c'est qu'elle explique le départ des Italiens,
détail que M. Topin a voulu appliquer au compte de Mat-
tioli, en rendant ce prisonnier solidaire de ce renvoi général,
mesure qui avait déjà été ordonnée le 4 décembre 1675 ^,
quatre années avant l'incarcération de ce personnage.
LES PRISONS DU DONJON DE PIGNEilOL *.
Puisque j'ai fini avec ce défilé monotone des individus
composant le personnel de la ville de Pignerol, il n'est pas
sans intérêt de parler du traitement des prisonniers du don-
jon aux différentes époques de leur incarcération. Cet exa-
men évitera bien des redites dans la suite du récit et permet-
tra de mieux classer les différentes parties de mon travail.
Le donjon de Pignerol se composait de trois grands corps
de bâtiment rectangulaires flanqués de cinq tours : les autres
côtés étaient formés par des murailles s'élevant à pic au
milieu de la citadelle, qui surplombait elle-même la ville,
les grandes et petites tenailles, ainsi que la Tour du diable.
Les bâtiments donnaient intérieurement sur la cour du
donjon et extérieurement sur des enclos plantés d'arbres,
aboutissant aux fossés. La première tour, celle marquée 5 sur
le plan et située la plus au nord, servait de chapelle. Dans
les parties élevées de cette tour se trouvaient des loges
communiquant avec les appartements de M. de Saint-Mars,
et où MM. Fouquet et Lauzun pouvaient venir entendre
la messe sans être vus.
< 11 noveml)re 1686. P. 187, v. 646. Mss. Dépôt de la guerre.
2 1680. P. 101, V. 647, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 96, V. 431, Mss. Dépôt de la guerre.
^ Voir le Plan.
Cilcrne
PLAN DU DONJON DE LA CITADELLE DE PIGNEROL
EXÉCUTÉ PAR M. ROBEUT, LE 26 JUIN 1695. [Extrait ilc la liasse C, <>' 9 , Archives du Dvpdt des forlifications.)
7 Appartement de M. de Rissau, lieiilenanl do Roi de la ciladcllc de Pignerol.
8 Cascrnemeni de la compagnie particulière de M. de Sainl-Mars.
n Escalier particulier de iM. de Rissan, pour ne pas avoir à outrer dans le donjou.
LES PRISONS DU DONJON DE PIGNEROL. 153
De cette première tour à la seconde, le bâtiment était
consacré à la famille de Saint-Mars ; le rez-de-chaussée,
aux communs. La deuxième tour, celle qui fait l'angle, était
affectée à MM. Fouquet et Lauzun; Fouquet au deuxième,
Lauzun au premier, et Saint-Mars au troisième, sous la
toiture.
De la deuxième tour à la troisième, le bâtiment servait
de magasin, pour la partie donnant sur l'enclos, et de loge-
ment pour la compagnie de M. de Saint-Mars , sur la face
ayant vue sur la cour intérieure. Cette troisième tour était
la tour dite d'en bas, également de trois étages, et où furent
enfermés plusieurs prisonniers.
La quatrième tour et le bâtiment voisin étaient habités
par de Rissan , qui avait un escalier particulier (17), pour
se rendre dans la cour de la citadelle sans passer par l'inté-
rieur du donjon. Le reste des bâtiments, c'est-à-dire la face
sud, était occupé par les officiers, etc.
La Tour d'en bas, par suite de sa situation, n'avait pas de
vue sur l'extérieur ; elle était donc beaucoup plus sombre.
L'architecte Levé, d'ailleurs, n'y avait fait aucun des aména-
gements réclamés par la présence de prisonniers tels que
Fouquet et Lauzun. Elle avait trois étages, comme l'autre,
et une seule chambre assez vaste avec des soupiraux, sans
grand jour, à chacun de ces étages.
Ce fut dans l'une de ces chambres que fut installé, en
1669, le prisonnier de M. Vauroy. Ce fut probablement
dans cette même chambre ou dans sa voisine qu'on incarcéra
le prisonnier de 1674, et dans l'autre qu'on mit le religieux
jacobin et successivement avec lui Dubreuil et Mattioli, pour
les assouplir et les traiter à coups de bâton , comme le pres-
crivait l'aimable secrétaire d'Etat.
Le service était très-rigoureux : il n'v avait aucune com-
munication avec la citadelle et la ville, que pour les appro-
visionnements et les réceptions ou envois des courriers.
Le pont-levis restait toujours levé. Une sentinelle se prome-
nait continuellement au pied des tours ; une autre, à l'exté-
154 PERSONNEL DES PRISONS.
rieur. De cette façon, la surveillance était commode, et
Saint-Mars pouvait, de son appartement, suivre sans dé-
rangement les mouvements des sentinelles de l'extérieur et
de l'intérieur, et entendre ou voir ce qui se passait ou se
faisait près des deux tours. Quant à l'emploi du temps du
geôlier, il est trop au complet dans les écrits ressassés de
Saint-Mars à Louvois, et déjà publiés par Delort, pour que
j'aie à y revenir.
Jusqu'en 1681, Saint-Mars toucha 500 livres par mois
pour la nourriture de Fouquet, 600 livres pour celle de
Lauzun, 50 livres par tète de valet, et 120 livres pour les
autres prisonniers, ou 4 livres par jour. A la mort de
Fouquet (mars 1680), il fut bien spécifié qu'Eustacbe Danger
et La Rivière continueraient à être traités comme valets, c'est-
à-dire à raison de 50 livres par mois. « A l'égard des autres
» prisonniers, ajoutait la dépêche (8 avril 1680) , Sa Majesté
» vous en fera payer la subsistance à raison de 4 livres pour
» chacun par jour'. » Lauzun rendu à la liberté, Saint-
Mars nommé à Exiles, il y eut dès lors deux sortes de
prisonniers, ceux d'Exilés et ceux de Pignerol, Pour cha-
cun des deux premiers (les deux de la Tour d'en bas), Saint-
Mars reçut deux écus par jour (9 juin 1681) ; 2190 livres
pour chacun par an; pour ceux du donjon (Mattioli, Du-
breuil, etc.), Villebois n'eut que 2 livres. Ce ne fut que
le 5 avril 1694 que La Prade obtint une augmentation pour
ces derniers. En effet, Barbezieux écrivait à M. l'intendant
Bouchu : u Le Roi veut bien donner au sieur de La Prade ,
" qui commande dans le donjon de Pignerol, un écii, au
» lieu de quarante sous par jour, pour la subsistance de
>' chacun de ses prisonniers, attendu la cherté des vivres^. »
Ainsi donc les prisonniers laissés à Pignerol par Saint-
Mars furent toujours moins bien traités que ceux d'Exilés.
Toutefois, il ne faut pas prêter une importance trop grande
à cette différence, car les allocations destinées à couvrir ce
1 Delort, p. 317.
2 p. 29, V. 1244, Mss. Dépôt de la {guerre.
LES PRISONS DU DONJON DE PIGNEROL. 155
genre de dépenses augmentaient alors avec le degré de
faveur du gouverneur et devenaient la source d'un bénéfice
parfaitement connu du ministre. A Sainte-Marguerite,
Saint-Mars continue à toucher un écu par jour pour son
prisonnier et quinze sous par jour pour les autres.
Mais où la nuance dans le traitement des détenus se montre
plus sensible, c'est à l'époque de l'abandon du commande-
ment du donjon. Une fois Saint-Mars à Exiles, il n'y a plus
de compagnie, plus de gouverneur habitant le donjon. Ville-
bois, il est vrai, ne peut pas quitter son poste ; et en cela
il ne fait que suivre des instructions qui sont identiques pour
tous les gouverneurs de forteresses, même pour le gouver-
neur général Herleville , qui ne peut découcher.
Dans le choix du confesseur, le contraste se présente plus
vif encore. Du temps de Saint-Mars, à Pignerol, Exiles,
Sainte- Marguerite, le choix d'un pareil personnage est
l'objet des préoccupations continuelles du gouverneur et du
ministre. A Pignerol, à partir de 1681, il n'en est plus de
même. Le confesseur mort, Louvois se contente d'écrire à
Villebois, le 23 mai 1683 : « Puisque l'aumônier qui con-
» fessoit les prisonniers de la citadelle de Pignerol est mort,
» il faudra se servir d'un des religieux du couvent de la ville
« pour les confesser et leur dire la messe ^ . » Et le 1 1 décem-
bre de la même année, il ajoutait : « A l'égard des prêtres
» que lesdits prisonniers demandent, je dois vous dire qu'il
» ne faut les laisser confesser qu'une fois l'an. » Les
prisonniers sont-ils malades, Louvois écrit à La Prade :
«Si les prisonniers viennent à mourir, il n'y a qu'à les faire
M enterrer comme des soldats ' . » Le ministre désire-t-il être
renseigné sur les faits et gestes des malheureux, « Envoyez-
» moi, dit-il à Villebois, le 24 août 1687, un mémoire des
» prisonniers qui sont à votre garde dans le donjon de
» Pignerol, qui m'explique la conduite qu'ils y tiennent et
» ce qu'ils vous disent lorsque vous leur faites porter à
* 23 mai, p. 516, V. 693, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 341, V. 1191, Mss. Dépôl de la guerre.
156 PERSONNEL DES PRISONS.
» manger^. » Cette fois, plus de précautions comme dans
la fameuse dépêche à Saint-Mars, du 12 mars 1682 :
« Personne ne leur parle que moi, mon officier, M. Vignon
)) (le confesseur), et un médecin qui est de Pragelas, à
» six lieues d'ici, et en ma présence » ; plus d'attentions
pour l'aumônier, comme en 1687, pour le sieur Favre :
« J'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite en faveur du sieur
)) Favre, aumônier du prisonnier... ses appointements sont
)) augmentés jusqu'à 600 livres » Ainsi l'ambiguïté n'est
pas possible : les prisonniers laissés à Pignerol pendant
treize ans, et dont fait partie Mattioli, ont été traités sur
le même pied que ceux des autres prisons de France.
ABANDON ET PERTE DE PIGNEROL.
(1694-1696.)
S'il fallait, du reste, une dernière preuve, l'abandon défi-
nitif du donjon de Pignerol me la fournirait complète. Les
années 1692 et 1693 avaient été terribles pour cette forte-
resse. Menacée d'un bombardement en 1692 par le duc de
Savoie Victor-Amédée , elle avait été assiégée et bloquée en
1693, jusqu'au 5 octobre. Vauban d'ailleurs était depuis
longtemps d'avis de quitter ce poste , qu'il regardait comme
inutile et dont il avait démontré l'impossibilité de la défense
dans une lettre au ministre"^.
Sur les ordres du Roi pourtant , il avait fait un compte
rendu du siège entrepris par le duc de Savoie, et des tra-
vaux à exécuter pour fortifier le bastion de Sainte-Brigitte,
et particulièrement la partie voisine de ce bastion, c'est-à-
dire le fameux donjon, qui, paraît-il, avait fort souffert du
siège. Il devint donc nécessaire de débarrasser la citadelle
et le donjon de tout ce qui pouvait gêner une défense utile,
et particulièrement des prisonniers d'Etat qui s'y trouvaient
enfermés.
1 P. 429, V. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
2 1693. Archives du Dépôt des fortifications, p. 472, l'^'' inventaire.
ABANDON ET PERTE DE PIGNEROL. 157
Il fallait, d'ailleurs, tout prévoir. Pignerol pris, les prison-
niers recouvraient une liberté dont les ennemis de la France
n'auraient pas manqué d'exploiter le côté romanesque et
passablement arbitraire. Et puis, par suite de l'accroisse-
ment considérable de la garnison, la plus petite place prenait
une grande valeur pour l'installation des approvisionne-
ments et des munitions, et, comme le disait Barbezieux à
Catinat, le 29 mars 1694 :
«Quoique, par toutes les nouvelles que j'ai des mouve-
« ments des ennemis, je n'aie pas lieu de croire qu'ils songent
» à se mettre sitôt en état d' entreprendre le siège de Pignerol,
» cependant l'importance dont il est de mettre cette place
M hors d'état que le duc de Savoie puisse y songer, m'engage
» à la munir abondamment de provisions de bouche et de
» guerre qui peuvent être nécessaires pour faire une bonne
I) défense ^ . »
A cette date, la décision de l'abandon du donjon de Pignerol
comme prison d'Etat était donc définitive. Dès le 26 février,
en effet , Barbezieux écrivait à Saint-Mars : « Le Roi est
» dans le dessein de faire conduire aux îles Sainte-Margue-
') rite les prisonniers de Pignerol. Je vous prie de me man-
» der si vous avez des lieux sûrs pour les mettre, ou s'il y
» auroit quelque chose h raccommoder pour vous pouvoir
» mettre en état de les recevoir. Je ne vous en mande point
)/ le nombre, persuadé que vous le savez. Je dois seulement
" vous avertir qu'il y en est mort un depuis peu^. »
Sur la réponse favorable du gouverneur des îles , le minis-
tre expédiait les ordres du Roi à d'Herleville et à Saint-Mars,
le 19 mars. Le 20, il envoyait des instructions détaillées à Saint-
Mars et à La Prade. Voici ces dépêches intéressantes , d'après
leur ordre d'envoi. Louis XIV à Saint-Mars, Compiègne,
le 19 mars 1694 : « Monsieur de Saint-Mars, ayant donné
» mes ordres pour faire transférer du donjon de la citadelle
" de Pignerol dans les îles de Sainte-Marguerite et Saint-
1 P. 149, V. 1253. Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 257, V. 1242, Mss. Dépôt de la guerre.
158 PERSONNEL DES PRIS OISS.
« Honorât, sous la conduite du sieur de La Prade, major de
» ma citadelle de Pignerol, les trois prisonniers qui sontdéte-
» nus dans le donjon de la citadelle de Pignerol, je vous fais
« cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous
» les receviez et les mettiez séparément dans les lieux que je
» vous ai ordonné de faire préparer pour les y garder sûre-
» ment et sans communication avec personne, de vive voix
» ou par écrit (jusqu'à nouvel ordre de moi), en suivant les
» instructions particulières qui vous ont été données de ma
» part. Et la présente n'étant à autre fin, je prie Dieu qu'il
» vous ait. Monsieur de Saint-Mars, en sa sainte garde ^ . »
Louis XIV au sieur Brouilly, marquis d'Herleville , 19 mars
1694 : «Monsieur d'Herleville, ayant résolu de faire transférer
» dans les prisons des forts , aux îles Sainte-Marguerite et
>) Saint-Honorat, les trois prisonniers qui sont, par mes or-
» dres, dans le donjon de ma citadelle de Pignerol, je vous
« fais cette lettre pour vous dire que mon intention est que
)) vous les remettiez au sieur de La Prade, major de la cita-
» délie de Pignerol , à mesure qu'il vous les demandera , pour
» les conduire sûrement et avec les escortes qui lui seront
» données, auxdites îles Sainte-Marguerite et de Saint-Hono-
» rat, où ils seront reçus par le sieur de Saint-Mars , en vertu
de l'ordre qui lui sera remis par ledit sieur de La Prade^ . "
Barbezieux à Saint-Mars, 20 mars 1794 : « — Envoyez,
» s'il vous plaît, diligemment à Pignerol les deux sergents
» de votre compagnie dont vous me parlez pour aider au
» sieur de La Prade à transférer aux îles les prisonniers d'Etat
5) qui sont dans le donjon ; et comme ledit sieur de La Prade
» ne désire point partir de Pignerol que les sergents n'y soient
5) arrivés, et qu'il ne doit conduire ces prisonniers que les uns
» après les autres, quoique le Roi désire qu'ils soient inces-
» samment tous remis à vos soins , il est bien à propos que
» vous fassiez faire route à ces sergents le plus diligemment
» qu'il se pourra, afin que vous ayez de la place où les
1 P. 349, V. 1253, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 350, V. 1253, Mss. Dépôt de la guerre.
FORT DE LA PÉROUSE. 159
5) mettre sûrement à leur arrivée ; comme vous savez qu'ils sont
» de plus de conséquence, au 7noins un, que ceux qui sont
» présentement aux îles , vous devez préférablement à eux les
» mettre dans les prisons les plus sûres. J'écris à M. de La
» Prade de prendre toutes les précautions nécessaires pour
"que ces gens-là ne puissent, en chemin, donner de leurs
» nouvelles à personne. Je crois qu'il est inutile que vous alliez
" au-devant d'eux jusqu'aux confins du Dauphiné ; faites seu-
« lement préparer les meubles et ustensiles qui seront néces-
« saires pour leur usage, et, afin que les ouvrages que vous
« jugerez qu'il faudra faire ne manquent point d'être prêts à
" leur arrivée, je charge le courrier qui vous porte cette lettre
» de quinze cents livres , qu'il vous remettra pour payer la
5' dépense de ce que vous estimerez à propos de faire faire
» pour la sûreté et la garde de ces gens-là dans vos prisons '. »
C'était donc un fait accompli. Au mois de juin 1694, le
fameux donjon de Pignerol avait cessé d'être une prison d'Etat;
il ne devait plus remplir que l'office de magasin et d'arsenal
supplémentaire, jusqu'au jour prochain où donjon et cita-
delle allaient être rasés par ordre du Roi, avant de retomber
entre les mains de leur maître naturel le duc Victor-Amédée
de Savoie, grâce au traité de 1696.
FORT DE LA PÉROUSE^.
L'antique château de la Pérouse qui existait sur la butte
du même nom, dans la vallée du Clusone, avait été rasé en
1594 par M. le connétable de Lesdiguières.
En 1628, lors de l'entrée des troupes françaises en Pié-
mont, le duc de Savoie craignant qu'on ne pût prendre
Pignerol à revers par ce côté, avait fait construire nn fort en
terre sur cette position. Pris en 1630 par Mgr l'archevêque
1 "P. 201, V. 1243, Mss. Dépôt de la guerre.
2 On trouve des plans du fort de la Pérouse dans le carton n° 1 (pièces
H° 7) des places étrangères, au Dépôt des fortifications. Ces plans sont :
1° X..., 1679. Plan de la Pérouse au 771e;
2° Vauba>, 1693. Trois projets de Vauban (p. 452 de l'Inventaire).
160 PERSONNEL DES PRISONS.
de Bordeaux, ce fort fut relevé et revêtu . Plus tard, Louis XIII
le fit mettre en l'état où Saint-Mars devait le trouver en
1665. En 1692, pourtant, quand les hostilités avec le Piémont
prirent un caractère dangereux, on songea à donner plus
d'importance à ce point de la frontière, et M. de Richerand
fut même chargé, en décembre 1693, d'établir les devis
d'un projet plus vaste que ceux proposés par Vauban ; mais
les événements s'étaient précipités avec une telle rapidité,
que l'on ne put rien exécuter. Trois ans après, le fort était
rendu intact au duc de Savoie.
Pérouse faisait partie du gouvernement de Pignerol et par
suite relevait du gouverneur général, M. le marquis de Pien-
nes, qui y entretenait une garnison, forte d'une compagnie
d'infanterie.
Au mois de juin 1665 , quand la foudre tomba sur la pou-
drière de la citadelle de Pignerol et détruisit la partie du
donjon où se trouvait Fouquet, qui, par parenthèse, fut sauvé
par miracle, grâce à l'épaisseur des murs, on dut installer
provisoirement le prisonnier chez le commissaire Damorezan,
beau-frère de Saint-Mars. Mais ce ne pouvait être là qu'une
prison provisoire, et comme les réparations à faire à la cita-
delle et au donjon étaient considérables et allaient nécessiter
pour longtemps la présence de nombreux ouvriers étrangers,
le Roi se décida à envoyer Fouquet dans le fort de la Pérouse
et à faire faire dans ce poste les aménagements suffisants.
Le 29, il écrivait : « J'ai résolu de faire transporter dans
» le fort de la Pérouse, pour y être gardé par vous jusqu'à
« nouvel ordre . etc. »
Tout aussitôt l'architecte Levé s'y rendit pour exécuter
les quelques réparations nécessaires. On ramena donc à
Pignerol la compagnie qui y était installée et on expédia des
munitions, trente septiers de farine, soixante mousquets et
deux pièces d'artillerie pour remplacer la moyenne et le
fauconneau qui s'y trouvaient. Le 12 avril 1665, Fouquet
partait de Pignerol pour son nouvel établissement. Il y resta
une année entière. Le 12 août 1666, il revenait à Pignerol
EXILES. 161
avec son geôlier, elle 14, Saint-Mars pouvait écrire à son
maître que tout s'était passé convenablement et conformé-
ment à ses instructions. Le surintendant, du reste, n'y avait
pas été le seul prisonnier, car on y enferma, le 16 octobre
1665, deux habitants du pays, les nommés Pictol et Queroiles,
sur l'ordre de Le Tellier du 9 octobre, pour des délits de
droit commun qui n'entraînaient qu'une incarcération mo-
mentanée.
Du jour de la réintégration de Fouquet dans son ancienne
prison, la petite forteresse resta dans l'obscurité. En 1669 ,
elle était commandée par un sieur de Moransane.
En 1670, lorsque Louvois changea tout le personnel mili-
taire du gouvernement de Pignerol, Moransane, comme les
autres, dut faire place h un sieur Gastinnet. Ce Gastinnet
mourut en 1673; aussitôt Saint-Mars sollicite la place pour
un de ses lieutenants, le chevalier de Saint-Martin.
« Avant de demander au Roi , lui répond-on du secrétariat
"le 14 novembre 1673 ^ , de nommer le chevalier de Saint-
» Martin k la place de feu le sieur Gastinnet, gouverneur de
" la Pérouse, M. Louvois désire savoir s'il se contentera des
" appointements de ladite charge. » Il paraît en effet que
Saint-Martin ne se trouva pas satisfait de la proposition, car
le 25 du même mois, le secrétaire d'Etat faisait savoir au
commissaire des guerres Loyauté, que M. de Riffardeau, capi-
taine dans Bourbonnais , était choisi au lieu et place de M. de
Gastinnet, et à M. de Riffardeau, qu'il eût à partir pour son
nouveau poste ^. Tel est le résumé des documents que j'ai
pu réunir sur le séjour de Saint -Mars dans cette place de
guerre.
EXILES.
Le fort d'Exilés est situé « sur une petite montagne
« très-avantageuse » qui se trouve au milieu de la vallée de
la Doria et sur la rive gauche de ce cours d'eau, à douze
1 Page 158, v. 306, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 363 et 389, V. 306, Mss. Dépôt de la guerre.
Il
162 PERSONNEL DES PRISONS.
lieues nord-ouest de Pignerol , trois ouest de Suse et sept est
de Briançon.
Il ferme auprès du Pont-de-Vaux un défilé presque impos-
sible à forcer, sur la route qui mène de Briançon à Turin.
Ce fut par le chemin de Ceaux a Ghaumont que Charles-
Emmanuel I" duc de Savoie , fit passer son artillerie quand il
en fit le siège. Ce poste fut pris en J 597 avec le secours des
Espagnols, et repris en 1598 par le connétable de Lesdi-
guières .
Plusieurs chemins de montagne y viennent aboutir, par-
ticulièrement celui du col des Volettes, venant de la vallée
de Pragelas, et celui du petit mont Cenis, passant au col de
Rouilles. Ce fut ce dernier chemin que les Barbets ou Vaudois
venant de Suisse , prirent au commencement du mois de
septembre 1689, pour continuer leur route vers le pont de
Salle -Bertrand et la vallée de Saint- Martin et de Luzerne
en Piémont.
Cette place était attenante à l'est à la communauté de
Chaumont, au sud à la vallée de Pragelas, à l'ouest à la com-
munauté de Salle-Bertrand, et au nord à une petite partie du
Piémont et de la Savoie.
Elle passait pour être fort ancienne. Strabon en parle en
effet dans le quatrième livre de son Histoire, Il prétend qu'elle
était située à l'extrémité des terres de'Cottius que l'empereur
Auguste avait essayé de conquérir. Ce Cottius était souverain
des Alpes Cottiennes, et avait pour capitale de ses Etats la
petite ville de Suse, qui n'est qu'à deux lieues d'Exilés.
César en fait également mention et dit positivement, au
premier livre de la Guerre des Gaules, qu'étant parti d'Exilés,
qui est la dernière place de la province Citérieure , il arriva le
septième jour dans la terre des Vaux Cottiens, qui sont de la
province Ultérieure'.
1 (Archives du Dépôt des fortifications.) Description du fort d'Exilés et de
ses environs (carton n° 132). Notice sur le fort d'Exilés et ses environs, par
M. de la Blottière, 1701 (carton n° 132), p. 747 de l'Inventaire.
Plan de 1670, par llugot, échelle de 200 toises.
Plan de 1683, Atlas 108, tome II, n» 82.
EXILES. 163
Quelques liistorieHS ont même assuré que le nom d'Exilés
provenait du latin exsilium , parce que l'on y réléguait
autrefois des prisonniers romains. Il est de fait qu'à l'époque
qui m'occupe on voyait dans le donjon une ancienne tour,
plus élevée que les autres , qu'on supposait avoir déjà servi
de prison du temps des Romains. Ce fut dans cette même
tour, dont j'ai donné le plan et le dessin, qu'on enferma les
deux prisonniers de la Tour d'en bas.
Au dix-septième siècle , cette forteresse faisait partie du
Dauphiné. A la mort du duc de Lesdiguières, gouverneur
de la province , le droit à la nomination au poste d'Exilés
revint au Roi, et le 12 mai 1681 Louvois écrivait à Saint-
Mars : « Sa Majesté a trouvé bon de vous accorder le
» gouvernement d'Exilés, vacant par la mort de M. de Les-
» diguières , où elle fera transporter ceux des prisonniers qui
» sont à votre garde qu'elle croira assez de conséquence pour
» ne pas les mettre en d'autres mains que les vôtres \ » Au
reçu de cette dépêche , Saint-Mars, de concert avec le com-
missaire du Ghaunoy, entreprit un premier voyage pour
constater l'urgence des aménagements à exécuter. De retour
à Pignerol dans le courant de juin, il comptait partir vers la
fin de juillet pour sa nouvelle résidence ; les ordres mêmes
étaient donnés, les lettres écrites dans ce sens à l'abbé d'Es-
trades, lorsque survint une dépêche de Louvois prescrivant
à Saint-Mars de faire traîner en longueur les réparations , et
de prétexter une impossibilité quelconque de départ, sa pré-
sence étant devenue nécessaire à Pignerol, où l'on comptait
se préparer à une seconde tentative contre Casai. Cette fois
encore, Catinat allait recevoir l'hospitalité mystérieuse du
gouverneur du donjon. Ce ne fut donc que vers le milieu
d'octobre, après la prise de Casai par Catinat et Boufflers,
que Saint-Mars put se rendre au fort d'Exilés avec ses deux
prisonniers. Pour les garder, il employa les hommes de sa
compagnie, réduite à quarante-cinq, avec deux lieutenants ,
1 P. 232, V. 654, Mss. Dépôt de la guerre.
11.
164 PERSONINEL DES PRISONS.
La Prade et Boisjoly . Mais quelle garde ! quel soin ! La de'pé-
che de Saint-Mars à T>ouvois, du 11 mars 1682, est plus
explicative, plus détaillée que le meilleur des récits.
Le 2 mars 1682, le secrétaire d'Etat avait écrit à son geô-
lier : « Comme il est important d'empêcher que les prison-
» niers qui sont à Exiles, que Von nommoù à Pignerol de la
» Tour d'en bas, n'aient aucun commerce, le Roi m'a ordonné
" de vous commander de les faire garder si sévèrement et de
" prendre de telles précautions , que vous puissiez répondre à
» Sa Majesté qu'ils ne parleront à qui que ce soit, non-seule-
" ment de dehors , mais même de la garnison d'Exiies ; je
>' vous prie de me mander de temps en temps ce qui se pas-
» sera à leur égard ' . »
Saint-Mars répond par le retour du courrier à cette ques-
tion et à une autre du 27 février : «J'ai reçu celle qu'il vous
" a plu me faire l'honneur de m'écrire le 27 du passé, par
"laquelle vous me mandez, Monseigneur, qu'il est impor-
» tant que mes deux prisonniers n'aient aucun commerce.
" Depuis le commencement que Monseigneur m'a fait ce
" commandement, j'ai gardé ces deux prisonniers qui sont à
" ma garde aussi sévèrement et exactement que j'ai fait
)' autrefois de MM. Fouquet et Lauzun , lequel ne peut se
M vanter d'avoir donné ni reçu des nouvelles , tant qu'il a été
» enfermé. Ceux-ci peuvent entendre parler le monde qui
» passe au chemin qui est au bas de la tour où ils sont ; mais
» eux, quand ils voudroient, ne sauroient se faire entendre;,
» ils peuvent voir les personnes qui seroient sur la montagne
» qui est devant leurs fenêtres, mais on ne sauroit les voir à
» cause des grilles qui sont au-devant de leurs chambres. J'ai
M deux sentinelles de ma compagnie nuit et jour des deux
» côtés de la tour , d'une distance raisonnable , qui voient
» obliquement la fenêtre de mes prisonniers. Il leur est con-
" signé d'entendre si personne ne leur parle, et s'ils ne crient
» point par leurs fenêtres, et de faire marcher les passants qui
1 P. 36, V. 675, Mss. Dépôt de la guerre.
riato-f.^
CIiainl)rr du pnsonnifr Masqué
vr3
/n^^^^^r^rm^^'f^n^
Tf'Tf^
PLAN DU CHATEAU D'EXILES
{Extrait d'un plan du temps fouiiti par le Dipôl des forlijicutioiis.)
I Loci-iiicnls de la compagnie tic M. de Saint-Mai
■i Aiipaitiiiiict]! du coiivcniciir, M. de Saint-Mars.
leurs fenêtres, et de faire m'archer les passants qui
n point par
1 p. 36, V. 675, >Is3. Dépôt de la guerre.
EXILES. 165
J5 s'arrêteroient sur le chemin ou sur le penchant de la mon-
« tagne. Ma chambre étant jointe à la tour, qui n'a d'autre
» vue du côté de ce chemin , fait que j'entends et vois tout et
>) même mes deux sentinelles , qui sont toujours alertes par ce
5' moyen-là.
» Pour le dedans de la tour, je l'ai fait réparer d'une ma-
V nière où le prêtre qui leur dit la messe ne les peut voir , à
V cause d'un tambour que j'ai fait mettre qui couvre leurs
^' doubles portes.
» Les domestiques qui leur portent à manger mettent ce
T qui est de besoin aux prisonniers sur une table qui est là, et
-'> mon lieutenant le prend et le porte. Personne ne leur parle
» que moi, mon officier, M. Vigneron ie confesseur, et un
» médecin qui est dePragelas, à six lieues d'ici et en ma pré-
" sence. Pour leur linge et autres nécessités, mêmes précau-
» tions que je faisois pour mes prisonniers du passé. »
Quelle dépêche ! Il n'est pas possible d'être plus explicite ,
plus complet, et le plan que j'ai donné me permet d'en sui-
vre le détail. A part la somme allouée pour l'entretien , les
précautions sont identiques à celles employées pour MM. Fou-
quet et Lauzun. Qu'on compare ces procédés avec ceux
adoptés pour Mattioli , laissé à Pignerol , dans une place ou-
verte, et l'on comprendra de moins en moins la persévérance
de M. Topin à défendre l'hypothèse de Mattioli que ses devan-
ciers dans cette opinion (Delort , Roux-Fazillac , Ehis , etc.) ,
n'admettaient comme possible qu'à la condition formelle
de faire de Mattioli l'un des deux individus à l'égard des-
quels Saint-Mars prenait la minutieuse précaution que je
viens de citer.
Dans cette place, les appointements de Saint-Mars étaient
fort élevés. Il touchait six mille livres de fixe, comme com-
mandant de la citadelle , dix-huit cents livres comme sous-
lieutenant de mousquetaires , quatre mille huit cents livres
pour les places de Pérouse et de l'Écluse, sans compter les
allocations d'éclairage , de chauffage , de literie , de solde
des hommes , de la nourriture des prisonniers fixée au taux
166 PERSONNEL DES PRISONS.
de quinze francs par tête et par jour, etc Mais l'ennui ,
paraît-il, était en proportion des appointements. A Exiles,
Saint-Mars se trouvait absolument seul avec sa famille, ses
enfants, ses prisonniers, ses quarante-cinq hommes et ses
deux lieutenants. Le village d'Exilés était assez éloigné et
sans importance. Il pouvait bien dans cette petite place faire
de l'autocratie à volonté, au besoin s'absenter pour se rendre
à Suse , à Turin , même à Casai ; mais le retour n'en était que
plus désagréable. Aussi, lorsque, le 13 janvier 1687 ^, ladépê-
clie ministérielle arriva, lui annonçant que le ministre avait
Lien voulu faire droit à ses réclamations et sollicitations
incessantes , et lui accordait le gouvernement des îles Sainte-
Marguerite , notre homme s'empressa d'accepter. Il était
resté cinq années et six jours à Exiles.
LES ILES SAINTE-MARGUERITE ET SAÏNT-HONORAT.
Quel est le voyageur qui , en suivant les méandres gracieux
du chemin de fer de Nice, de la Napoule au golfe Jouan, n'a
pas admiré la situation coquette des îles de Lérins , au pied
des hauteurs des Maures et de la pointe de la Croissette? Qui
n'est resté émerveillé en face de cette délicieuse ceinture de
villages , de maisons de campagne qu'on aperçoit de la forte-
resse royale? C'est un véritable panorama d'opéra-comique,
un horizon splendide, coupé de bois d'orangers, de champs
de fleurs, de forêts sauvages, s'étageant jusqu'à Grasse, la
ville des parfums, et aux montagnes qui la dominent. C'était
pourtant au milieu de ces enchantements, sur la côte sep-
tentrionale de la plus grande des îles, que s'élevait silencieuse
et triste la vieille forteresse de Richelieu, aménagée avec soin
par M. de Saint-Mars. De nos jours encore, elle est restée
la même, à part certaines modifications de détails d'instal-
lation nécessitées par les besoins du service militaire mo-
derne et par l'incarcération déjà ancienne des prisonniers
arabes.
1 P. 114, V. 779, Mss. Dépôt de la guerre.
V
LÉGENDE
I
LV'clisc.
2
Le château.
3
Les prisons; celles qui sont marquées par double
oii sout quelques chambres dutlit château ; il y
Ton dit la messe, marqué +.
j
Le logis du lieiiteuaut de Roy, d deux étages.
5
Le logis du major de la place, à deux étages.
6
Le quartier des caserues où sont logés les soldats
M. de Saint-Mars.
7
Kst l'appartement des officiers, à deux étages.
8
Sont les casernes pour les cadets de la compagnie
!>
Est le corps de garde pour les cadets.
10
Sont les casernes pour les soldats.
11
Le corps de garde de la place.
!■>
Petit corps de garde de l'officier.
13
Le logement du curé et de l'aumônier, li deux éla
1-i
Cachot.
1,-,
.lardin du curé.
IG
Autre jardin.
n
Magasin à poudre.
18
Vivandiers.
19
Logis du chirurgien -m.ijor, â deux étages.
20
Logis du patron du balcati de service.
21
L'hôpital, à deux étages.
22
L'horloge.
23
L'auberge des officiers, ù deux étages.
24
Le logis du boucher, à deux étages
25
Le martinet.
26
Magasin pour les munitions de guerre.
27
Plate-forme; au-dessous il y a deux citernes, un
logement pour le boulanger.
3 ont deux étages par-dessus
a un auiel à chaque bout où
de la compaijnie franelic de
ulin ahras, un four et le
:: les bassins pour laver les draps.
PLAN DU FORT ROYAL DE L'ILE SAINTE-MARGUERITE EN 1692
(nàluclion ou 1/3 ifun plan fourni par le DàpiU des farlificalions )
SAINTE-MARGUERITE ET S AINT-IIONOR AT. 167
Appelée Léro chez les anciens, à cause du culte qu'on y
rendait à une divinité gauloise de ce nom , elle avait pris le
nom de Sainte-Marguerite de celui d'une chapelle dédiée à
cette sainte. Plus tard, sous les Romains du Bas-Empire, elle
avait eu une garnison; puis avec le temps toute trace d'oc-
cupation avait disparu, à part celle du fort Saint-Honorat,
élevé à l'extrémité sud de cette petite île , poste souvent atta-
qué par les Sarrasins, Ce fut sur l'emplacement de l'ancien
fort romain que Richelieu fit construire la forteresse royale ,
en 1633.
De prison, il n'y en avait pas à cette date, dans le sens
avéré du mot; il existait bien des prisons, mais simplement
dans le corps de bâtiment de la place , où Ton mettait les
internés. Saint-Mars fut le premier qui fit construire des cel-
lules pour une prison d'Etat. L'ordre de Louvois à Saint-
Mars est formel ; il est ainsi conçu et daté du 16 mars 1687 :
« J'ai reçu avec votre lettre du 2 de ce mois le plan et le
)' mémoire qui y étoient joints , et ce qu'il y a à faire pour
» bâtir la prison et le bâtiment que vous demandez [pour ren-
» dre sûre la prison de votre prisonnier) dans l'ile Sainte-
» Marguerite, montant à 5,024 livres ' » Il fit donc élever
d'un étage la maison du gouverneur et construire au nord les
deux autres étages de prison qui sont indiqués sur le plan
sous les n"^ 33 et 5 , et qui communiquaient directement
avec les appartements du gouverneur. Ce bâtiment se compo-
sait de douze prisons ou cellules , dont deux particulièrement
curieuses.
De ces prisons, il ne reste plus que celles de l'étage infé-
rieur. Les six du premier étage et le château ont été rasés.
J'ai visité maintes fois ces anciennes constructions de Saint-
Mars , qui ferment le bastion nord-est. Les cellules sont éta-
blies en forme de casemates, à l'est de l'escalier conduisant
au fort. Des fenêtres, ou plutôt des soupiraux, on aperçoit
Cannes, le Cannet, la forêt des Maures, la villa Tripet. Ces
i P. 235, V. 781, Mss. Dépôt de la guerre.
168 PERSONNEL DES PRISONS.
casemates sont voûtées, munies de doubles portes et reliées
entre elles par un grand couloir éclairé par de simples
lucarnes donnant sur la cour de la citadelle. Une seule porte
permet l'accès dans ledit couloir; une autre, attenant à la
chapelle , donnait entrée chez le gouverneur.
La première de ces chambres (n° 33)', à droite et au
fond du couloir, près de la chapelle, est celle qui fut occupée
par le Masque de fer. Elle est parfaitement conforme aux
descriptions du Père Papon, dans son Voyage de Provence
de 1780, et de Saint-Mars, dans sa lettre à Louvois du 8 jan-
vier 1688 :
«Je me donnerai l'honneur de vous dire comme j'ai mis
» mon prisonnier, qui est toujours valétudinaire à son ordi-
» naire, dans l'une des deux nouvelles prisons que j'ai fait'
"faire suivant vos commandements. Elles sont grandes,
" belles et claires, et pour leur bonté, je ne crois pas qu'il y
1' en ait de plus fortes ni de plus assurées dans l'Europe, et
» même pour tout ce qui peut regarder les nouvelles de près
" et de loin , ce qui se peut trouver dans tous les lieux où j'ai
» été à la garde de feu M. Fouquet depuis le moment qu'il
» fut arrêté »
En résumé, cette demeure de l' ex-habitant de la Tour
d'en bas, tout en étant préférable à celles de Pignerol ou d' Exi-
les, était loin d'être confortable. La fenêtre n'est en réalité
qu'un grand soupirail sans vitrage , construit dans un mur
de deux mètres d'épaisseur, avec deux grilles espacées et
posées de telle façon que les barres d'un grillage ne corres-
pondaient pas aux barres de l'autre.
En 1670, le personnel de l'île se composait d'un gouver-
neur (M. le chevalier de Guitaud) , d'un major (M. de Dam-
pierre), d'un garde-magasin, d'un aumônier, d'un chirurgien,
de quatre canonniers, de la compagnie de M. Guitaud et de
deux autres compagnies. Ce chevalier de Guitaud est un type
curieux du temps. « Il y a vingt-sept ans, écrit-il au ministre
' Voir le Plan.
SAINTE-MARGUERITE ET S AINT-IIONOR AT. 169
•>y le 20 janvier 1674 , que je suis dans le service , sans discon-
» tinuation. Il y en a vingt que je suis pourvu delà charge
■0) de lieutenant pour Sa Majesté, dans les places. Mes cama-
11 rades de Marseille, Saint-Jean et Monaco, ont 3,600 livres,
« et je n'en ai que 2,700 ; le major a 300 livres de plus que
1) moi. J'ai pourtant du service et de la qualité autant qu'un
1) autre'. » Guitaud aurait donc pris la carrière des armes en
1647, et depuis 1654 il avait servi en qualité de lieutenant
de Roi dans les places avec 2,700 livres (14,000 fr.) d'ap-
pointements, sans compter ce qu'il gagnait sur sa compa-
gnie. Et pourtant, logé, chauffé, éclairé, soldé comme il
l'était , il se trouvait mal rétrihué. Ou'eùt-il dit en l'an de
grâce 1872? Il est vrai qu'à cette époque Guitaud faisait des
voyages à Paris, menait grande vie, et pouvait, sur ses éco-
nomies, acheter des propriétés.
Ce chevalier de Guitaud sortait des mousquetaires. Il s'était
installé aux îles avec sa famille; son frère faisait les fonctions
de lieutenant dans sa compagnie; son heau-frère, M. de
Caumartin , commandait une des deux autres compagnies^.
Pour ses fonctions , il relevait directement du gouverneur de
Provence , de l'intendant des galères Arnoul pour les af-
faires de la marine , et du commissaire des guerres Lenfant
pour les détails d'administration.
A la suite de ses réclamations, ses émoluments furent por-
tés de 300 à 400 livres par mois. Voici, du reste, l'état
curieux de solde mensuelle qui fait foi de cette dépense :
Compagnie de 180 hommes, capitaine, lieutenants, ensei-
gnes, 4 sergents et 3 caporaux, 2,412 livres; deux autres
compagnies de 70 hommes chacune, avec le capitaine, lieu-
tenants, enseignes, 2 sergents, 3 caporaux, à raison de
1,080 livres chacune, 2,160 livres; au sieur de Guitaud,
gouverneur, 400 livres; au major, 200 livres; au garde-
magasin , 66 livres 1 3 sous 4 deniers ; à l'aumônier, 40 livres ;
1 P. 131, V. 319, Mss. Dépôt de la guerre.
2 6 avril 1674. P. 277, v. 315, Mss. Dépôt de la guerre.
170 PERSONNEL DES PRISONS.
au chirurgien, 80 livres 6 sous 8 deniers; à A canonniers , à
raison de 40 livres chacun , 160 livres; pour le bois et la
chandelle du corps de garde, 6G livres 13 sous 4 deniers;
total, 5,558 livres 1 3 sous 4 deniers. Ces soldats, comme
ceux dePignerol, achetaient sur leur solde les mèches, pou-
dres et plomb. De plus, ils donnaient un ou deux sous par
jour au capitaine pour l'entretien de leur habillement*.
Une telle garnison;, qui n'aurait plus de raison d'être au-
jourd'hui, était nécessaire à une époque où les corsaires
algériens faisaient encore de continuelles descentes sur nos
côtes , et où notre marine commençait seulement à prendre
quelque valeur. M. de Guitaud avait en outre sous sa direc-
tion des prisonniers, mais des prisonniers libres et de fort
peu d'importance, quelques-uns mêine incarcérés sur son
ordre, paraîtrait-il, car, à la date du 4 avril 1673 , Louvois
écrivait au commissaire Lenfant : « L'on m'a donné avis par
» la lettre que je vous envoie, que M. le chevalier de Guitaud
» et le sieur de Dampierre retiennent trois ou quatre personnes
» dans les prisons de l'île Sainte-Marguerite, sans aucun
» motif légitime ; vous aurez soin de vous éclairer de ce qui
» en est^. >' C'est ainsi qu'en 1672 l'archevêque de Lyon
recevait l'ordre d'envoyer aux îles un soldat déserteur, et
qu'en 1682 ^ le prieur de Lost fut enfermé dans l'abbaye de
Saint-Honorat, sur un ordre donné à l'intendant Moranf^.
Le dernier prisonnier de M. de Guitaud dont nous ayons eu
connaissance est le chevalier de Chezut, qui logeait dans les
bâtiments de la garnison , et que trouva M. de Saint-Mars à
son arrivée aux îles.
Guitaud mourut le 27 décembre 1685. Pendant l'année
1686, l'intérim fut rempli par le major, M. de Dampierre.
Ce fut seulement le 15 janvier 1687 que Saint-Mars
apprit sa nomination au commandement des îles , et le 25
1 4 novembre 1671, p. 23, v. 257, Mss. Dépôt de la guerre.
~ P. 63, V. 303, Mss. Dépôt de la guerre.
•5 23 avril. P. 208, v. 366, Mss. Dépôt de la guerre.
^ 31 mars. P. 666, v. 685, Mss. Dépôt de la guerre.
SAINTE-MARGUERITE ET S AINT-IIONORAT. 171
qu'il en reçut le brevet. Il dut se rendre imme'diatement à sa
nouvelle résidence pour faire préparer le logement du pri-
sonnier qu'il devait amener avec lui. A cause des neiges
qui obstruaient les passages des Alpes du côté de Briançon ,
il prit la route de Turin à Nice par le col de Tende. Arrivé le
21 février, il tomba malade, resta vingt-six jours dans l'im-
possibilité de bouger, repartit de Sainte- Marguerite le
26 mars, cette fois par Embrun et Briançon, fut dans les
premiers jours d'avril à Exiles, repartit d'Exilés le 18 avril,
et fit avec son mystérieux prisonnier son entrée définitive
au Fort-Royal, le 30 avril 1687. Il avait conduit avec lui
sa compagnie et ses deux lieutenants, MM. de La Prade et
de Boisjoly.
A partir de cette époque , le personnel fut ainsi réparti :
M. de Saint-Mars, gouverneur et commandant la compa-
gnie franche ;
M. de La Prade , lieutenant de Roi ;
M. de Dampierre, major;
MM. de Formanoir, Boisjoly et Rosages, officiers de la
compagnie franche.
La garnison se composa dès lors de la compagnie de M. de
Saint-Mars et de deux compagnies d'infanterie. Un sergent et
dix hommes étaient détachés à la tour de Saint-Honorat. En
1689 (30 août) , le sergent fut remplacé par un lieutenant
sur la demande de M. de Saint-Mars. Quant aux bâtiments,
ils étaient assez nombreux et se composaient d'un château ,
des prisons d'État, d'une église, de deux logis pour le lieu-
tenant de Roi et le major, de bâtiments pour les officiers, les
cadets, le curé, l'aumônier, le chirurgien-major, le boucher,
le patron du bateau de service , de casernes pour la troupe ,
d'auberges, etc....
Quant à la garde des prisonniers , elle était uniquement
confiée aux hommes de la compagnie du gouverneur.
La Prade était seul chargé des détails de la surveillance.
Cette surveillance, on la connaît.
172 PERSONNEL DES PUISONS.
Le 6 janvier 1696, Saint-Mars écrivait en effet au ministre :
« Monseigneur,
» Vous me commandez de vous dire comment l'on en use
5) quand je suis absent ou malade, pour les visites et précau-
" tions qui se font journellement aux prisonniers qui sont à
j' ma garde. Mes deux lieutenants servent à manger aux heu-
j) res réglées, ainsi qu'ils me l'ont vu pratiquer, et que je fais
" encore très-souvent quand je me porte bien ; et voici com-
j) ment , Monseigneur. Le premier venu de mes lieutenants
» prend les clefs de la prison de mon ancien prisonnier
j) par où l'on commence , il ouvre les trois portes et entre
" dans la chambre du prisonnier, qui lui remet honnêtement
" les plats et assiettes qu'il a mis les unes sur les autres, pour
3) les donner entre les mains du lieutenant qui ne fait que de
" sortir deux portes pour les remettre à un de mes sergents
" c[ui les reçoit pour les porter sur une table à deux pas de
" là, où est le second lieutenant qui visite tout ce qui entre
ji et sort de la prison, et voit s'il n'y a rien d'écrit sur les
ji vaisselles ; et après qu'on lui a donné tout le nécessaire ,
" l'on fait la visite dedans et derrière le lit, et delà aux grilles
.^ des fenêtres de sa chambre, et aux lieux, ainsi que par
« toute sa chambre , et fort souvent sur lui ; après lui avoir
" demandé fort civilement s'il n'a pas besoin d'autre chose ,
" l'on ferme les portes pour aller en faire tout autant aux au-
" très prisonniers. Deux fois la semaine on fait changer de
» linge de table, ainsi que de chemises et linge dont ils se
j' servent »
On ne peut être plus explicite et plus conforme aux pro-
cédés de Pignerol et d'Exilés. Plus tard, je montrerai que les
habitudes furent les mêmes pour la Bastille. Si je reviens
d'ailleurs un peu longuement sur ces détails, c'est pour dé-
montrer surabondamment aux esprits prévenus l'origine des
erreurs qui ont eu cours jusqu'ici.
Aux îles Sainte-Marguerite , Saint-Mars se trouva relative-
ment libre. En 1688, à la suite des assurances qu'il donna
LA BASTILLE. 173
à Louvois pour la sûreté de ses prisonniers , il obtint l'auto-
risation de s'absenter deux jours par mois pour aller à Nice ^
Antibes ou Cannes'. Son caractère, du reste, parut se res-
sentir de l'influence du climat et de cette sorte de latitude
laissée à ses actions; il se montra plus affable pour tout le
monde, ce dont personne ne se plaignit.
En 1693, probablement à propos de la mort de son fils»
il se rendit h Paris et vit M. de Barbezieux, l'héritier de son
ancien protecteur, M. de Louvois. F^nfin , sur les sollicita-
tions du ministre et de sa famille, particulièrement des
Dufresnoy et des Desgranges, il accepta la place de gou-
verneur du château de la Bastille, le 8 avril 1698. Mais ce
séjour dans le beau pays de Provence parut lui tenir au
cœur; il se décida avec peine à changer de position, et fit
de grandes difficultés pour partir. Son successeur, M. de La
Motte-Guérin , était déjà aux îles que Saint-Mars s'y trouvait
encore. Il ne les quitta définitivement qu'à la fin de l'été ,
dans les derniers jours du mois d'août, en compagnie de son
inséparable prisonnier de Pignerol et d'Exilés, pour se trou-
ver à Paris dans le courant de septembre.
LA BASTILLE.
Voici quelques lignes de description de cette trop fameuse
forteresse, dues à la plume d'un des malheureux qui y furent
enfermés :
« L'entrée de la Bastille se trouvoit à droite de l'extrémité
M de la rue Saint-Antoine. Au-dessus de la première porte
» étoit un magasin considérable d'armes de différentes espè-
» ces et d'armures anciennes ; à côté de cette porte étoit un
» corps de garde où l'on plaçoit chaque nuit deux sentinelles
» pour répondre et ouvrir aux personnes qui se présentoient.
» Cette porte conduisoit à une première cour extérieure dans
» laquelle étoient les casernes des invalides, les écuries et
» les remises du gouverneur. L'on pouvoit également arriver
1 P. 64, V. 806, Mss. Dépôt de la guerre.
174 PERSONNEL DES PRISONS.
» à cette cour par l'arsenal. Elle étoit séparée d'une seconde
» cour par une porte à côté de laquelle étoit un autre corps
« de garde, puis un fossé et un pont-levis. C'est dans cette
)! seconde cour à droite que s'élevoit l'hôtel du gouverneur,
)) Vis-à-vis de cet hôtel étoit une avenue longue de quinze
» toises , dont le côté droit étoit bordé par un bâtiment ser-
» vant de cuisine.
H Le tout étoit construit sur un pont dormant traversant
» le grand fossé et sur lequel s'abaissoit un pont-levis. Au
» delà étoit un autre corps de garde. Enfin, pour arriver à la
!i grande cour intérieure, il falloit passer une forte grille de
» fer servant de retranchement à la sentinelle, qui avoit
» ordre de ne laisser approcher d'elle les prisonniers qu'à
» une distance de trois pas. Cette grande cour avoit cent
» deux pieds de long sur soixante- douze de large; elle
!) étoit environnée des tours dites de la Libellé, de la Ber-
» taiidière, de la Bazinière (1663), delà Comté, du Trésor,
» de la Chapelle, ainsi que des massifs qui joignoient ces six
» tours. Presque toutes les prisons des étages moyens étoient
» des polygones irréguliers de quinze à seize pieds de dia-
» mètre. Elles avaient quinze à vingt pieds de haut. Chaque
» prison fermoit par deux portes de l'épaisseur de deux à
» trois pouces. Les cachots étoient enfoncés de dix-neuf pieds
» au-dessous du niveau de la cour, cinq pieds environ au-
» dessus du niveau du fossé. Ils n'avoient d'ouverture qu'une
» étroite barbacane sur le fossé. Excepté les cachots, toutes
» les prisons avoientou des poêles ou des cheminées. Celles-ci
)' étoient étroites, fermées dans le bas, au haut, et quelque-
» fois de distance en distance par des barres de fer ' .
)) Leur ameublement ordinaire se composoit d'un lit de
» serge verte avec rideaux, paillasse et matelas, d'une ou deux
» tables, de deux cruches, d'un chandeher, de fourchette,
" cuiller et gobelet d'étain, de deux ou trois chaises, de
» l'assortiment d'un briquet , rarement et par faveur de
1 La Bastille, par Llnguet, p. 229.
LA BASTILLE. 175
>) petites pinceftes et d'une pelle à feu très-foibles ; les murs
« étoient nus "
Tel était en peu de mots l'aménagement de la célèbre
prison d'Etat. A l'époque dont je m'occupe, le personnel
chargé de garder ce monument du despotisme se compo-
sait de : un gouverneur, un lieutenant de Roi, un major, un
capitaine des portes, un chirurgien, un aumônier, trois
porte-clefs , un confesseur ordinaire , un médecin , un apo-
thicaire, plus des officiers, des sergents , soldats , valets de
chambre, cuisiniers, cochers, laquais, etc
Le gouverneur et le lieutenant de Roi étaient les seuls offi-
ciers nommés directement par le Roi. Tous les autres étaient
au choix du gouverneur.
Quant à tout ce monde, gouverneur, prisonniers, offi-
ciers et soldats, ils restaient sous la haute direction de M. le
comte de Pontchartrain , ministre et secrétaire d'État. Mais
comme ce dernier , par suite des empêchements de sa charge,
pouvait snrveiller difficilement cet établissement, il avait dé-
légué à sa place le sieur Paulny Le Voyer, marquis d'Argen-
son , lieutenant de police et conseiller d'Etat, et son commis ,
M. Desgranges, dont la fille avait épousé le jeune Saint-Mars.
Le marquis d'Argenson employait pour ce service spécial
un commissaire de la Bastille du nom de Camuset, plus un
certain nombre de secrétaires, greffiers, interprètes et autres
gens de cette sorte.
De Besmaus de Montlesun , ancien capitaine des gardes
du cardinal, né en 1615 , le digne compagnon du lieutenant
de police La Reynie', avait été nommé à ces fonctions de
gouverneur de la Bastille, le 10 avril 1658, à la mort du
sieur du Tremblay, et à la suite de la démission de Louvières.
Besmaus occupa ce poste jusqu'à sa mort, le 18 décembre
' Nicolas de La Reynie, né le 25 mai 1625 à Limoges, d'une bonne famille
de robe. Son père, Jean-jNicolas, sieur de Tralage ei de La Reynie, exerçait la
charge de conseiller du Roi en la sénécbaussée et présidial de la ville. Le
4 janvier 1645, il épousa Antoinette des Barets, En juillet 1(361, il acheta une
charge de maître des requêtes, et fut nommé lieutenant de police le 15 mars
1667.
176 PERSONNEL DES PRISONS.
1697, et fut enterré aux Carmes. Saint-Mars, qui lui succéda.
n'arriva qu'au mois de septembre 1698.
Le lieutenant de Roi, le sieur Du Junca, était un gentil-
homme des environs de Bordeaux. Exempt aux gardes du
corps de M. de Duras , il fut choisi pour aider dans les devoirs
de sa charge M. de Besmaus , alors âgé de soixante-quinze
ans et fort infirme. De moyenne taille, mais bien fait, obli-
geant mais sévère, ce Du Junca, qui pouvait avoir cinquante-
six ans à l'arrivée de Saint-Mars, était homme d'ordre avant
tout. C'est à lui qu'on doit le fameux registre où s'est trouvé
retracée la fin de la légende de l'homme dit au Masque de
fer, registre intitulé : « État des prisonniers qui sont envoyés
» par ordre du Roi à la Bastille , à commencer du mercredi
» onzième du mois d'octobre que je suis entré en possession
:' de la charge de lieutenant de Roi en l'année ] 690. »
Le major de la Bastille, Jacques Rosarges', est de notre
connaissance. J'en ai déjà parlé dans la composition du
personnel de Pignerol. Il y avait trente et un ans qu'il se
trouvait au service de Saint-Mars. Simple soldat dans sa
compagnie franche, il avait peu à peu avancé en grade, par
suite de ses aptitudes à ces qualités si parfaites de culs de
plomb que réclamait le geôlier.
Le capitaine des portes, le sieur Lécuyer, était également un
ancien soldat de la compagnie de Saint-Mars, enrôlé en 1670.
Pour la compagnie qui faisait la garde dans le donjon ,
elle était commandée par l'aîné des neveux du geôlier,
le fameux Guillaume de Formanoir,qui plus tard devait se faire
appeler « seigneur de Palteau et autres lieux. »
Le chirurgien du château, Abraham Reilh, était un enfant
de Nîmes , adroit et avide. Ancien^rafe^dans une compagnie
d'infanterie, il entra à la Bastille sur la présentation de l'au-
mônier. « C'étoit un petit bout d'homme bien alerte , au fond
» fort ignorant, car à peine savoit-il faire la barbe dans son
» noviciat. »
1 Ce Ro.sarfjes mourut à la Pissotte, village près de Vincennes, le 19 mai
1705.
LA BASTILLE. 177
L'abbé Giraut, l'aumônier, sommelier et gargotier de la Bas-
tille , était arrivé des îles avec le nouveau gouverneur.
Les trois porte-clefs répondaient aux noms de Antoine
Ru, âgé de cinquante-deux ans, Provençal, venu de Sainte-
Marguerite ; Boutonnière , Parisien et israélite ; Bourgoin ,
Bourguignon , ancien maréchal des logis de dragons , amené
par l'abbé Giraut.
Quant au confesseur ordinaire, le Père jésuite Riquelet,
au médecin Fresquier, à l'apothicaire, et au nommé Jacques
La France, laquais de Formanoir, je n'en parlerai que pour
mémoire, pour donner un aperçu suffisamment complet et
exact de ce personnel ignoré de tous, et que dirigeait M. de
Saint-Mars dans ce poste qu'il avait fait tant de difficultés
d'accepter.
La position pourtant était enviable, et la lettre suivante
de Barbezieux, du P"" mai 1698 , en donnera une idée plus
parfaite que tout ce que je pourrais dire : « Comme Dufresnoy
•)•> vous avoit écrit sur la proposition d'échanger votre gou-
w vernement des îles Sainte-Marguerite contre celui de la
'j Bastille , la réponse que vous lui avez faite m'a été remise
" depuis sa mort ; le revenu de ce gouvernement consiste sur
« les états du Roi en quinze mille cent soixante-huit livres ,
» outre six mille livres que M. de Besmaus retiroit des bou-
" tiques qui sont autour de la Bastille , des fossés du dehors
» et des bateaux du passage qui dépend du gouverneur. Il est
« vrai que sur cela M. de Besmaus étoit obligé de payer un
" nombre de sergents et de soldats pour la garde des prison-
» niers et le service ; mais vous savez par ce que vous retirez
« de votre compagnie à quoi ces dépenses montent ; après
» vous avoir fait une énumération de ce que vaut le gouver-
« nement, je vous dirai que c'est à vous à connaître vos inté-
» rets , que le Roi ne vous force point à l'accepter s'il ne vous
M "convient pas ; et en même temps je ne doute point que vous
)' ne regardiez sans compter le profit qui se fait ordinaire-
» ment sur ce qu'il en donne pour l'entretien des prisonniers ,
» qui est tel que Von sait , ce qui ne laisse pas d'être consi-
12
178 PERSONNEL DES PRISONS.
» dérahle , enfin le plaisir d'être à Paris , assemblé avec sa
» famille et ses amis, an lieu que vous êtes confiné au bout
» du royaume. Si je puis Aous dire mon sentiment, cela me
» paroît avantageux, et je crois que vous ne perdrez pas à
)) l'échange pour toutes les raisons ci-dessus.
» Je vous prie cependant de me mander sur cela naturel-
)) lement votre avis^ »
Ainsi, sans compter le logement, l'éclairage, le chauf-
fage , etc. , les émoluments d'un gouverneur de la Bastille
formaient un revenu fixe annuel de vingt et un mille six cent
huit livres (cent mille francs valeur moderne) et un casuel qui
pouvait s'élever à un minimum de cent mille francs, ce qui
présentait un total de deux cent mille francs, sur laquelle
somme le gouverneur n'avait à payer que les sergents et
gardes du château. Saint-Mars, en se résignant aux ordres
du Roi , ne faisait donc pas une trop mauvaise affaire ,
comme l'assurait le ministre, au courant de tout le gaspil-
lage qui s'exécutait dans la forteresse. « Le gouverneur »,
dit l'auteur de la Bastille dévoilée, » tiroit de sa place, outre
» ses appointements fixes, plus de trois cent mille livres,
" en profit sur la nourriture et l'ameublement des prison-
>' niers. La place de lieutenant de Roi coûtoit quarante mille
M livres et en rapportoit cinq mille; celle de major, quatre
« mille livres; celle d'aide-major, quinze cents livres; de
5) chinu'gien, douze cents livres. Les simples soldats étoient
» habillés et entretenus de chandelles , bois et sel , et rece-
M voient dix sous par jour et un sou de décompte. Les porte-
» clefs touchoient cinquante sous par jour ^. »
Constantin de Renneville est plus explicite encore : « Je
') mets en fait, dit-il en 1715, que depuis le 26 septembre
" 1T08 que Bernaville a succédé à Saint-Mars, il a tiré plus
>' de deux milHons de profit de ses malheureuses victimes.
» Grasses plumes de maigres pigeonneaux! La démonstration
' P. 1, V. 1430, Mss. Dépôt de la guerre.
2 La Bastille , t. I, préface, p. xxxv.
• LA BASTILLE. 179
)) en sera évidente ; c'est un fait facile à vérifier aux ministres
» du Roi , pour peu qu'ils veuillent s'en donner la peine. Je
» suppose que nous ayons été cent prisonniers dans ce mau-
» dit enfer, ce qu'aucun prisonnier ne peut savoir que par
» conjecture
" Je suppose qu'ils étoient tous h une pistole par jour, ce
» qui n'est pourtant pas , car il y a des prisonniers qui n'ont
» que cinquante sous par jour. Il y en a h cent sous , à dix
» francs, à quinze francs, à vingt francs , à vingt-cinq francs;
» tels étoient S. A. M. le prince delà Riccia, MM. le duc d'Es-
» trées , le duc de Fronsac, le comte d'Harcourt, M. de Sur-
» ville, lieutenant général, et plusieurs autres. Je suppose, en
» outre, qu'il en coûte au gouverneur vingt sous par jour
M pour la nourriture de chaque prisonnier, ce qui est outre
» la dépense ; car supposez qu'il y ait dix prisonniers à qui l'on
» fasse meilleure chère qu'aux autres, tout le reste est misé-
» rablement traité, et il y en a beaucoup qui le sont d'une
« manière cruelle et qui pour cinq sous vivroient mieux ail-
» leurs. Il n'en coûte au gouverneur qu'un sou par jour pour
» ceux qui sont aux cachots, qu'il a toujours soin de tenir bien
» garnis , ce qui lui fait appeler ces lieux abominables ses
» deniers clairs.
" Je soutiens encore que le revenant-bon des vingt sous
" que je lui passe par jour pour la nourriture de chaque pri-
» sonnier, est plus que suffisant pour nourrir grassement et
« payer largement tous les domestiques, et faire servir sa
» table abondamment, où il ne souffre plus aucun prison-
» nier, comme faisait Saint-Mars, qui régaloit parfaitement
» bien ceux qui étoient admis à sa table.
» Je dis donc : 100 prisonniers en moyenne, à 10 livres
» par jour, coûtent au Roi 1000 liv.
» Sur quoi il faut déduire 20 sous par chacun
>' pour leur nourriture 100
)' Reste de profit par jour, au gouverneur. . . . 900
» Qui, multipliés par 365, lui produisent
» par an, de profit 328,500
12.
180 PERSONNEL DES PRISONS.
» Il y a plus de six ans qu'il est gouverneur, ce qui a dû
« pousser son revenant-bon à près de deux millions. »
Saint-Mars n'en he'sita pas moins cinq mois h venir, car
sa fortune était déjà faite; il avait soixante-douze ans, et
n'éprouvait guère la nécessité, depuis la mort de ses en-
fants, d'aller accroître une richesse déjà considérable qu'il
devait voir passer entre les mains de ses neveux. Ce ne fut
que sur les instances de sa famille, qui voyait dans la pos-
session de ce poste une nouvelle source de faveurs, qu'il se
décida à partir dans le courant du mois d'août de l'année
1698. li n'arriva à la Bastille que le 18 septembre. Il avait
avec lui son ancien prisonjiier, le sieur Rosarges, son neveu,
le sieur de Formanoir, le futur capitaine des portes Lécuyer,
l'abbé Giraut et le sieur Antoine Ru. Du Junca, qui avait
fait l'intérim depuis la mort de Besmaus, continua à exer-
cer son service de lieutenant de Roi. Telle fut l'entrée
en fonctions de ce fameux Saint-Mars, qui trouva moyen
de vivre encore dix ans comme gouverneur de la forte-
resse ' .
C'est donc pendant cinq années, de 1698 à 1703, que
l'Homme au masque est resté enfermé dans la tour Bertau-
dière, au troisième étage, dans la chambre appelée la troi-
sième Bertaudière. Les chambres avaient toutes en effet leur
numéro. Elles portaient le nom du degré de leur élévation,
suivant que leur porte se présentait à droite ou à gauche en
montant. Ainsi la première Bertaudière était la première
chambre de la tour de ce nom, au-dessus du cachot; puis
venait la seconde Bertaudière, la troisième, celle du Masque,
la quatrième et la calotte Bertaudière.
Ces tours portaient en général, soit le nom de leurs archi-
tectes, soit le nom des anciens prisonniers qui les avaient
habitées. Elles servaient à une même série de prisonniers,
pour un genre de crimes identiques. Ainsi la tour Bertau-
1 II fut remplacé par son collègue du château de Vincennes, Charles Le
Fournier, chevalier de Bernaville, le 18 novembre 1708, décédé le 18 dé-
cembre 1718.
CONCLUSION. 181
dière, d'après les noms inscrits sur les murs et les recher-
ches de M. Ravaisson, semhlait avoir été affectée aux pri-
sonniers d'Etat convaincus d'espionnage ou de relations
avec l'étranger. Du reste, \a troisième Bertaudière n'était
pas différente des autres chambres. Le prisonnier inconnu
qui l'occupa y fut traité d'une façon analogue à celle que
j'ai indiquée pour Pignerol, Exiles, Sainte -Marguerite, et
le voyage. Il avait des livres, voyait seulement le gouver-
neur et Rosarges, qui lui portait les plats après les avoir
reçus du porte-clefs Ru. Gomme pour aller entendre la messe
ou se rendre chez le gouverneur il était obligé de traverser
la grande cour de quarante-deux pieds de long, dont j'ai
parlé, la grille, le pont-levis, le pont dormant et une autre
cour, on lui mettait un masque sur le visage afin de dérober
sa figure à tous les regards. On agissait, en un mot, à son
égard, comme partout pendant le trajet de Pignerol à Exiles,
à Sainte-Marguerite, à la Bastille, et si à la Bastille on s'est
montré plus exigeant qu'aux îles ou à Exiles, c'est que, dans
ces deux dernières localités, il n'avait pas à rencontrer des
personnes qui sont amies intimes de tant de gens, disait la
dépêche de Besmaus de 1673. Une fois rentré à la troisième
Bertaudière , le prisonnier se débarrassait de son masque et
reprenait le cours de ses lectures et de ses tristes réflexions,
qui ne devaient avoir qu'un terme, ia mort.
CONCLUSIÛLN.
Tel est le personnel des différentes forteresses où s'est
écoulée une partie de l'existence de l'homme dit au masque de
fer. En le nommant ici d'une façon aussi brève et aussi résu-
mée, j'ai souhaité uniquement éviter au lecteur l'ennui de
détails qui auraient gêné le récit de ce qui se passa de mysté-
rieux dans cette période du dix-septième siècle. J'ai voulu
exposer au juste la situation exceptionnelle de Pignerol et
l'isolement complet des autres prisons (Exiles, Sainte-Mar-
guerite, la Bastille), montrer ce qu'étaient M. de Saint-
182 PERSONNEL DES PRISONS.
Mars et ses agents, quels liens les unissaient soit entre eux,
soit avec le secrétaire de la guerre, faire ressortir enfin
l'intérêt tout particulier qu'avait pu avoir le célèbre geôlier
à la garde de ses prisonniers. Au courant des êtres de la
maison, il me sera maintenant plus aisé de parler des mal-
heureux détenus. Je vais donc entreprendre d'une manière
encore plus rapide l'historique de chacun d'eux. Cette
méthode d'élimination aura l'avantage d'éviter les person-
nages inutiles, et de réduire petit à petit le cercle dans lequel
peut et doit se mouvoir l'action de l'homme dit le Masque
de fer.
CHAPITRE IV.
Historique des prisonniers.
Première série : Prisonniers enfermés à Pignerol depuis l'arrivée de M. de
Saint-Mars jusqu'à son départ pour Exiles(i6 janvier 1665-octoIjre 1681). —
1. Le surintendant N. Fouquet. — 2. Honneste et le sieur de Valcroissant.
— 3. Le sieur de Cron, commissaire provincial de l'artillerie. — 4. Eustache
Dauger, Danger ou d'Angers. — 5. Antonin Nompar de Gaumont, comte
de Lauzun. — 6. Piamel. — 7. Les valets de Fouquet et de Lauzun, —
8. Le sieur Laggier. — 9, 10, 11 et 12. Les sieurs Mathonnet, Heurtant,
Plassot, et la dame Carrière. — 13. Le nommé Stellani. — 14. Le sieur
Cliampin. — 15. Le moine jacobin Gonna(?). — 16. Le comte de Donane.
— 17. Le nommé Marsailles. — 18. Le sieur Butticaris. — 19. Gastanieri,
dit Saint-Georges, dit La Pierre. — 20 et 21. Le nommé Galuzio et sa
>femme. — 22. L'homme dit au Masque de fer. — 23 et 24. Langlois et
Chevalier. — 25. Le marquis de Chasteuil. — 26. Dubreuil. — 27. Le
maître d'hôtel du duc de Giovanisso. — 28 et 29. Ercolo Mattioli et son
valet. — 30. Le prieur des Feuillants de Pignerol. — 31. Le nommé Lar-
gouet. — 32 et 33. Le comte de Broglio et sa femme. — 34. Le chevalier
et comte de Fenil. — 35 et 36. Les Pères Carmes Rube et Michel. — 37. Le
marquis de Sassenasque. — Deuxième série : Prisonniers enfermés au donjon
de Pignerol et confiés à la garde successive de MM. de Villebois et de La
Prade, jusqu'à l'abandon de Pignerol et pendant le séjour de M. de Saint-
Mars au fort d'Exilés et aux îles de Lérins (1681-1694). — 38 et 39. Les
frères Borelli. — 40, 41 et 42. Les consuls de la Pérouse et le nommé
Broardi. — 43. Le sieur Breton. — 44. De Talmot. — 45. Robelin fils. —
46. Le sieur Gamand, curé de Diblon. — 47. Le nommé Morel, commis de
M. Berthelot. — 48. Le sieur Grutz, officier réformé. — 49. Le sieur de
Herse. - — 50. Le comte de Fasquinioli. — TroisiÈjie série : Prisonniers nou-
veaux de M. de Saint-Mars pendant son séjour au fort d'Exilés (1681-
1687). — Néant. — Quatrième série : Prisonniers nouveaux de M. de Saint-
Mars au fort royal de l'ile Sainte-Marguerite (avril 1687-septembre 1698).
— 51. Le sieur de Chézut. — 52, 53, 54^ 55, 56, 57, 58, 59. Les ministres
protestants. — 60. Le sieur Jean-Philippe de Villeneuve de Languedoue.
— 61. Le sieur de Montbéliard, garde-marine.
D'après tout ce qui précède, il demeure bien constaté que
Saint-Mars n'a été qu'un agent des Le Tellier, autant qu'un
geôlier. Sa grande faveur ne date que de la liaison de Louvois
avec sa belle-sœur, madame Dufresnoy, c'est-à-dire de 1670.
De ce jour seulement il peut tout demander impunément. Les
postes de Sainte-Marguerite et de la Bastille n'ont été occu-
pés par lui que par hasard, grâce à la mort de MM. de Gui-
taud et de Besmaus. Saint-Mars n'est même venu à la Bas-
184 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
tille qu'à son corps défendant, pour faire plaisir à sa famille.
Le vrai drame du Masque de fer se passe donc à Exiles et à
Sainte-Marguerite. C'est là que Saint-Mars se trouve tout à
fait isolé. Ce n'est pas lui qui suit le prisonnier inconnu,
mais le prisonnier inconnu qui l'accompagne dans tous ses
déplacements, fait important que les critiques auraient dû
constater plus tôt. Il n'a existé de prisonniers traités d'une
manière spéciale, pécuniairement parlant, que MM. Fouquet
et Lauzun, et de détenus mystérieux que les deux de la Tour
d'en bas. Tous les autres ont été parfaitement dénommés,
et considérés sur un pied identique à celui des autres prison-
niers de France. Enfin l'abandon du donjon de Pignerol n'a
été que le résultat des péripéties de la guerre et la consé-
quence de notre politique. L'envoi de Mattioli à Sainte-
Marguerite n'a donc jamais eu le caractère d'un cas spéciaL
Cela dit, je vais passer rapidement en revue les différents
prisonniers qui ont été confiés aux soins de ce trop vigilant
M. de Saint-Mars.
PREMIÈRE SÉRIE.
Prisonniers enfer?nés à Pignerol depuis L'arrivée de M. de
Saint-Mars jusqu'à son départ pour Exiles.
I. LE SURINTENDANT NICOLAS FOUQUET.
Ordre d'entrée, 20 décembre 1664. — Entrée, 16 janvier 1665. — Mort
ù Pignerol le 23 mars 1680.
Qui ne connaît les aventures du surintendant Fouquet, de
ce superbe ministre , condamné à payer de sa liberté et de
sa vie la plus implacable des vengeances , celle d'un jeune
monarque orgueilleux et jaloux? Arrêté à Nantes le 5 sep-
tembre 1661 par M. d'Artagnan , Fouquet fut successivement
conduit dans les châteaux d'Angers, d'Amboise, de Vincen-
nes et de la Bastille, condamné au bannissement, et, par
ordre du Roi, enfermé à Pignerol le 16 janvier 1665. C'est
dans les intéressants travaux de MM. Lacroix, Ravaisson
et Ghéruel qu'il faut lire les détails de ce drame historique.
NICOLAS FOUQUET. 185
et si je me permets ici d'ajouter quelques mots, c'est unique-
ment pour donner certaines pièces curieuses , relatives au
traitement et à la mort du célèbre prisonnier.
Voici d'abord, d'après un manuscrit des Archives nationa-
les, le menu de la dépense allouée mensuellement à M. de
Saint-Mars pour l'entretien de ce personnage ' :
« Pour la nourriture pendant ledit mois dudit Fouquet et
» de son valet, 500 livres;
» Pour le payement des gages dudit valet, 50 livres ;
» Pour le payement du bois et chandelle, tant pour la
•') chambre dudit Fouquet que du corps de garde, 100 livres;
» Pour le chapelain qui dit la messe de Fouquet,
» 25 livres. »
Cela faisait un total de 40,000 francs par an, rien que
pour les frais personnels occasionnés par le surintendant ,
plus de 600,000 francs pour les quinze ans qu'il est resté
dans le donjon, en dehors, bien entendu, des dépenses
qu'exigèrent ses deux installations de Pignerol et de la Pé-
rouse, son voyage, l'entretien de ses vêtements, la solde de
la compagnie des gardes, et les appointements passablement
élevés du geôlier. Les prisonniers d'État revenaient cher h
cette époque d'omnipotence royale.
La mort du surintendant est incontestable. Je l'ai racon-
tée en détail à propos de la réfutation de l'hypothèse du
Bibliophile. Il succomba le 23 mars 1680, et fut enterré le
23 mars de l'année suivante à l'église du couvent des Dames
de Sainte-Marie (Grande rue Saint-Antoine). L'acte mor-
tuaire, je l'ai dit, a été publié par M. Ravaisson dans les
Archives de la Bastille ^^.
Il n'y a donc pas lieu de s'arrêter un seul instant à la sup-
position de la suppression de cet infortuné, toujours malade
et se traînant à peine. Mais quelle fut la dernière crise qui
l'enleva? Cette crise même fut-elle naturelle? La critique
historique , cette fois , en curieuse qu'elle est , a le droit de
1 K. 120.
^ T. m, p. 213.
186 HISTORIQUE DES PRISONNIERS,
s'en inquiéter, en raison de ce passage d'une lettre de ma-
dame de Sévigné : « Fouquet a succombé à des convulsions
n et des maux de cœur sans pouvoir vomir. » Y aurait-il eu
empoisonnement , comme c'était dans les habitudes du
temps? Avait-on craint une confrontation de ce personnage
avec les empoisonneurs de la Bastille , les inculpés de la
Chambre ardente? Le sieur Eustache Dauger, un autre pri-
sonnier de Pignerol, un des valets du surintendant, fut-il
pour quelque chose dans cette fin mystérieuse? Ce qui est
certain 5 c'est que, le 10 juillet 1680', Louvois écrivait à
M. de Saint-Mars : « Mandez-moi comment il est possible
» que le nommé Eustache ait fait ce que vous m'avez envoyé
« et où il a pris les drogues nécessaires pour le faire , ne pou-
» vaut croire que vous les ayez fournies. »
Là encore reste un détail énigmatique à éclaircir, dont
je m'empresse de soumettre l'explication à la sagacité des
chercheurs.
II. LES SAUVEURS DE FOUQUET, LE SIEUR DE VALCROISSANT
ET LE VALET HONNESTE.
Je ne parlerai que pour mémoire de ces malheureux pri-
sonniers du donjon, dévoués à la fortune du surintendant, et
qui payèrent de la vie et de l'envoi aux galères leur tentative
pour faire évader ce grand criminel.
III. LE SIEUR DE CRON , COMMISSAIBE PROVINCIAL DE l'aRTILLERIE.
Ordre d'entrée, 23 mars 1668. — Ordre de sortie, 10 juillet 1669.
Dans le projet de réorganisation de l'armée française , les
places de Perpignan , Pignerol , Brisach , Arras , Dunkerque ,
avaient toujours été désignées par le secrétaire d'Etat de la
guerre, Michel Le Tellier, pour servir de modèle aux autres
places de France. A Pignerol particulièrement, le sieur Cron,
commissaire provincial de l'artillerie , fut chargé d'installer
la première fonderie de canons qui fonctionna pour le compte
de l'État.
1 Delort, p. 261.
EUSTACIIE DAUGER. 187
Le 13 juillet 1663', Le Tellier écrivait au commissaire
des guerres Damorezan , le futur heau-frère de Saint-Mars :
« Je vous prie de me faire savoir bien soigneusement ce que
-» fera le sieur Cron , en exécution de la commission qui lui a
-» été donnée pour une fonderie à Pignerol , afin que je puisse
» en rendre un compte exact au Roi, »
Ce Gron fut anobli l'année suivante, puis disgracié, en-
fermé en fin de compte^. Pour quel motif? Je n'ai pu le sa-
voir. Le fait est que le 10 juillet 1669 Louis XIV écrivait :
« Ayant trouvé bon de faire élargir le commissaire de Cron,
" ordinaire en mon artillerie, lequel est détenu par mon or-
" dre, je vous écris cette lettre pour vous dire qu'aussitôt que
» vous l'aurez reçue vous ayez à faire mettre en pleine et en-
« tière liberté ledit sieur de Gron, sans difficulté^. »
IV. EUSTAGHE DAUGER, DANGER OU d' ANGERS.
Ordre d'entrée, 28 juillet 1669. — Mort à Pignerol en janvier 1694.
Eustache Danger^ Danger ou d'Angers ! Est-ce là le nom
véritable de ce prisonnier, ou un simple surnom, fait si com-
mun à cette époque? D'où venait cet homme, que faisait-il?
Je l'ignore. Le 1" août 1669, un courrier extraordinaire
apportait au gouverneur de Dunkerque, M. ie comte d'Es-
trades , des dépêches urgentes du secrétaire d'Etat de la
guerre. Il s'agissait de l'envoi immédiat et secret à Pignerol
d'un nommé X , qui fut plus tard appelé Eustache Dan-
ger. Le major de la citadelle, le capitaine de Vauroy, avait
ordre de conduire lui-même le prisonnier à sa nouvelle des-
tination : « Capitaine de Vauroy « , disait la missive royale,
« étant mal satisfait de la conduite du nommé. . . . , et voulant
» m'assurer de sa personne, je vous écris cette lettre pour
» vous dire qu'aussitôt que vous l'aurez vue vous ayez à le
» saisir et arrêter, et à le conduire vous-même en toute sûreté
1 P. 87, V. 179, Mss. Dépôt de la guerre.
2 23 mars 1668. Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 96, Y. 234, Mss. Dépôt de la guerre.
188 HISTORIQUE DES PRISO^^NIERS.
.' dans la citadelle de Pignerol, pour y être gardé par les soins
» du capitaine de Saint-Mars'. »
A la même date, un second ordre de semblable nature
était adressé à MM. de Saint-Mars et marquis de Piennes :
« Envoyant à ma citadelle de Pignerol, sous la conduite
)) du capitaine de Vauroy , sergent-major de ma ville et cita-
» délie de Dunkerque , le nommé , je vous écris cette
» lettre pour vous dire que lorsque ledit capitaine de Vauroy
» sera arrivé enanadite citadelle de Pignerol, avec ledit pri-
» sonnier, vous ayez à le recevoir de ses mains et à le tenir
" sous bonne et sûre garde, empêchant qu'il n'ait communi-
» cation avec qui que ce soit, de vive voix ou par écrit ^. »
Ces ordres étaient précédés d'une lettre explicative du
ministre : « Le Roi, écrit Louvois à Saint-Mars le 19 juil-
» let 1669, m'ayant commandé de faire conduire à Pignerol
)) le jiommé X..., il est de la dernière importance à son ser-
)' vice qu'il soit gardé avec une grande sûreté, et qu'il ne
" puisse donner de ses nouvelles à qui que ce soit en nulle nia-
M nière. Je vous en donne avis par avance afin que vous puis-
« i7es yaz're accommoder un cachot où vous le mettrez, seulement
» observant de faire en sorte que les jours qui seront au lieu
» où il sera ne donnent point sur les lieux qui puissent être
» abordés de personne, et qu'il y ait assez de portes fermées:
« les unes sur les autres pour que vos sentinelles ne puissent
» rien entendre. Il faudra que vous portiez vous-même à ce
« misérable, une fois le jour y de quoi vivre toute la journée,.
» et que vous n écoutiez jamais , sous quelque prétexte que ce
» puisse être, ce qu'il voudra vous dire, le menaçant toujours
V de le faire mourir s'il vous ouvre jamais la bouche pour
» vous parler d'autre chose que de ses nécessités. Je mande
» au sieur Poupart, etc Vous ferez préparer les meubles>
» qui seront nécessaires, observant que comme ce n esi qu un
» valet, il ne lui en faut pas de bien considérables^. »
1 28 juillet 1669. P. 272, v. 234. Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 274, V. 234, Mss. Dépôt de la guerre,
a P. 272, V. 234, Mss. Dépôt de la guerre.
EUSTACHE DAUGER. 189
Quel était ce prisonnier myste'rieux? J'ai fouillé partout
sans rien découvrir. De trace de ce personnage, il n'en
existe nulle part. Etait-ce un simple espion? La chose est
possible. J'ai bien retrouvé une dépêche du ministre à
de Vauroy, mais elle est datée du 8 juillet, et ainsi conçue :
«J'ai reçu, avec votre lettre du 4 de ce mois, le procès
» du soldat déserteur de la compagnie de Balvilliers , par
« laquelle je vois que ce misérable a fait surseoir son procès
» sur ce qu'il a dit aux officiers que le prévôt des bandes lui
« avoit pris un certificat qu'il avoit du heutenant de Roi de
M Toul, portant qu'il avoit été soldat dans les troupes lorraines ;
" qu'ayant été visiter les prisons de Saint-Gervais, on lui avait
5) dit que l'on le ramèneroit à sa compagnie pour y servir'. »
Or quelle probabilité pour qu'un simple soldat déser-
teur eût été l'objet de pareilles mesures de précaution ? A
cette date, il n'y a eu en France que trois affaires mystérieuses
auxquelles puisse se rattacher l'incarcération de cet infor-
tuné : celle du complot de Roux de Marsilly ; celle du
supplice de la dame de La Douze Las Tourre, et l'empoison-
nement supposé de Golbert.
L'année précédente, c'est-à-dire en 1668, M. de Ruvi-
gny, notre ambassadeur à Londres, avait signalé à M. de
€olbert l'arrivée en Angleterre d'un des sujets les plus mal-
intentionnés du monde. Il s'agissait d'un protestant. Roux
de Marsilly, né à Nîmes. L'ambassadeur ajoutait que, caché
dans un cabinet, chez un ami, où se trouvait Roux de Mar-
silly, il avait obtenu, à l'aide d'une série de questions con-
certées, les renseignements les plus complets sur les projets
du conspirateur. Roux fut exécuté le 21 juin 1669. Il était
xiccusé d'avoir pris part à des négociations secrètes contre
le service du Roi et de l'État.
La ville de Dunkerque fut-elle le centre d'action de ce
conspirateur? La dame de La Douze Las Tourre, Italienne,
condamnée à mort le 27 septembre de la même année, et
j_ 1 P. 73, V. 234, Mss. Dépôt de la guerre.
190 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
exécutée, était-elle du complot? Cet Eustaclie Dauger, arrêté
à Dunkerque, venait-il d'Angleterre, servait-il de valet à
ce Roux? Était-ce un simple agent, un traître qu'on avait
enfermé après en avoir obtenu tous les renseignements dési-
rables? Ce sont là autant de probabilités que le rappro-
chement des dates et des événements rend seul possibles.
Les documents relatifs à cette affaire ténébreuse de Mar-
silly sont peu nombreux.
Aux Archives nationales, j'ai trouvé une lettre du 5 juin
1669, adressée au gouverneur de la Bastille, M, de Bes-
maus, et ainsi formulée : «Je donne avis au sieur lieutenant
» criminel de ma bonne ville de Paris d'interroger le sieur
» Roux de Marsilly, qui a été rais dans mon château de la
» Bastille, dont j'ai bien voulu vous donner avis'. » D'autre
part, ce même lieutenant criminel, M. Defita, répondait à
Colbert, le 14 juin, pour lui faire part du jugement de Roux
de Marsilly et d'une lettre d'un négociant de Lyon, nommé
Jacques Gueston, envoyé du comte deMolina et de Bucking-
ham, mêlé à toutes les affaires de Londres et de Bruxelles,
au sujet d'un traité entre l'Angleterre, la Suède, la Hollande
et les Suisses^. Cet homme arrivait de Londres, il se rendait
à Nieuport ; il était âgé de quarante à quarante-cinq ans.
Le 22 juin, une nouvelle lettre de Defita annonçait à
Colbert que Roux, condamné à être roué vifle 20 juin, avait
été exécuté le même jour.
Enfin, il est possible de se procurer des détails surMars ill
dans V Histoire de Védit de Nantes par Benoist (t. IV, p. 125
et suivantes) .
Pour la même année, j'ai trouvé dans les Registres de la
maisoJi du Roi, pour les entrées et sorties de la Bastille
(Ordres adressés à M. de Besmaus)^ :
Le 28 avril 1669, ordre d'entrée d'un inconnu;
Le 29, élargissement d'un nommé Lerret ;
1 0. 34, p. Ii9.|
2 Depping, t. IV," p. 311.
3 Archives nationales.
EUSTACIIE DAUGER. 191
Le 13 juillet, ordre de mise en liberté d'un nommé
Santini ;
Le l" octobre, conduite des sieurs de Gomboyer et Le
Haussier du Fort-l'Evéque à la Bastille ;
Le 3 octobre, ordre d'entrée du sieur Jean Toillv, dit La
Chambre, valet du sieur de Gomboyer;
Le 15 octobre, ordre d'entrée des sieurs Odin et de L'Isle,
sans communication ;
Le 31 octobre, envoi de la Bastille au Ghâtelet, pour y
être jugés, des nommés Gomboyer et son valet, Lamotte
d'Aulnoy, Lamire, Ijamazière, garde du corps.
D'autre part, d'après le dire de M. de La Reynie, M Pierre
Giément parle également d'un valet de Golbert qui se serait
enfui, aurait disparu totalement, et qui était accusé d'avoir
voulu empoisonner son maître en 1669. Ce serviteur infi-
dèle^ qui n'aurait été qu'un émissaire de Fouquet, serait-ce
le nommé Eustache? Le 15 janvier 1669, l'intendant d'In-
freville écrivait de Toulon à Dugay : « Quelque indisposition
» qu'ait eue M. de Golbert, il n'a pas discontinué à nous
» honorer de ses ordres, pour la continuation des construc-
» tions ; on nous l'a fait ici bien malade, mais depuis le
» dernier ordinaire, on nous a assuré de sa reconvalesence,
" dont je loue Dieu ^ . »
A la même date, M. d'Ormesson remarquait que les
symptômes du malaise de M. de Golbert étaient les mêmes
que ceux de la maladie dont Mazarin était mort. Golbert
d'ailleurs fut longtemps à se remettre de cette attaque, car
en 1670 et 1671 il se plaignait encore de sa santé, et le
19 novembre 1672 il écrivait : « Gomme j'ai l'estomac
» mauvais, j'ai pris depuis quelque temps un régime de vivre
» fort réglé. Je mange en mon particulier, et je ne mange
» qu'un seul poulet à dîner, avec du potage. Le soir je
» prends un morceau de pain et un bouillon, ou choses
» équivalentes ; et le matin un morceau de pain et un
1 Ravaisson, t. IV, p. 19.
192 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
» bouillon aussi ^ » Tout ce que je cite là n'est, bien entendu,
que pour expliquer une supposition pure, indice des préoc-
cupations constantes de l'époque.
Évidemment M. de Saint-Mars savait qui était cet Eusta-
che Dauger. Louvois lui avait défendu d'écouter jamais,
sous quelque prétexte que ce fût, ce que voudrait lui dire
ce malheureux; pourtant, le 20 février 1672, quand le
gouverneur du donjon proposa au ministre de mettre le
prisonnier de la Tour d'en bas au service de M. de Lau-
zun : « Je ne pense pas, ajoutait Saint-Mars, qu'il dit à
1) M. de Lauzun d'où il sort, après que je le lui aurai défendu;
51 je suis sûr qu'il ne lui diroit aussi aucune nouvelle^ . « A ce
propos, Louvois répond par un refus catégorique ; ce n'est
que plus tard, trois ans après, le 31 janvier 1675, qu'il écrit:
« Sa Majesté approuve que vous donniez pour valet à M. Fou-
» quet le prisonnier que le sieur de Vauroy vous a conduit ;
» mais, quelque chose qui puisse arriver, vous devez vous
» abstenir de le mettre avec M. de Lauzun, ni avec qui que
« ce soit autre que Fouquet, c'est-à-dire que vous pouvez
» donner ledit prisonnier à Fouquet, si son valet venoit à
w lui manquer, et non autrement ^ . »
Pourquoi cette crainte de voir Eustache Danger en com-
munication avec M. de Lauzun? Cet Eustache avait-il été
à Paris au service de quelque personnage du même monde
que M. de Lauzun? Ce sont là autant de conjectures que
je tiens seulement à signaler.
La solution doit se trouver évidemment dans les pièces
du procès de Roux de Marsilly, dans les dépêches de l'am-
bassadeur de France eu Angleterre , dépêches existant aux
Archives du ministère des affaires étrangères. Là seulement
l'on pourra obtenir l'explication de bien des parties dou-
teuses ou inconnues de cette période de notre histoire de
France.
1 P. Clément, Drames hisioriques, p. 189.
2 P. 67, V. 219, Mss. Dépôt de la guerre.
•^ P. 540, V. 421, Mss. Dépôt de la guerre.
EUSTACHE DAUGER. 198
Quel que fût cet Eustache Dauger, les ordres pour le gar-
der étaient bien étranges.
« Faites en sorte, disait le ministre, que les jours du lieu
'1 où il sera ne donnent point sur les endroits qui puissent
'^ être abordés de personne , et qu'il y ait assez de portes et
» de fenêtres fermées les unes sur les autres pour que vos
" sentinelles ne puissent rien entendre Portez vous-même
' à ce misérable , une fois le jour , de quoi vivre toute la
» journée N'écoutez jamais , sous quelque prétexte que ce
" puisse être, ce qu'il voudra vous dire Menacez-le de ie
)' faire mourir s'il ouvre la bouclie »
Le 27 septembre, Louvois ajoutait : « Vous pouvez donner
» à Votre nouveau prisonnier un livre de prières , et, s'il vous
)) en demande quelque autre, le lui donner aussi. Vous pou-
» vez lui faire entendre , les dimanches et fêtes , la messe qui
» se dira pour M. Fouquet, sans pourtant être dans le même
» lieu, et vous observerez de le faire si bien garder pendant
)' ce temps-là, qu'il ne puisse s'évader ni parler à personne.
>! Vous pourrez même le faire confesser trois ou quatre fois
"l'année s'il le désire, et non point davantage, à moins
» qu'il ne lui survînt quelque maladie périlleuse'.
» L'on m'a donné avis que le sieur Honneste a parlé au
>' prisonnier qui vous a été amené par le major de Dunker-
)' que; il est très-important au service du Roi qu'il n'ait
» aucune communication. Je vous prie de visiter soigneuse-
» ment le dedans et les dehors du lieu où il est enfermé, et de
w le mettre en état que le prisonnier ne puisse voir ni être
» vu de personne, et ne puisse parler à qui que ce soit, ni
» entendre ceux qui lui voudroient dire quelque chose ^. »
Telles furent les principales mesures prises pour ce pre-
mier habitant de la Tour d'en bas, celui que, dans les dépê-
ches, Saint-Mars n'appela longtemps que mon prisonnier , le
prisonnier qui in a été envoyé, Vltornme que m'a amené le major
de Dunkerque.
1 10 septembre 1669, K, 120. Archives nationales.
2 Mss. Dépôt de la ^iierre.
13
194 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
L'arrivée de cet hôte mystérieux dans le donjon de Pigne-
rol , les soins assidus de Saint-Mars , sa présence personnelle
au repas unique du prisonnier, les mille et mille précautions
prises , n'avaient pas été sans surexciter la curiosité des habi-
tants de la citadelle et de la forteresse.
Dans une petite ville, les commérages vont vite, bien plus
à cette époque et dans une place forte isolée, où les événe-
ments journaliers, l'arrivée d'un étranger suffisaient pour
défrayer pendant tout un mois la conversation des officiers
et des habitants. Saint-Mars fut même si obsédé des démar-
ches que l'on tentait près de lui, que, le 12 avril 1670, c'est-
à-dire neuf mois après l'arrivée d'Eustache Danger , il écri-
vait à Louvois : « Il y a des personnes qui sont quelquefois
» si curieuses de me demander des nouvelles démon prison-
" nier ou le sujet pourquoi je fais faire tant de retranche-
«mentspour sa sûreté, que je suis obligé de leur dire des
5) contes jaunes pour nie moquer d'eux. »
Quels étaient ces contes? Etaient-ce ceux relatifs à la dis-
parition du duc de Beaufort, au fils de Gromw^ell? Cela est
plus que probable. D'ailleurs, l'arrivée prochaine et mysté-
rieuse de Louvois à Pignerol , le changement complet et
passablement improvisé du personnel de la forteresse , les
précautions adoptées pour que les officiers nouvellement
nommés n'eussent aucun rapport avec ceux qu'ils devaient
remplacer, les ordres de plus en plus sévères de Louvois, la
faveur toujours croissante de Saint-Mars , ne devaient faire
que rendre plus intéressant le côté légendaire qui s'attachait
déjà au donjon de Pignerol, ainsi qu'aux malheureux qu'on
y tenait enfermés. L'incarcération de Fouquet, l'arrivée
de M. de Lau3?un , leurs aventures, l'éclat de ces deux dis-
grâces , les efforts tentés au dehors pour délivrer ces deux
hommes, la curieuse figure de Saint-Mars au milieu de tou-
tes ces intrigues, avaient jeté , je l'ai dit, tout un vefnis pas-
sablement pittoresque sur ce coin ignoré de notre territoire.
Cet Eustache était doux et facile à conduire. Saint-Mars
le reconnaissait lui-même. « Pour le prisonnier de la tour
EUSTAGHE DAUGER. 195
)) que M. de Vauroy m'a amené, ëcrivait-il à Loiivois, le
« 30 décembre 1673 , il ne dit rien, il vit content, comme un
» homme tout à fait résigné à la volonté de Dieu et du Roi. »
Dans le commencement de son emprisonnement, il fut tou-
jours malade, et, disait Saint-Mars, « il me donne assez
» d'occupation pour lui souhaiter la santé. » Dès 1672 le gou-
verneur du donjon avait demandé l'autorisation de le placer
en qualité de valet auprès de M. de Lauzun. Ce ne fut pour-
tant qu'en 1678, à la suite d'une lettre de Louvois, dans
laquelle le ministre annonçait que « Sa Majesté profiteroit de
l'avis qu'il lui donnoit au sujet du prisonnier que le sieur de
Vauroy lui avoit amené » (27 décembre 1678)', que l'habi-
tant de la tour fut mis près du surintendant. Quel était cet
avis? Je n'ai pu en découvrir le sens. Toujours est-il qu'au
mois de janvier 1679, Eustache remplissait son service aux
lieu et place du sieur Champagne, de concert avec le nommé
La Rivière. Seulement il ne jouissait d'aucune liberté, ne
pouvait accompagner le surintendant dans ses promenades
sur la plate-forme, et surtout ne devait avoir aucun rapport
avec M. de Lauzun. Pourquoi? « Sa Majesté, écrivait Lou-
» vois, le 15 février 1679, s'en remet à vous de régler avec
« M. Fouquet, comme vous le jugerez à propos, ce qui regar-
» dera la sûreté du nommé Eustache Danger , vous recom-
" mandant surtout de faire en sorte qu'il ne parle à personne
M en particulier^. »
En 1680, quand Fouquet mourut, Eustache Dauger fut
réintégré dans une prison à part, mais cette fois avec son
compagnon de domesticité, le nommé La Rivière. «Persua-
» dez à Lauzun, dit Louvois à Saint-Mars, le 8 avril 1680,
» que le nommé Eustache Dauger et ledit La Rivière ont été
M mis en liberté ; il faut que vous en parliez de même à tous
» ceux qui pourraient vous en demander des nouvelles, que
» cependant vous les renfermiez tous deux dans une chambre
1 P. 524, V. 681. Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 265, V. 618. Mss. Dépôt delà guerre.
13.'
196 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
» OÙ VOUS pourrez répondre h Sa Majesté qu'ils n'auront au-
îi cune communication avec qui que ce soit , de vive voix ni
» par écrit, et qtie M. de Lauzun ne pourra point s'aperce-
') voir qu'ils y sont enfermés. »
Le ]0 juillet suivant, Louvois ajoutait : « Mandez-moi
') comment il est possible que le nommé Eustache ait fait ce
» que vous m'avez envoyé. » A partir de ce jour, il n'existe
plus de dépêches qui donnent trace exacte de ce jirisonnier.
Il est vrai qu'en 1684, le 16 avril, Louvois demande à
Saint-Mars, qui est alors à Exiles, des nouvelles de ceux qu'il
alaissés à Piguerol, et particulièrement du compagnon d'Eus-
tache Danger, le nommé La Rivière. Il n'y a donc pas
possibilité de confusion. Par la lettre du 6 avril 1680, on
voit qu'Eustache n'a pas été réintégré dans la Tour d'en
bas, qui est occupée à cette date par le moine jacobin et par
un autre prisonnier. Enfin , il continue à être traité comme
valet, à raison d'une livre cinquante par jour. En effet, à la
même date du 8 avril, Louvois, après s'être bien expliqué sur
les mesures à prendre à l'égard d'Eustache et de La Rivière,
ajoutait : «A l'égard des autres prisonniers, Sa Majesté vous
» en fera payer la subsistance à raison de quatre livres pour
» chacun d'eux par jour. » D'ailleurs cet Eustache, qui était
resté plus d'une année avec Fouquet, s'était trouvé en com-
munication avec mademoiselle Fouquet, la famille et les
autres personnes admises dans la compagnie du surinten-
dant. Il était traité sur le pied d'un valet par Fouquet lui-
même, puisque, le 4 septembre 1679, Louvois écrivait à
Saint-Mars : « J'ai vu par des lettres de M. Fouquet que son
» valet, le nommé La Rivière, voudroit bien toucher ce qui
"lui est dû de ses gages — '; » et qu'il ajoutait dans une
autre lettre particulière à Fouquet : « Sa Majesté veut bien
» se remettre à vous de la conduite qu'il faudra tenir à l'égard
» d'Eustache Danger^. «
Si j'appuie ainsi sur ces détails, c'est qu'à propos de la
i P. 82, V. 624, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P, 314, V. 618, Mss. Dépôt de la g.ierre.
LE COMTE DE LAUZUN. 197
publication de mes documents, quelques personnes avaient
voulu récemment voir dans cet homme le prisonnier masqué
de la Bastille. Elles basaient leur opinion sur ce propos de
Chamillard, propos rapporté par Voltaire : « C'est un homme
' » qui savait les secrets de M. Fouquet. » Mais elles ne réfléchis-
saient pas qu'Eustache Dauger est toujours cité dans les dé-
pêches, qu'il n'est pas dans la Tour d'en bas au moment de
la mort de Fouquet et du départ de Le Tellier, enfin qu'il
ne fait pas partie de la fameuse liste, où les deux merles
ne devaient être marqués que d'un astérisque. Une fois
Saint-Mars parti de Pignerol , Eustache Danger se trouva
le plus ancien des prisonniers du donjon. Il végéta ainsi treize
années encore, ignoré même, comme tant d'autres, de son
nouveau geôlier, le sieur de La Prade, et de Barbezieux. Il fut
de ceux qui, de même que Mattioli etDubreuil, devaient être
enterrés comme des soldats s'ils venaient à mourir. Tombé
gravement malade à la suite du bombardement de la cita-
delle, le malheureux détenu fut trouvé mort dans sa prison ,
un matin des premiers jours de janvier 1694. La Prade r.e
connaissait du personnage «ju'une seule chose, c'est qu'il
était le plus ancien des misérables confiés à sa garde. Il fît
part de son incertitude au ministre qui lui-même en référa
à Saint-Mars : « Comme je ne doute pas que vous ne vous en
» souveniez, je vous prie de me le mander en chiffres. » Ce
fut là toute l'oraison funèbre de cet infortuné. Il était resté
vingt-quatre ans prisonnier dans le fameux donjon.
V. LE COMTE DE LAUZUX.
Ordre d'entrée, 25 novembre 1671. — Entrée réelle, 19 décembre 1671. —
Ordre de sortie, 12 avril 1681. — Sortie réelle, 22 avril 1681.
Le nom de Lauzun, qui évoque tout un souvenir des
amoureux désirs delà Grande Mademoiselle et des charmantes
lettres de madame de Sévigné , est trop connu pour que
j'aie à revenir sur les motifs de l'incarcération de ce person-
nage. Il me suffira de dire que l'ordre d'arrivée du comte
198 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
de Lauzun à Pignerol fut signé le 25 novembre 1671. Et
pointant, tlès le 6 octobre 1671 , c'est-à-dire à plus de six
semaines de là, M. de Rissan , gouverneur de la citadelle de
Pignerol, écrivait à M. de Louvois : « M. Nallot vient d'ar-
» river présentement ici , lequel a commandé de votre part
» de recevoir M. de Lauzun dans la citadelle pour le remettre
" à M. de Saint-Mars , lorsque M. d'Artagnan le lui aura
» reuiis , et qu'ensuite je recevrai les ordres du Roi pou:- ce
» sujet'. » Comme on le voit, les mesures étaient prises à
l'avance.
Voici, du reste , une autre dépêche qui dénote les soins
donnés à la garde du nouveau prisonnier. Le 9 décembre
1671, La Motte-Lamyre , le major que nous connaissons,
écrivait à M. de Louvois : « M. de Saint-Mars m'a prié de
» prendre soin de rendre sûre la chambre qu'il destine à
" M. le comte de Lauzun , et de vous en rendre compte avec
» un plan. Je vous enverrai samedi prochain celui des appar-
V tements de son logement, des épaisseurs des murs, des en-
5) droits des portes , des embrasures des fenêtres et de leurs
5) garnitures de grilles , et de toutes les choses que nous
i> avons arrêtées pour la commodité et la sûreté de sa per-
w sonne". »
Lauzun n'arriva à Pignerol que le 19 décembre 1671. La
lettre suivante du commissaire des guerres Loyauté en fait
foi. Loyauté écrit à Louvois de la citadelle de Pignerol, le
samedi 19 décembre 1671 , à cinq heures du soir : « Je ne
)) croyois pas , Monseigneur, me donner l'honneur de vous
/> écrire par la voie de M. d'Artagnan le jeune, ayant assez
» de personnes qui vous feront savoir l'arrivée de M. de
5) Lauzun, qui a été mis dans son appartement dans ce mo-
« ment, où il a été accompagné par M, d'Artagnan , suivant
» l'ordre du Roi, lequel m'a dit qu'il étoit bien aise que je
f> vous en rendisse témoignage^. » Du séjour de Lauzun dans
1 P. 205, V. 264, Mss. Dépôt de la {ruerie.
2 P. 209, V. 264, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 215, V. 264, Mss. Dépôt de la guerre.
LE COMTE DE LAUZUN. 199
la forteresse , il est inutile de reparler ici. Je me bornerai
donc à joindre à ces quelques notes le mémoire des dépenses
faites pour l'installation de M. de Lauzun à son arrivée à
Pignerol. Ce mémoire est intéressant à plus d'un titre, comme
point de comparaison d'abord avec le prix de revient des ob-
jets usuels en 1672, c'est-à-dire deux cents ans avant nous :
« Pour la levée et l'armement de trente hommes, à raison
« de 22 liv., 640 livres;
» Payement de la subsistance des trente hommes , à raison
» de 12 liv., 360 livres;
» Chapelain de M. de Lauzun, 25 livres;
» Nourriture de M. de Lauzun , de ses deux valets, à rai-
« son de 50 liv., 100 livres;
» Bois, chandelles, tant de la chambre de M. de Lauzun
^) que du corps de garde, 100 livres;
» Pour les quinze lits destinés aux hommes, 100 livres six
sous ;
» Tenture de tapisserie de Bergame, pour meubler la cham-
') bre et l'antichambre de M. de Lauzun , 224 livres ;
» Bois de lit garni de deux matelas, un lit de plume, deux
« couvertures , une housse , deux sièges , deux tables , deux
» tapis, deux rideaux de fenêtre, 800 livres;
» Deux paires de chenets, pelles, pincettes, tenailles, un
» lit pour les valets, 250 livres ;
» Une écuelle d'argent couverte de deux flambeaux, une
« aiguière couverte, une salière, deux cuillers, deux four-
" cliettes et deux couteaux, 460 livres;
« Plats, assiettes d'étain, cristallerie, 153 livres;
« Quatre paires de draps fins pour le lit de Lauzun, quatre
» autres paires de draps pour son valet, vingt-quatre douzai-
» nés de serviettes, 624 livres ;
» Ornements complets d'une chapelle pour servir et dire
» la messe , 460 Irvres ;
» Un miroir, peigne , rasoirs , toilette et tapis vert garni
» d'une dentelle, 88 livres;
» Deux paires de bas de soie, une écharpe de taffetas noir,
200 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
» deux bonnets de laine, souliers et mules de chambre , qua-
» tre paires de gants, 76 livres;
» Douze chemises de toile de Hollande , avec leurs man-
» chettes de dentelle, 257 livres;
« Douze caleçons, douze coiffes de nuit à dentelle et une
)> douzaine de mouchoirs, 142 livres;
" Deux peignoirs , deux dessous de toilette, six cravates,
" le tout avec dentelles, ef quatre camisoles de toile de Hol-
)' lande, 279 livres;
» Habit complet, du linge, un bonnet, des bas pour le
» valet, 148 livres;
» Coffre à mettre le linge , un grand parafeu de serge
» jaune, un paravent, 63 livres \ »
Cet ensemble formait un total de 10,574 livres, ou cin-
quante mille francs de notre monnaie, le tout payable chez de
Villemorard, trésorier général de l'extraordinaire. C'était là
un beau denier, qui vient à l'appui de ce que j'ai déjà dit à
propos de la rapacité de M. de Saint-Mars. Mais cette note
a un autre avantage; elle démontre que M. de Lauzun n'é-
tait pas fort à plaindre dans sa prison au point de vue de
l'ameublement et des attifements. Il possédait tout ce qu'il
fallait pour rêver à son aise aux grandeurs passées et à celles
qu'il aurait pu atteindre. Un intérieur confortable, une table
copieusement servie, deux domestiques, des intrigues d'a-
mour au dedans et au dehors , des essais d'évasion, des
gens assez fidèles pour se couper la gorge à son intention ,
des maîtresses affolées jetant l'or au vent pour obtenir quel-
ques nouvelles de sa personne , le droit de rosser ses gens et
de houspiller quelque peu ce malheureux M. de Saint-Mars
qui n'en pouvait mais et qu'il faisait donner à tous les diables
avec ses projets , ses questions et ses réponses, purent lui
permettre de trouver le temps moins long, mais ne le guéri-
rent pas de son outrecuidance et de son aplomb.
Après dix années d'un séjour aussi accidenté , Antonin
1 10 février 1672. Archives nationales, 120.
LE COMTE DE LAUZUN. 201
Nompar de Caumont, comte de Lauzun , reçut avis de l'or-
dre de sa mise en liberté .
Cet ordre était ainsi conçu :
" Monsieur de Saint-Mars , je vous fais cette lettre pour
" vous dire que mon intention est qu'aussitôt que vous l'aurez
» reçue, vous remettiez au pouvoir de M. de Maupertuis ,
') sous-lieutenant de ma première compagnie des mousque-
» taires à cheval, qui vous la rendra de ma part, le comte
» de Lauzun , sur le reçu signé de lui qu'il vous en donnera,
>' moyennant lequel vous en demeurerez bien et valablement
» déchargé, et la présente n'étant pour autre fin, je ne vous
» la ferai plus longue que pour vous témoigner la satisfaction
» que j'ai de la manière dont vous vous êtes acquitté des
" ordres que je vous ai donnés pour sa garde, et celle des au-
» très prisonniers que j'ai confiés à vos soins, dont je vous
» donnerai des marques dans toutes les occasions qui s'of-
» friront.
» Ecrit à Saint-Germain en Laye, le 12 avril 1681.
» LOUIS. — Le Tellier.»
Il fut remis à M. de Saint-Mars le 19 avril 1681 par le
sieur de Maupertuis , sous-lieutenant de mousquetaires.
Trois jours après , M. de Lauzun quittait définitivement ce
séjour peu enchanteur et son geôlier, en compagnie de son
ami Barrail, sous la conduite des sieurs de Blainvilliers et
Saint-Martin , lieutenants du gouverneur du donjon , et du
même Maupertuis, qui laissait à M. de Saint-Mars Vexent
suivant, dans un français impossible que je me donnerai
garde de changer :
«Monsieur de Sainct-Mars ma remis entre les mins M. le
» comte de Lautzeun suivant lordre que je luy en é aporté
') du Roy à Pignierolle , ce vinté deux ziesme avril mille cix
" sans quatre vingt é eun.
)i Maupertuis. »
Les sous-lieutenants de mousquetaires de l'époque ne bril-
laient pas par l'orthographe, parait-il. Il est juste d'ajouter
que ce Maupertuis devint maréchal de camp.
■202 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
VI. RAMEL.
De quel délit était accusé le sieur Ramel, qui avait été ar-
rêté et enfermé dans la citadelle? Je ne le sais. L'incarcération
toutefois ne fut pas longue , car le J 8 avril 1672 le ministre
écrivait :
« Puisque le nommé Ramel , qui a été arrêté à Pignerol ,
M n'est coupable d'aucun crime, vous le pouvez faire mettre
» en liberté ^ »
VII. LES VALETS DE MM. FOUQUET ET DE LAUZUN.
De valets attachés aux prisonniers de Pignerol, il y en a
sept, dont quatre successifs pourFouquet, deux pour Lauzun,
et un septième pour Mattioli. Mais être valet d'un détenu du
donjon , du temps de Saint-Mars, c'était être prisonnier soi-
même, au même titre du reste que le gouverneur, ce qui
tendrait à prouver que la liberté , tant recherchée par les
hommes, n'est qu'une liberté relative, et qu'elle réside plus
dans la possibilité d'en jouir que dans la réalité de sa pos-
session.
Si donc je m'occupe des valets de Fouquet et de Lauzun,
c'est uniquement pour signaler leur existence et éviter des
alibis et des questions de chiffre de prisonniers. Ces valets
couchaient dans un même lit et dans une chambre voisine
de celle de leur maître. Ils recevaient cinquante livres de
^ages par mois, plus l'habillement; enfin ils étaient nourris
par les soins du gouverneur, moyennant une indemnité cor-
respondante de cinquante livres par tête d'individu.
Il est inutile de parler ici des domestiques de M. de
Lauzun , puisqu'ils furent mis en liberté avec le comte
en 1681. Ceux de Fouquet présentent plus d'intérêt. Tout
d'abord le surintendant n'eut, à son arrivée h Pignerol,
qu'un valet qui tomba malade à la Pérouse et fut changé
(15 octobre 1665). Son remplaçant fut également fort souf-
1 P. 174, V. 868, Mss. Dépôt de la gnene.
LE SIEUR LOGGIER. 203
frant en 1666, pour la plus grande gêne de Saint-Mars,
obligé de faire le service et de réclamer un second valet , ce
qu'on accorda à partir du 1-4 février 1667. Ces deux valets
étaient Champagne et Honneste. A la suite de la tentative d'é-
vasion et de l'envoi du sieur de Valcroissant aux galères ,
survint le nommé La Rivière ; puis, comme Champagne fut mis
également à la porte, Saint-Mars demanda à prendre un de
ses prisonniers, celui de 1669, enfermé dans la tour, et qui
répondait au nom d'Eustache Danger.
Que devinrent ces deux valets? Eustache Dauger mourut
à Pignerol. Son camarade La Rivière fut-il plus heureux?
Obtint-il sa liberté? Tout porte à le croire , car, en résumé ,
son crime n'était pas bien grand, celui d'avoir entendu les
conversations de MM. Fouquet et de Lauzun. Lauzun parti,
La Rivière n'était plus guère dangereux, et c'est alors pro-
bablement que notre homme, se voyant oublié , réclama. En
effet, le 16 avril 1684, Louvois écrivait a Saint-Mars, alors
à Exiles : « Il y a longtemps que vous ne m'avez parlé de
» vos prisonniers. Je vous prie de me mander comment vous
" les gouvernez et comment ils se portent. Mandez-moi aussi
» ce que vous savez de la naissance du nommé La Rivière et
« de Uaventure par laquelle il fut mis au service de feu
» M. Fouquet. » Que répondit Saint-Mars? Que devint ce
La Rivière? Quel était son vrai nom? Je n'ai pu le découvrir,
mais il est plus que probable que notre homme fut simple-
ment chassé de Pignerol , comme ses prédécesseurs en service
forcé.
VIII. LE SIEUR LOGGIEB.
Ordre d'entrée, 4 septembre 1672. — Ordre de sortie, 30 novembre 1672.
Cinq mois de prévention, dont trois mois dans le donjon
de Pignerol , le tout pour s'être déguisé en ermite et avoir
tenu, après boire, des propos indiscrets dans un cabaret
étranger, c'est chose dure, même au dix-septième siècle.
Ce fut là, cependant, le plus clair de l'aventure survenue à
un malheureux voyageur lyonnais qui, pour passer sans
204 ' HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
danger et à peu de frais la frontière française, alors peu
sûre, avait imagine' le moyen ingénieux de revêtir un cos-
tume religieux. A son arrivée h Turin, notre homme s'arrêta
à l'auberge, et là, tant soit peu gris, entre parenthèses, laissa
échapper quelques paroles inconvenantes contre les chefs du
gouvernement français. Or, dans la même salle se trouvaient
des agents de M. de Saint-Mars et du président Trucliy. Ces
zélés serviteurs n'eurent rien de plus pressé que d'aller
rendre compte de ce qu'ils avaient entendu, et le lendemain,
à son réveil, notre imprudent fut enfermé, puis interrogé. Il
était déguisé, donc c'était un espion ; il prétendait ne rien
savoir de ce qu'on voulait lui faire avouer, donc cet homme
était un coupable et un individu dangereux, qu'on devait
garder avec le plus grand soin. On courut prévenir de l'évé-
nement l'ambassadeur de France, M. de Servient, qui s'em-
pressa d'en faire part à Louvois, le 23 juillet 1672 : « Mon-
» seigneur, écrit-il, il y a ici un homme que M. le général
» des finances de S. A. R. de Savoie m'a mandé être un
') espion, et qui, pour cette accusation, est arrêté prisonnier,
» dont il vous envoie les informations. Nous attendons vos
" ordres sur cela. On l'a interrogé de tous biais, même pro-
» mis de lui pardonner s'il disoit la vérité, sans que jamais
" il ait voulu dire ce qui est dans ladite information '. »
La dépêche arrivait à Paris le l"août ; le 4 septembre,
le ministre répondait par l'ordre d'incarcération du person-
nage : « Monsieur Saint-Mars, envoyant dans ma citadelle
» de Pignerol le nommé Loggier pour être mis dans le donjon
" d'icelle et gardé soigneusement, je vous écris cette lettre
" pour vous dire que mon intention est que lorsque ledit
» Loggier sera conduit dans le donjon, vous ayez à l'y faire
» recevoir et tenir sous bonne et sûre garde jusqu'à nouvel
» ordre de moi, sans permettre qu'il ait communication avec
» qui que ce soit, de vive voix ni par écrit. Et la présente n'étant
» pour autre fin, je prie Dieu, Monsieur de Saint-Mars, qu'il
1 P. 146, V. 293, Mss. Dépôt de la guerre.
LE SIEUR LOGGIER. 205
» VOUS ait en sa sainte garde '. » Le même jour Louvois ajou-
tait à Loyauté : « Je vous envoie un mémoire qui a été donné
» par le marquis M. de Saint-Maurice au sujet d'un homme
n travesti en ermite, soupçonné de méchantes intentions
» contre la personne du Roi. Sa Majesté désire que vous vous
» rendiez à Turin pour recevoir ce misérable, et le conduisiez
» sûrement à Pignerol pour y être gardé par les soins de
» M. de Saint-Mars, en vertu des ordres de Sa Majesté^. »
Une fois à Pignerol, le malheureux ne fut pas plus en état
qu'à Turin de satisfaire la curiosité ministérielle. « C'est un
» homme qui s'estimeroit heureux de finir ses jours dans une
» autre prison que celle où il est. Il a besoin de linge et de
» chaussures » , écrit Saint-Mars^. « On n'a jamais pu tirer
>' de lui aucune chose, ajoute le commissaire Loyauté. Je
>' joins à la présente l'interrogatoire. que je lui ai fait subir et
» qui ne signifie comme rien. Je ne vous romprai pas la tète
» sur ses grandes lamentations, en se récriant sur les accu-
" sations qui étoient proposées et soutenant toujours le res-
» pect et l'honneur qu'il a porté et porte à la sacrée personne
» de Sa Majesté^. » Le 30 novembre 1672, en effet, le minis-
tre adressait à Loyauté l'ordre d'élargissement du person-
nage. « J'ai rendu compte au Pioi, écrit-il à Loyauté, du
» contenu de l'interrogatoire que vous m'avez envoyé du
» sieur Loggier. Sa Majesté n'a pas trouvé qu'il pût être con-
» vaincu d'aucun crime, et elle a jugé à propos de le faire
» mettre en liberté. Par la dépêche ci-jointe pour M. de
» Saint-Mars, elle désire que vous donniez dix pistoles au
» sieur Loggier pour se conduire où il voudra, lui disant
)) qu'on l'a pris pour un autre et que l'on est fâché de cette
» méprise^. »
Le dernier passage de cette lettre est charmant et tout à
fait dans le goût du temps. A tous les degrés de l'échelle
1 K. 120, Archives nationales.
2 P. 32, V. 268, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 108, Y. 279, Mss. Dépôt de la guerre.
4 P. 158, V. 259, Mss. Dépôt de la guerre.
5 P. 373, V. 269, Mss. Dépôt de la guerre.
206 HISTORIQUE DES PRISONNIERS,
hiérarchique cela se passait ainsi ! La France d'alors se com-
posait tout au plus de cinquante mille individus à la merci et
au hon plaisir desquels le reste de la nation française appar-
tenait par le droit du plus fort. C 'était déjà bien beau de vouloir
s'excuser d'une méprise, et tout à fait en dehors des habitudes
de M. de Louvois. En ajoutant dixpistoles à ses regrets, dix
pistoles pour cinq mois de prison, de chagrins, de maladie,
le ministre faisait preuve d'une sensibilité rare. De nos jours,
à part les époques de révolution, on n'est plus exposé à
ces incarcérations inattendues ; mais si la justice commet
encore des erreurs, elle ne se croit pas obligée à aucune in-
demnité à l'égard du prévenu si malheureusement lésé. Il
est vrai que le fait de Loggier est tout à fait exceptionnel.
Ce matin-là, sans doute, Louvois s'était levé de bonne
humeur, et madame Dufresnoy l'avait bien disposé pour les
convives un peu forcés de son beau-frère.
IX, X, XI ET XII. LES SIEURS MATHONNET, HEURTAUT, PLASSOT
ET LA DAME CARRIERE.
Matlionnet : Ordre d'entrée, 18 aoiit 1672. — Plassot : Ordre d'entrée, 18 août
1672. — lieurtaut: Arrêté en août 1672, se suicide et meurt à la fin d'août
1672.
Si jamais quelqu'un a eu le talent de surexciter l'imagina-
tion des femmes et le zèle de ses maîtresses, c'est sans con-
tredit M. le comte Antonin de Lauzun. En prison ou à la
cour, il semble que ce soit autour de lui que doivent se con-
centrer toutes les affaires amoureuses de l'époque ; d'ailleurs,
il faut bien connaître les mœurs du temps pour apprécier à
sa juste valeur ce rôle de gentilhomme, insolent avec ses
égaux et grossier avec les femmes.
En l'an de grâce 1673, le mot honneur avait une signifi-
cation bien différente de celle qu'on lui prête aujourd'hui.
C'est ainsi que vivre de l'argent et du crédit de ses maî-
tresses, tricher au jeu, même à celui du Roi, tuer et voler
son prochain, violer les fîhes, houspiller le manant de toutes
les façons imaginables, se griser journellement, ne point
MATIIONNET, PLASSOT ET LA DAME CARRIÈRE. 207
payer ses dettes, n'étaient que de minces peccadilles pour
MM. les porteurs d'épée.
Si donc M. de Lauzun était le plus désirable des amants ,
il était, sans conteste, le plus désagréable des prisonniers.
Toujours furieux, toujours mécontent , hautain , à lui tout
seul il a donné à M. de Saint-Mars plus de mal que ses com-
pagnons d'infortune tous ensemble. A peine le comte fut-il
enfermé dans le donjon de Pignerol, que la citadelle et
la ville devinrent un centre d'intrigues pour sa délivrance,
grâce h l'argent de ses deux dernières maîtresses , la Grande
Mademoiselle et mademoiselle de La Motte d' Argencourt ,
demoiselle d'honneur de la Reine.
Dans cette course amoitreuse , mademoiselle de La Motte
parait avoir été première. Retirée à Chaillot, elle avait pris
à son service un valet de chambre du comte, Béarnais de
naissance, le nommé Heurtant, garçon intelligent et de ca-
ractère entreprenant. Les poches bien garnies, notre homme
gagna Pignerol , en compagnie d'un sien cousin , le sieur
Plassot, s'installa dans la cassine de la mère Famélas, s'a-
boucha avec M. et madame Carrière, couple assez réussi,
prêt à jouer tous les rôles qu'on lui offrirait, moyennant
finances, bien entendu. Par l'intermédiaire de cette dame
Carrière, Heurtant entra en relation avec un sieur Mathon-
net, aide-major de la citadelle de Pignerol, qui avait à se plain-
dre des mauvais procédés de MM. de Saint-Mars et de Saint-
Léon. Sur ces entrefaites, Mathonnet obtint un congé, vint
à Paris avec le sieur Carrière, se rendit à Chaillot et s'y mit
en rapport avec la demoiselle de La Motte. Il devait à son
retour au donjon prêter la main à l'évasion du prisonnier.
En attendant. Heurtant et Plassot n'avaient pas perdu leur
temps. Ils avaient pu soudoyer un soldat de la compagnie de
Saint-Mars , lequel , un jour de faction , fit parvenir à Lauzun
une lettre de sa maîtresse , lettre servant d'enveloppe à un
clou, de manière à lui prêter un poids suffisant pour être
lancée par la fenêtre du prisonnier. Mais avec M. de Saint-
Mars , ce maître en geôlerie , il n'y avait guère d'évasion
208 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
possible. Pendant le sommeil de ses prisonniers, il ne se
gênait pas pour pénétrer dans leurs chambres, enlever leurs
vêtements et se livrer avec toute l'attention d'un fureteur à
l'examen des doublures, boutons, etc.. Ce fut ainsi qu'il
trouva le fameux clou dans une des poches de l'habit du
comte; quant à la lettre, elle avait disparu naturellement.
Mais ce clou , comment pouvait-il être venu chez M. de Lau-
zun, puisqu'il n'y avait que lui, Saint-Mars, qui ouvrait la
porte du prisonnier et qui lui passait les plats après les avoir
examinés avec le plus grand soin? Évidemment cet engin ne
pouvait parvenir que du dehors. C'était donc un factionnaire
qui avait fait le coup. Or, comme Saint-Mars connaissait le
tour de service de chacun de ses hommes , il ne fut pas long
à retrouver le coupable après un interrogatoire général.
Heurtant, signalé, fat arrêté à la porte de la ville avec les
dépêches chiffrées de mademoiselle de La Motte , au moment
où il cherchait à se rendre à Turin. Plassot et la dame Car-
rière, plus heureux, étaient déjà dans cette ville. A peine
enfermé. Heurtant, désespéré de voir son projet manqué,
s'ouvrit les veines avec un bistouri qu'il avait sur lui, ainsi
que le prouve un passage du Journal d'une personne de la
Maison du Roi, passage cité par M. Ravaisson ^ Les let-
tres chiffrées furent envoyées à M. de Louvois, qui répon-
dit le 18 août 1672^ à Loyauté : « Pour connoître si le clou
» que l'on a trouvé dans les poches de Lauzun est empoi-
« sonné, il faudroit en piquer un chien. Cependant je vous
» envoie les lettres que M. de Savoie vous a fait tenir,
» adressées au sieur Plassot, lequel il faut faire parler, et
" tâcher , par tous les moyens , d'obtenir la vérité de ce
» qui s'est passé. Sa Majesté ayant été informée que le sieur
» Mathonnet s'est rendu à Pignerol, j'ai envoyé un ordre
" pour le faire arrêter. Â.ussitôt qu'il aura été arrêté, vous
" l'interrogerez sur le fait résultant du procès et sur le com-
1 T. III, p. 131.
- P. 164, V. 268, Mss. Dépôt de la guerre.
MATHONNET, PLASSOT ET LA DAME CARRIÈRE. 209
w merce qu'il a eu pendant qu'il a été ici avec mademoiselle
» de La Motte d'Argencourt. »
De son côté, M. de Servient , notre ambassadeur à Turin ,
sur la demande de Loyauté et de Saint-Mars, faisait arrê-
ter la dame Carrière et le sieur Plassot. « Le sieur de Loyauté,
» écrit-il le 13 août, arriva jeudi matin en cette ville, avec
» le sieur de Blainvilliers , et le lendemain, à la pointe du
"jour, ils partirent pour Pignerol, avec les deux prison-
" niers que M. le duc de Savoie leur a accordés. Je ne vous
"dirai rien, Monseigneur, du détail de cette affaire, ne
» doutant pas que ledit sieur de Loyauté, à qui j'ai olfert
» tout ce qui pouvoit dépendre de moi, ne vous en rende
)' un compte fort exact '. » Et le 2 août Saint-Mars pouvait
annoncer à Louvois qu'il avait sous la main tous les misé-
rables, à l'exception de Mathonnet, qui ne fut arrêté que
le P' septembre, à Lyon, au moment où il entrait en ville,
ignorant encore le drame qui venait de se passer.
Voici d'ailleurs cette lettre curieuse de Saint-Mars à
Louvois : « Je vous informerai , Monseigneur , des diligen-
» ces que j'ai faites, tant dans ma compagnie que parmi
» mes domestiques, pour découvrir si aucun n'avoit point
» d'habitude avec les misérahles traîtres qu'on m'a amenés
» de Turin.
» J'ai trouvé un de mes soldats qui a bu deux fois avec
» ce prisonnier, qui est encore en vie (Heurtaut). La dame
» Carrière s'est trouvée mal ; il m'a fallu descendre à la ville
» pour obliger les médecins à la voir, avec M. le major.
" Je fais prendre garde à mon soldat, et quand ce qu'il
» a fait ne se trouveroit rien du tout, je le chasserai vilai-
» nement. Il est constant que ce misérable prisonnier n'est
» venu ici que pour essayer de corrompre quelqu'un , et qu'il
» cherchoit tous les moyens pour cela. Je crois que si on
» lui donne la géhenne, il avouera tout, parce que je le
>' trouve craintif. Quand je l'^i menacé de lui donner de
* P. 151, V. 299, Mss. Dépôt delà guerre.
14
210 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
» ]a canne, il s'est mis en devoir de parler, et puis après
» il dit ce qu'on veut qu'il dise, et qu'il ne sait nier. Ce
«misérable, qui s'est désespéré, avoit bien résolu défaire
» ce qu'il a fait. Il m'a dit : Je me sens obligé d'avouer
)) que j'ai de l'argent dans ma chambre , mais il est en dépôt,
» et il n'est pas à moi, et personne ne pourra voir à qui il
)) est
» Pourvu que Lauzun ne fasse pas quelque tragédie comme
« son bon valet Heurtant, tout ira bien. "
Le 21 septembre, Louvois répondait : « Nous avons main-
» tenant à notre charge le sieur Mathonnet. Si le sieur de
» Loyauté l'interroge bien , il est sans doute qu'on pourra
« tirer de lui et de la dame Carrière des éclaircissements de
« toute l'intrigue qu'il y a eu avec Heurtaut et Plassot^, »
Puis il ajoutait à Loyauté le 3 octobre : «Il n'est pas ques-
« tion , bien entendu , d'instruire le procès de ces gens-là
« comme si on devoit les condamner à mort. On devra se
w borner à les faire parler, pour connoître la vérité sur l'af-
» faire pour laquelle ils ont été emprisonnés^. »
Qu'advint-il de tous ces malheureux, qui n'étaient, en
réalité, que les complices d'une jolie femme? Pour la dame
Carrière, dès le 17 octobre 1672, Louvois prescrivait à
Saint-Mars de la mettre en liberté, « à condition qu'elle sor-
» tiroit de la ville et du gouvernement de Pignerol dans les
» vingt-quatre heures^.» — « C'est fait, répondit Saint-Mars
» (21 janvier 1673) ; la dame Carrière a mis au monde une
» grosse fille, quoique son mari n'ait été ici il n'y a que six
» mois. Maintenant elle n'est plus ici ; elle a décampé et s'en
5) est allée à Paris, à ce qu'on dit, et a laissé quatre enfants
» pour gages d'amitié à ses bons amis^. j^
L'aide-major Mathonnet fut traité plus sévèrement. Par
ordre du ministre du 27 octobre 1672 , il fut mis en liberté.
1 P. 151, V. 268, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 21, V. 269, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P, 187, V. 269. Mss. Dépôt delà guerre.
^ P. 108, V. 279. Mss. Dépôt de la guerre.
MATHONNET, PLASSOT ET LA DAME CARRIÈRE. 211
mais à condition de quitter Pignerol, de ne faire aucune
fonction de sa charge et de s'en défaire, moyennant deux
mille écus de récompense '. Cette démission ne fut toutefois
réglée qu'en 1G75 , ainsi que le prouve une lettre de Louvois
au marquis d'Herleville, du 13 avril 1676^. Le sieur Plassot,
plus malheureux d'abord que ses complices , puisqu'il resta
«nfermé , s'en tira pourtant à bon compte. Comme il refusait
<le répondre aux questions de Saint-Mars, ce dernier propo-
sait de le faire parler quand même : « Ce seroit, disoit-il,
«une chose fort avantageuse, parce que, assurément ^ l'on
« devroit savoir beaucoup de choses de lui^. » Mais Plassot
«tait tombé malade; guéri d'abord, il fit une rechute plus
^rave, au point que Saint-Mars, à la date du 21 juin 1673,
écrivait à Louvois : " Le sieur Plassot, cousin de ce malheu-
T reux Heurtaut, qui se fit mourir l'année passée, est tout
« moribond, et je crois qu'il ne la fera pas longue, si vous
5) n'avez pitié de lui. » — « Mettez-le en liberté, répondit
» Louvois le 2 juillet, en faisant voir cette lettre au sieur de
" Loyauté, qui lui donnera vingt écus'')' . Il est inutile d'ajou-
ter que notre homme ne se le fit pas dire deux fois. Il quitta
Pig:nerol , sans même aller réclamer son sac qu'il avait chez
l'hôte où il logeait avant d'être arrêté. Bien lui en prit, carie
22 juillet^. Loyauté écrivait à Louvois : « J'ai, suivant l'or-
» dre que vous m'avez donné par M. de Saint-Mars , délivré
» les vingt écus de charité au sieur Jacques Plassot , lorsque
>' M. de Saint-Mars l'a délivré mercredi dernier et fait con-
" duire sur le chemin de France, avec un passe-port qu'il m'a
» fait lui donner. Il a dit au mousquetaire qui l'a amené sur
'• le chemin qu'il avoit un sac chez l'hôte où il a logé avant sa
" prison en cette ville. M. de Saint-Mars a envoyé quérir
' ledit sac dont il vous informe , où il s'est trouvé des pou-
' dres vénéneuses dedans. M. de Saint-Léon, par sa réquisi-
1 P. 187, V. 269. Dépôt de la guerre.
- P. 257, V. 424. Dépôt de la guerre.
3 P. 257, V. 269. Dépôt de la guerre.
^ P. 25, V. 305. Dépôt de la guerre.
^ P. 38, V. 375. Dépôt de la guerre.
14.
212 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
M tion, a fait arrêter ledit hôte pour n'avoir pas donné avis
» qu'il avoit ledit sac. Je l'interrogerai là-dessus, quoique
» ledit Plassot soit parti. »
Saint-Mars ajoutait : «J'ai prié M. de Saint-Léon de faire
)' mettre en prison un homme qui tient cabaret h la ville pour
» ne m'être pas venu donner avis d'une valise qu'il tenoit
» entre ses mains, du nommé Plassot , laquelle étoit remplie
» de poisons bien connus et avérés. Mais comme cela ?ie pou-
)) voit regarder que moi seul ^ je n'en ai fait aucun compte, ne
» craignant non plus ce genre de mort-là que tous les autres.
» J'ai fait mettre ce bourgeois en prison , seulement pour
'> l'exemple , afin qu'à l'avenir l'on vienne me dire tout ce
» qu'on pourroit avoir en ses mains des prisonniers que j'a-
>' vois à ma garde ' . » Il était effectivement trop tard ; Plassot ,
en homme prudent, n'avait pas attendu qu'on revînt sur la
décision. Mais qu'allait faire ce poison en l'aventure, ce poi-
son dont l'emploi , comme je le montrerai plus tard , n'est
que trop général à cette triste époque de notre histoire inté-
rieure? Etait-ce réellement pour attenter à la vie du geôlier?
En tout cas, le résultat de l'entreprise fut que M. de Lauzun
n'y gagna qu'un peu plus de sévérité de la part de son gar-
dien , qui pouvait , quelque quinze ans après , écrire à Lou-
vois , en lui rappelant ses services : « Pendant qu'il a été
» confié à ma garde , M. de Lauzun peut se vanter de n'avoir
» reçu aucune nouvelle du dehors. »
XIII. LE NOMMÉ STELLANI.
xlrrêté en 1672. — Ordre de mise en liberté, octobre 1872.
Ce Stellani avait été arrêté à Pignerol. Pour quelle his-
toire? Je ne sais trop. Réclamé par les autorités piémontaises,
il fut remis entre les mains des justiciers du président Tru-
chi. Il n'en fallut pas tant pour faire bondir Le Tellier, qui
réprimanda de bonne encre le trop zélé fonctionnaire. Voici
cette lettre du ministre intérimaire :
1 P. 52, V. 355. Dépôt de la guerre.
LE SIEUR CHAMPIN. • 213
«J'ai été bien surpris d'apprendre, par votre lettre du
"15 de ce mois, que vous vous remettiez à M. le duc de
S' Savoie pour vous informer de ce qui se passe dans Pignerol j
■» et que vous ayez été assez mal conseillé pour, sans avoir reçu
" ordre du Roi, avoir remis le nommé Stellani, qui vous avoit
" été envoyé, à Son Altesse Royale, puisque ce qui vous avoit
" été écrit pouvoit bien, vous porter à le faire arrêter, mais
» non pas à vous en dessaisir, comme vous avez fait ; aussi
» ne dois-je pas vous dissimuler que s'il vous arrivoit encore
" de tomber dans des fautes de cette nature, il seroit difficile
" de vous continuer votre emploi ' . »
XIV. LE SIEUR CHAMPIN, COMMIS DU TRÉSORIER DE l'eXTRAORDINAIRE
DES GUERRES.
Ordre d'arrestation, 58 octobre 1672. — Oidre de sorlle....?
Un des crimes les plus habituels des trésoriers et de leurs
commis, surtout dans les places frontières ou places étran-
gères occupées par les troupes françaises, était de gagner
sur le change, à cause de la différence considérable du titre
des monnaies à cette époque. A la place du bel argent fran-
çais que recevait le trésorier de l'extraordinaire, ces mes-
sieurs réglaient les comptes en menue monnaie du pays
ils étendaient même ce petit commerce assez loin et se prê-
taient à d'autres combinaisons tout aussi frauduleuses.
Depuis longtemps notre ambassadeur à Turin, M. de
Servient, avait signalé les malversations d'un sieur Ghampin,
commis du trésorier de l'extraordinaire des guerres à Pigne-
rol : « Il est à Briançon , et je lui demande inutilement ses
comptes », écrivait-il le 18 juin 1672^. Le sieur Loyauté
signalait également les fraudes du personnage^. Le ministre
toutefois n'avait conclu qu'à une expulsion de la ville et de
l'étendue du gouvernement "*, lorsque survinrent d'autres
1 27 octobre; p. 266, v. 269, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 139, V. 299, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 104, V. 268, Mss. Dépôt de la guerre,
* P. 249, V. 305, Mss. Dépôt de la g\ierre.
214 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
charges contre le sieur Ghampin. Aussi le 28 octobre 1672
Louvois envoyait-il à l'archevêque de Lyon l'ordre de faire
arrêter le sieur Ghampin et de l'expédier à Pignerol'. Mais
c'était déjà chose exécutée ; le 18, le procureur général du
conseil souverain de Pignerol, le sieur Scotia , l'avait fait
saisir à Briançon et conduire en lieu sûr. Louvois, prévenu
le 30, répondait par de nombreuses instructions à Ponte, à
Scotia et à La Motte Lamyre^, et il ajoutait le 15 novembre:
«Il ne faut pas que vous permettiez à qui que ce soit de
» parler audit Ghampin, qu'en votre présence, et vous deve27
" employer toute votre industrie pour faire venir les témoins
» qui sont à Baconnis, etc.^ »
Le plus malheureux dans l'affaire fut encore le commis-
saire des guerres Loyauté, qui reçut, le 27 novembre, une
juste réprimande du ministre pour ne pas s'être aperçu àtemps
des malversations du personnage et surtout pour ne pas les
avoir signalées'*. Quant au coupable, il passa des prisons de
la citadelle dans celles de la ville, ressortant du conseil sou-
verain qui devait le juger. A ce titre il n'appartient pas à
la catégorie des prisonniers que j'ai à passer eu revue. Le
reste de son aventure n'a donc plus d'importance.
XV. LE MOINE JACOBIN GONNA.
Ordre d'entrée....? — Mort en janvier 1687.
L'histoire du moine Jacobin, l'un des deux prisonniers
de la Tour d'en bas, sera faite en même temps que celle de
l'homme dit au Masque de fer.
XVI. LE COMTE DE DONANE.
Enfermé deux jours dans le donjon ; avril 1673.
Un comte de Donane, de Turin, de passage à Pignerol,
fut arrêté par ordre de Saint-Mars et enfermé dans le dan-
' P. 293, V. 269, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 337, V. 269, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 176,- 177, 317, V. 269, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 3i0, 370, V. 269, Mss. Dépôt de la guerre.
LE SIEUR BUTTIGARIS. il5
jon. Pour quel motif? Je n'ai pas réussi aie découvrir. Ce
personnage, du reste, ne resta pas longtemps sous les
verrous, car, à la date du 6 mai 1673, Saint-Mars écrivait
à Louvois : ^ Je l'ai mis en liberté, après l'avoir maintenu
» deux jours en prison dans une des chambres de mes lieu-
» tenants. »
XVII. LE NOMMÉ MARSAILLES,
Ordre d'arrestation, juin 1673. — Ordre de sortie, 15 août 1673.
Une famille, Marsailles, habitait Pignerol. Ce prison-
nier en faisait-il partie? Je l'ignore. Confié d'abord à Saint-
Mars, ce prisonnier fut ensuite jugé par le conseil souve-
rain de Pignerol et remis plus tard entre les mains des agents
de Son Altesse Royale, k Son Altesse Royale, écrit en effet
» Louvois à Saint-Léon, le 10 juillet 1673, demande que
» le nommé Marsailles, que vous avez fait arrêter à Pigne-
') roi, soit remis au sénat de Turin. Ce que le Roi avant bien
" voulu accorder, elle désire que vous le fassiez remettre à
» l'ordre de Son Altesse Royale ' . » — " C'estfait depuis hier, »
répond Loyauté, le 16 août ^. Quel était le crime de cet
habitant momentané du donjon? C'est encore un mystère
que je n'ai pu pénétrer.
XVIII. LE SIEUR HUTÏIGARIS, BOURGEOIS DE PIGNEROL.
Ordre d'entrée, 11 janvier 1673. — Ordre de sortie, 11 août 1675.
Le plus malheureux de tous ceux qui l'avaient précédé
au donjon fut certes un sieur Butticaris, un brave bour-
geois de Pignerol qui, un soir du mois de janvier 1673, fut
arraché de son lit par les soldats de M. La Motte-Lamyre,
et confié à la sollicitude habituelle de Saint-Mars. Ce But-
ticaris n'était pourtant pas le premier venu. Estimé de tous,
il remplissait les fonctions de procureur de Son Altesse
Royale le duc de Savoie, pour la province de Pignerol. Il
t P. 103, V. 305. Dépôt de la {;uerre.
2 P. 73, V. 355. Dépôt de la guerre.
216 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
avait neuf enfants, dont deux filles âgées de dix-neuf et vingt
ans. Sa femme était enceinte de son dernier rejeton, et son
frère avait le titre de prévôt des églises collégiales de PigneroL
Mais l'ordre était formel, signé Louvois , dûment revêtu
du sceau royal et adressé à M. de La Motte-Lamyre, le
11 janvier 1673 ^
Comme tous les habitants de Pignerol, Butticaris était
Piémontais de cœur et profitait de ses fonctions pour faire
quelque peu d'espionnage au profit du duc. Dans le courant
de l'année 1672 il avait écrit au sieur Veralda, l'un des
secrétaires du président Truchi ^ :
«Avec l'occasion du carabin, je n'ai voulu manquer de
» faire savoir à V. S. I. comme avant-hier ils ont faitmou-
" rir ce pauvre soldat qui a été pris auprès d'Orbazan pour
» l'officier que vous savez bien, de cette citadelle. Il serait
« nécessaire de donner des ordres rigoureux à nos paysans
» pour empêcher cette violence^. »
Cette malencontreuse lettre tomba entre les mains du
gouverneur de la ville, qui l'envoya tout aussitôt à Louvois.
Ce dernier répondit par l'ordre d'incarcération et de perqui-
sition, que La Motte-Lamyre exécuta avec sa ponctualité
ordinaire. Voici, du reste, la dépêche du major de Pi-
gnerol, dépêche plus intéressante que le meilleur des ré-
cits : « M. de Saint-Léon m'a montré une lettre du Roi ,
» portant ordre d'arrêter Butticaris, et m'a dit de l'exé-
" cuter, ce que j'ai fait sur-le-champ, et l'ai remis entre les
r mains de M. de Saint-Mars, dans le donjon. M. le
» commissaire a cacheté son cabinet, et le lendemain, on a
» travaillé à l'inventaire de ses papiers. Il y avoit dans son
5 cabinet son beau-frère, le conseiller Brunette, son frère, le
1 P. 134, V. 301. Dépôt de la guerre.
2 V. 354, Dépôt de la jijuerre.
3 u Illustrissimo signore a patrone collendissimo con l'occasione del cara-
bino, non ho voluto mancare di fare sapere à V. S. iHustrissima corne avanti-
hierl hanno fatto morire quel povero soldato che è stato pigliato presso
Orbassano, dal ofFiciate che ben savi questa citadelle. Sarebbe necessario di
dar ordini rigoiosi à peasani nostii par iinpedir questa vioJenza à scorrere.
» Urnilis.simo servitore, >' Butticaris. »
LE SIEUR BUTÏIGARIS. 217
«juge Roussette et la femme de Butticaris. J'ai dit à M. le
5) commissaire que je n'avois que deux yeux, et que ces gens-
>' là avoient chacun deux mains, que, s'ils restoient, on ne
5) pourroit pas répondre de faire un inventaire fort entier.
" Il les fit ensuite sortir, mais après a rappelé la femme et
» Roussette. Il a choisi pour faire cet inventaire un homme
5) nommé Malot, qui ne sait pas le français et qui a fait l'in-
» ventaire en italien, et l'a fait traduire par cet homme même ;
» ce qui est une étrange traduction, qui est plus difficile à
S) entendre que l'original, étant un langage hermaphrodite.
» Il y a beaucoup de choses à remarquer, je me souviens du
» n° 16. Je vous dirai sommairement qu'il y a une lettre de
» S. A. R. de Savoie audit Butticaris, où Son Altesse Royale
» le traite : Mon fidèle Butticaris; qu'il y en a de M. Truchi,
» général des finances, bien cent cinquante de sa propre main,
V dans lesquelles toutes on voit une très-grande confiance. Il
" y a dans aucunes correspondances : Et continuez à servir
« Son Altesse Royale... Demeurez dans la même application
« que vous avez fait... Je vous remercie de vos nouvelles...
« Continuez à me mander ce qui se passe... Je n'ai affaire de
» vos nouvelles de Hollande, mais des autres. Je vous attends
51 pour parler de bouche. Il y en a quantité de Veralda, secré-
-» taire du général des finances, de son fils, autre secrétaire.
V Les parents disent qu'il y en a bien d'autres dans la ville
" qu'on ruineroit, si on chàtioit tous ceux qui font ce métier-là.
» On n'a rien trouvé de la main de Butticaris ni rien de si
1) convaincant que celles que je vous ai envoyées, qui sont
" de sa propre main '. »
De son côté, Saint-Mars écrivait le 28 janvier : «Le 25 de
«ce mois, M. de Loyauté m'a remis entre les mains une let-
V tre du Roi , pour recevoir et mettre en prison le sieur But-
» ticaris, bourgeois de Pignerol , et de le tenir sous bonne
» et sûre garde, sans qu'il puisse donner aucune nouvelle.
" M. le major me l'amena le jour même, où je le logeai
" incontinent dans l'appartement de madame Carrière , qui
* P. 46, V. 354. Mss. Dépôt de la guerre.
218 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
» est une chambre d'un de mes officiers, autant sure qu'il se
» peut. " Et le 5 février Loyauté ajoutait : « Je vous envoie
» le restant de l'inventaire des papiers de M. Butticaris,
» duquel restant M. le major ni moi n'avons rien trouvé
» digne d'être enlevé du cabinet, lesquels nous y avons laissé,
)' dont j'ai refermé la porte et gardé la clef jusqu'à nouvel
M ordre. » Mais pourLouvois, l'affaire est suffisamment éclai-
cie : « C'est un espion du général Truchy, et cela résulte
» clairement de l'inventaire de ses papiers. Le Roi veut bien
" ne pas lui faire son procès, mais il sera tenu longtemps
» dans une dure prison'. »
Les prescriptions du sévère ministre ne devaient être que
trop strictement exécutées. Butticaris, peu habitué à ce ré-
gime exceptionnel des cachots, tomba malade, et, à la date
du 28 janvier, sa malheureuse femme écrivait à Louvois :
« L'ordre du Roi que vous avez* envoyé à M. de Loyauté pour
» faire arrêter mon mari, ayant été exécuté mercredi soir,
» m'a tout à fait surprise; et comme vous pouvez bien savoir,
" je ne puis être informée de la cause de sa détention.
» Je n'ose supposer que la charge de procureur de S. A. R.
" de Savoie, en la province de Pignerol qui lui est sujette,
» ne lui donne de l'ombrage. Monsieur, je vous conjure, les
» larmes aux yeux, d'avoir pitié de ma pauvre famille, alliée
" avec les principales de cette ville, chargée de neuf enfants,
» dont il y a deux filles âgées de dix-neuf à vingt ans, à ma-
«rier avec fort peu de bien, de fortune, de leur redonner un
" père et à moi mon mari^. >)
Mais quand Louvois autorisa l'infortunée à voir son mari
en présence d'un officier, Loyauté ne put que lui répondre
(25 mars^) : « M. de Saint-Mars m'a fait part de la grâce
» que vous faites à madame Butticaris, à laquelle vous en avez
" donné aussi avis, que j'ai été voir ensuite de l'ordre de M. de
>' Saint-Mars, que j'ai trouvée au lit, très mal d'une fièvre
* P. 121, V. 301. Dépûl de la guerre.
2 P. 52, V. 354. Dé [lût de la guerre.
•^ P. 150, V. 354. Dépôt de la guerre.
CASTANIERI, DIT SAINT-GEORGES, DIT LA PIERRE. 219
" causée par une fausse couche qu'elle fit avant-hier. »
Saint-Mars lui-même s'apitoya sur le sort de son prison-
nier.
Le 21 juin il écrivait : «Ce misérable Butticaris est fort
«malade J'oserai prendre la liberté de vous dire, Mon-
)' seigneur, qu'il est plus malheureux que coupable, et que
" toutes les personnes de ce pays le seront toujours comme
" lui. » Il ajoutait le 2 septembre : « Je vous demande pardon
» si je prends la liberté de vous demander une grâce, qui est
» la liberté du misérable Butticaris , qui se sèche ici tout en
» vie de douleur et d'affliction. S'il vous plaît de lui faire
)' cette grâce, je vous répondrai de lui comme s'il étoit dans
» la plus sûre prison du monde. »
Le 30 décembre il revenait à la charge : «Le Butticaris
') est toujours en attendant vos grâces et vos bontés. Vous
» m'avez fait l'honneur de me laisser espérer sa liberté. Je
» vous la demande en grâce. » Mais le despotique Louvois ne
lâchait pas aussi facilement la proie qui lui tombait entre les
mains. Il tenait à faire trembler les gens même à distance, et
ce ne fut que vingt mois après qu'arriva de Versailles, le
11 août 1675 , l'ordre de sortie du malheureux, ordre ainsi
conçu : « M. de Saint-Mars ayant trouvé bon de faire élargir
» le nommé Butticaris, détenuprisonnier dans le donjon delà
» citadelle de Pignerol , je vous écris cette lettre pour vous
>' dire que mon intention est qu'aussitôt que vous l'aurez
» reçue, vous ayez à mettre ledit Butticaris en pleine et entière
"liberté, le laissant pour cette fois sortir dudit donjon de ma
» citadelle sans difficulté. »
C'était avoir payé cher une lettre de vingt lignes à son
maître et seigneur.
XIX. CASTANIERI, DIT SAINT-GEORGES, DIT LA PIERRE.
Ordre d'arrestation, h novembre 167^. — Ordre de sortie, 13 décembre 1673»
— Sortie, 31 décembre 1673.
Au mois d'octobre 1673, arrivait de Vintimigha à Turin
un aventurier de la pire espèce. Cet homme , qui prenait
220 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
le titre de marquis de Saint-Pierre et se disait possesseur de
secrets importants concernant le roi de France, était venu s'in-
staller dans une des meilleures auberges de la ville. A l'aide de
ses supercheries, il sollicita et obtint plusieurs audiences du
duc de Savoie, qui se laissa prendre à ses grands airs, et lui
fournit de l'argent et des nippes. Mais prévenu du fait par
l'ambassadeur Servient et M. le marquis de Saint-Thomas,
Louvois, qui n'était rien moins que confiant, se contenta de
répondre par un ordre à Saint-Mars de préparer dans le don-
jon un logement pour ce maître en friponnerie et par une
demande d'extradition à la cour de Turin, le 4 novembre
1673 ' : « M. le duc de Savoie, écrit Servient, le 9, m'a tait
« dire par le marquis de Saint-Thomas et ensuite assuré lui-
" même qu'il feroit remettre le nommé Saint Georges à ceux
" qui viendroient de la part du Roi et que même il donneroit
» de ses gardes pour plus de sûreté, s'il est nécessaire^. »
Effectivement, le 28 novembre au matin, le commissaire
des guerres Loyauté se rendait de Pignerol à Turin. Ace sujet,
voici la curieuse lettre qu'il adresse à Louvois ^ : « Aussitôt que
" je suis arrivé à Turin, M. Truchi me dit qu'il falloit que
" je visse le duc le lendemain matin pour lui envoyer l'ordre
" pour me remettre le nommé Castanieri Saint- Georges,
» surnommé Saint-Pierre.
» Il m'entretint sur la conséquence de sa détention, ainsi
» qu'a fait depuis Son Altesse Royale, dont voici partie du
" récit pour éviter le superflu. Etant arrivé audit Montcallier
" au galop, car j'avois peur de le manquer, lundi matin 27,
" je fis dire que j'étois venu pour lui parler. Il me fit entrer
» dans un cabinet, où, en saluant, je lui fis honnêteté de votre
" part, qu'il reçut fort bien. A la demande que j'ajoutai, ilrépli-
" qua : L'homme que je vous vais faire remettre est une per-
» sonne que, si ce qu'il a avancé est vrai, je me sens obligé
" de lui aider en sa fortune , car estimant Sa Majesté comme
1 P. 63, V. 308. Dépôt de la guerre.
2 P. 140, V. 355. Dépôt de la guerre.
3 P. 182, V. 355. Mss. Dépôt de la guerre.
CASTANIERI, DIT SAINT-GEORGES, DIT LA PIERRE. 221
"je fais, avec l'honneur que j'ai d'être de son sang, je suis
» outré, quand j'apprends que l'on conspire pour sa per-
)' sonne, pourquoi je ne veux jamais rien négliger. Cet homme
« m'est venu trouver diverses fois, sans que je l'aie voulu
" écouter sur les avances qu'il me faisoit; mais me voulant
» persuader, en me faisant voir des lettres déposantes pour
" entreprendre sur la personne du Roi, je l'ai écouté et fait
» interroger, dont j'ai envoyé en cour qui,ji été longtemps à
» faire réponse sur une affaire si importante. J'ai pris soin
M dudit Saint-Georges, qui se fait appeler Saint-Pierre pour
» n'être pas connu. Je l'ai fait vêtir de pied en cap, bien soi-
» gner et nourrir, lui envoyant même les gazettes nouvelles,
') et l'ai été voir dans la chambre où l'on le garde ; même j'ai
» envoyé dix pistoles à sa femme à Villefranche où elle
» demeure. J'en voulois envoyer vingt. Il me pria de n'en
» envoyer pas davantage , ce qui me fit penser qu'il a de
» l'honnêteté. Ce n'est pas, dit-il, que je ne pense qu'il soit
» brouillon, mais si ces avis qu'il donne sont vrais, j'ai cru
» être de mon devoir de ne le pas négliger; qu'il me prioit de
» le bien traiter, même de lui faire compliment, en reconnois-
" sance des bons avis qu'il donnoit pour le Roi.
" Voyant cet entretien de Son Altesse Royale^ je ne fis pas
» connoître, ainsi que j'avois voulu auparavant, les termes de
» la vôtre du 4 de ce mois, sinon le premier article
» ayant su la conséquence , où ils vouloient porter les avis
» dudit Saint-Georges, qu'ils se persuadent doucement ren-
» dre un très-grand service au Roi. Il me dit de plus que ce
)' Saint-Georges étoiL un déterminé , capable de se tuer ou
» de s'esquiver si je ne le traitois doucement. Après quoi
« j'entendis la messe , pris congé de lui , puis il s'en alla courre
« le cerf pour retourner le soir à Turin , mais son cerf vint
» finir sur le finage de Pignerol, Le personnage coucha à la
" Mottecauter avec MM. les députés des limites , dont il sortit
» bien matin pour retourner en courir un autre.
» Je retournai de Montcallier à Turin retrouver M. Truchi,
» qui m'obligea de souper chez lui avec grande chère, où il
222 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
-V but votre santé agréablement et celle du Roi , par laquelle
« il commença au milieu du repas , dont je fis raison puis
« je commençai celle de Son Altesse Royale, de Madame , en
» me défendant bien.
r Me présentant audit Saint-Georges Saint-Pierre, en pré-
r sence desdits sieurs , je lui fis beaucoup de civilité pour le
)) remercier du grand service qu'il rendoit au Roi, quoique je le
» croie un coquin. Je le trouvai habillé tout de neuf de drap de
"Hollande, boutons couverts d'argent, bas de soie, belle
» garniture noire, baudriers de même étoffe et chapeau gris
«vigogne, la plume blanche dessus, grands baù à bottes^
>i bottes éperonnées, cravate neuve et manchettes de point de
» Gand , des gants à bordure or et argent, un manteau vio-
" let et galonné d'argent , une valise et quatre chemises dedans
;) du même linge, une écharpe bleue, une épée d'argent,
» et des pistolets et fourreaux , le tout neuf.
» J'ai fait tout apporter, hors les pistolets, l'écharpe et la
" partie du linge qu'on reprit. M. le général Truchi lui fit
" donner six pistoles d'or en ma présence, car l'on lui avoit
» fait entendre que je venois de Paris de la part du Roi le
» quérir pour l'accompagner devant lui à Versailles, ce qui
» l'obligea à me demander par où j'étois venu; que j'avois
» bien tardé ; si nous n'irions pas par la Savoie. Je lui répli-
" quai que Sa Majesté vouloit qu'on passât sur ses terres, à
w quoi j'eus peine à le faire consentir, me disant que les
" montagnes seroient couvertes de neige, sachant tous les che-
» mins , ajoutant que si l'on ne le traitoit comme Son Altesse
« Royale lui avoit promis, qu'il se poignarderoit et qu'il ne
» se soucioit point de sa vie , qu'il sortiroit par divers moyens,
" ajoutant quelques jurements suivis jusqu'à l'emportement,
" dont je le corrigeai , et je partis à midi et demi et le fis
" mettre dans une chaise avec six porteurs et en outre un
» cheval de main , sur lequel il voulut monter étant sur le
» chemin hors la ville d'où je sortis par la porte du châ-
» teau.
» J'omettois de vous dire que Son Altesse Royale me vou-
CASTANlERf, DIT SAINT-GEORGES, DIT LA PIERRE. 223
» loit donner, étant à Montcallier, un de ses carrosses pour
«l'amener, faisant un cas fort grand du rapport que fait
" cet homme.
" J'ai prié M. de Saint-Mars de faire prendre garde à lui,
)' car il doit avoir mauvais dessein , s'e'tant caché à Turin un
» couteau dans son sein , et une jambette qu'il avoit dans sa
" poche, pour couper son... et un étui garni d'un poinçon
» et ciseaux que je lui fis ôter tout doucement avant notre
» départ de Turin; ce que j'ai remis ici à M. de Saint-Mars
» avec une épée d'argent que je ferai apporter par un des
» gardes de Son Altesse Royale, que je traitai bien avec son
>' compagnon et que je renvoyai ce matin
» Cet homme sera ici très-connu dans peu, comme je crois,
» ni'ayant parlé de Pignerol avec connoissance. Par le che-
» min, hier, je rencontrai le sieur Tite Yon. Ledit Yon m'a
') dit en son absence qu'il l'avoit vu sergent au régiment de
« Grandée ou dans Montpezat, qu'il ne pouvoit pas encore
" rappeler sa mémoire , qu'il y penseroit et, à son retour dans
"trois jours, découvriroit dans quelle compagnie il étoit;
» qu'il croyoit que c'était dans celle de Carrière ou Mourault.
» Le sieur de La Pointe, premier sergent de M. de Saint-
» Mars, que j'ai mené à Turin avec deux de ses compagnons,
" le connoît aussi pour s'être vus aux guerres de Guienne, ou
» même, croit-il, à Pignerol , il y a sept ou huit ans; même il
" croit qu'il se faisoit cousin d'un caporal de la compagnie de
« Saint-Mars qui n'y est plus ; le temps nous rendra plus
" savant. »
Et le même jour, 29 novembre, Saint-Mars ajoutait :
«J'ai reçu hier au soir des mains de M. de Loyauté le sieur
» Castanieri dit La Pierre, suivant vos commandements par
» une lettre que M. le commissaire m'a fait voir. Je l'ai mis en
» lieu de sûreté, et je le garderai sans lui donner aucune
» liberté que celle que vous me commandez. Comme ce n'est
)i qu'un accusateur, si vous désirez que je m'informe de lui
» adroitement de toutes choses, je pourrai savoir de lui quel-
« ques particularités qu'il ne voudra peut-être pas dire quand
224 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
» on l'interrogera , parce que c'est un homme intéressé et
» rempli de vanité et de présomption , lequel il y a même à
» se ménager, en lui donnant et en lui promettant quelque
» emploi; il ne seroit pas pourtant bon de lui en donner,
M parce que je ne crois pas son esprit être très-solide; il va
» extrêmement vite et de plus un grand blasphémateur. Si
» vous trouvez quelque vérité à son dire et que vous désiriez
» faire prendre quelqu'un de ceux qu'il accuse, je m'offre de
» les faire prendre adroitement, parce qu'ils sortent quelque-
" fois de la ville où ils sont. J'ai des gens ici auprès de moi,
" propres pour cela et autres choses de "rigueur. »
Quel était cet homme? Ce que j'ai pu savoir de lui, c'est
qu'il venait de France, que sa femme ou sa maîtresse habitait
Villefranche, que de Nice il était allé à Vintimiglia, puis à
Turin. Quant à son nom patronymique, il répondait à celui
de Castanieri. Son interrogateur, le sieur Ponte, président
du conseil souverain de Pignerol, prétendait (1" décembre
1673 ') qu'il n'avait pris le nom de Saint-Georges que depuis
son entrée au service de guerre. Cependant, sur toutes les
lettres, on ne l'appelle que La Pierre, et Saint-Mars lui-même
ne lui a jamais donné que le titre de : le nommé La Pierre.
Pour les faits et gestes de ce personnage, ainsi que pour le
complot dont il prétendait avoir connaissance, il ne reste
aucune trace. Du reste, Louvois avait bien pris ses mesures^
car il ne cessait de recommander au sieur Ponte de lui en-
voyer les pièces au fur et à mesure de leur lecture et surtout
de n'en garder aucune copie ^. Je n'ai donc pu jusqu'à pré-
sent qu'émettre des conjectures à propos de l'identité de cet
individu. La seule chose que j'aie appris, c'est qu'à la même
époque, un homme fort compromis dans l'affaire de la Brin-
villiers, d'origine italienne, agent de Penautier et du fameux
Sainte-Croix, disparaissait de la capitale. Cet homme répon-
dait également au nom de Saint-Georges, dit La Pierre; il
s'était enfui avec un nommé Dubreuil. Y avait-il identité
1 P. 190, V. 355. Dépôt de la guerre.
2 P. 190, V. 355. Dépôt de la guerre.
LE SIEOR GALUZIO. 225
de personnage? Pour moi , c'est une conviction qui résulte,
comme je le prouverai plus tard, de l'exposé des conspira-
tions dont les centres sont à Londres, Bruxelles, Turin et
Rome.
Louvois d'ailleurs était-il au courant de l'affaire? Ne con-
naissait-il pas les démarches que faisait alors Colbert au-
près de la cour d'Angleterre pour obtenir l'extradition de
la marquise de Brinvilliers? Voulait-il sauvegarder le finan-
cier Penautier alors incriminé? Ce qui est certain, c'est
que le ministre envoya à Saint-Mars un ordre d'élargissement
ainsi conçu : « Monsieur de Saint-Mars , ayant vu par l'in-
» terrogatoire que le nommé Pierre Gastanieri, dit Saint-
» Georges, a passé par-devant le sieur Ponte, doyen du
» conseil souverain de Pignerol, le sujet pour lequel ledit
» Gastanieri a été mis sous votre garde , je vous fais cette lettre
» pour vous dire qu'aussitôt que vous l'aurez reçue, vous
» ayez à mettre en pleine et entière liberté ledit Gastanieri. «
(13 décembre 1673'.) A la réception de la dépêche royale,
Saint-Mars répondait le 30 décembre 1673 : «Je viens de
') recevoir la lettre du Roi par laquelle il me commande de
» mettre en liberté le sieur Gastanieri dit Saint-Georges, ce
» que je ne manquerai pas de faire dès demain matin '^. »
XX ET XXI. LE NOMMÉ GALUZIO, GREFFIER DE M. DE SAINT-LÉON,
LIEUTENANT DE BOI A PIGNEROL ( VILLE );
SA FEMME ; SES COMPLICES , LES SIEURS CARLOS ET AYME ;
ET FRANCO, SON VALET.
Caluzio : Arrêté à Maëstricht le 24 juillet 1673 ; enfermé à Pierre-Cise le 18 août
1673; retenu deux jours dans la citadelle de Pignerol en septembre 1673;
maintenu dans les prisons de la ville; mis en liberté à la fin de 1673. —
Femme Caluzio: Arrêtée le 20 juillet 1673; mise en liberté à la fin de 1673. —
Philippe Carlos et Aymé, complices : ordre d'arrestation, 20 juillet 1673,
non exécuté. — Franco, valet de Caluzio, arrêté le 20 juillet 1673, puis
chassé de Pignerol.
C'est une étrange histoire et bien dans le goût du temps
que celle de ce chevalier d'industrie qui s'appela Caluzio^
* Archives nationales, K. 120i
2 Dépôt de la guerre.
15
226 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
plus tard M. de Galuzio, et que M. Topin a voulu prendre
pour un des collègues en détention du prisonnier dit au
Masque de fer.
Fils d'un habitant de Pignerol, chassé de Turin avec sa
femme pour escroqueries de toutes sortes, condamné aux ga-
lères , quelque peu empoisonneur dans ses moments perdus ,
ce Galuzio était revenu à Pignerol , avait capté la confiance
du commissaire des guerres Loyauté et du gouverneur de la
ville, le sieur de Saint-Léon, dont il était même devenu
l'un des greffiers. Mais dans cette condition il se conduisit
aussi mal qu'à Turin, se sauva à Paris, vint se plaindre à
LouvoiS;, qui paraît l'avoir vu et même écouté assez complai-
samment, car, à la date du 12 avril 1673, La Motte~La-
myre adressait au ministre Vamusante et instructive lettre
suivante :
u J'ai été averti depuis peu que Galuzio avoit fait des fri-
» ponneries dans l'instruction d'anciens procès , prenant de
» l'argent de ceux qui y sont intéressés, ce qui est de très-
)! grande conséquence ; mais comme je me suis servi de lui
)' sans votre permission , j'ai cru que je ne devois pas non
» plus le changer sans vos ordres. Il est défendu, d'ailleurs,
j) par M. de Saint-Léon... J'ai bien delà confusion, Monsei-
îj gneur, de vous avoir recommandé ledit Galuzio, ayant
» appris que, tâchant à vous extorquer de l'argent , il vous
» avoit conté mille visions et intelligences imaginaires , fei-
» gnant un tout autre sujet de son voyage que la vérité et
n l'obtention de la grâce et rappel des galères qu'il a eu par
» votre bonté , et dont il a touché quarante-huit pistoles. G'est
)' un esprit extravagant , qui par sa mauvaise conduite s'est
» fait quantité d'ennemis, et je me suis servi de son appétit de
■>■> vengeance , en guise d'un vrai zèle, pour découvrir quantité
') de choses en cette ville. Il n importe que l'outil soit bon,
" pourvu qu il fasse un bon ouvrage. Je me suis servi de lui
» comme les médecins des serpents et des poisons , dotit on fait
)i de très-bonne thériaque ^ . »
1 P. 181, V. 354, Mss. Dépôt de la guerre.
LE SIEUR CALUZIO. 22T
Louvois répondit, le 27, par un ordre à Loyauté de faire
emprisonner le personnage'. Mais ce dernier probablement
avait été averti par ses complices des mesures prises contre
lui, car au même moment Loyauté annonçait qu'il était
toujours absent : « Je ne témoigne rien contre Caluzio qui
» est toujours absent, dit-on, avec deux méchants garne-
« ments du Piémont, et duquel M. de Saint-Léon se défie
" aussi bien que moi et que nous croyons capables d'une
» méchante action , et de quelque commerce avec le Mila-
" nais^. »
Le 5 juillet^, il ajoutait :
« Sur le dernier article touchant Caluzio, M. le major et
" moi vous faisons esparoir de la conspiration qu'il a cabalée
« contre nous , dont nous avons présenté requête aux juges
» pour en être informé. Cependant Son Altesse Royale a faitar-
3) rêter le principal empoisonneur, Philippe Carlos, qui en fait
5) métier. Nous en tenons prisonnier un autre où se faisoient
5) les rendez-vous , et nous tenons en sùrete celui qui nous a
» servi à nous informer de ces choses. Nous demandons k
» Son Altesse Royale de remettre à justice les deux principaux
» dont ledit Carlos est un. Et l'autre se tient protégé par un
» sénateur de Turin. Lorsque nous aurons réponse de Son
" Altesse Royale, ou de M. Truchi, surintendant des finan-
» ces, nous vous ferons l'expédition qui vous fera connaître
M de tout
" Sa femme est demeurée la correspondante avec les con-
» spirateurs, et depuis son père l'a chassée de chez lui, con-
)) noissant de sa malice, dont il a eu peur. L'on croit que
» ledit Caluzio est à Paris, et j'estime que je prierai M. Nal-
» lot de le faire arrêter par justice. Lorsque je saurai la
w réponse de Son Altesse Royale sur la demande que M. le
« major et moi lui faisons dudit Carlos pour être mis en jus-
» tice, et du nommé Aymé qui est le protégé du sénateur,
1 P. 447, V. 303, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 220, V. 354, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 14, V. 355, Mss. Dépôt de la guerre.
15
228 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
)) tous deux trafiquant du poison pour tous, je vous en donnerai
» avis. »
Mais le sieur Loyauté se trompait quand il assurait au mi-
nistre que c'était à Paris que se cachait le sieur Galuzio. C'était
Maëstricht, l'endroit même où se trouvait la cour, et pendant
le siège de cette place, qu'avait choisi pour refuge ce coquin
fort habile, et en tout cas d'un aplomb merveilleux. Dans quel
but? Espérait-il en faire accroire à Louvois et obtenir quel-
ques nouvelles pistoles? Ce qui est positif, c'est qu'il fut
arrêté à Maëstricht, ainsi que îe prouve une note écrite de
la main de Louvois, aii bas de la dépêche de Loyauté, et
ainsi conçue :
(t Galuzio étant venu à Maëstricht , le faire arrêter et con-
» duire par les Je l'envoie d'ici à Lyon à Mgr l'archevê-
n que, auquel j'enverrai l'ordre de le remettre à celui qui le
» viendra prendre. »
En effet, le 24 juillet , Loyauté était prévenu de la mesure
prise contre cet homme ', le surlendemain du jour où il faisait
part au ministre de celles adoptées contre la femme du fripon ^ .
Le 3 août, le secrétaire d'Etat prescrivait à l'archevêque
de Lyon de garder sûrement le sieur Galuzio ', que le sieur
Loyauté avait ordre de faire prendre pour être conduit
à Pignerol'*. Effectivement, le 20 août, l'archevêque ré-
pondait à Louvois :
« Je ne manquerai pas , conformément à votre lettre du 4
» de ce mois, de faire garder avec soin à Pierre-Gize le sieur
» Galuzio, que me remit le 18 de ce mois, entre les mains,
» l'officier des sauvegardes du Roi qui en étoit chargé. J'ai
» averti M. de Loyauté de son arrivée, afin qu'il l'envoie
» prendre^. »
Et, le 2 septembre 1673, Saint-Mars ajoutait de son côté :
<i Le peu de fidélité qu'il y a parmi les sergents et soldats
• P. 199, V. 305, Mss. Dépôt de la guerre.
"^ P. 38, V. 355, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 36, V. 305, Mss. Dépôt de la guerre.
4 P. 49, V. 305, Mss. Dépôt de la guerre.
5 P. 244, V. 261, Mss. Dépôt de la guerre.
LE SIEUR CALUZIO. 229
" qui cotnposent cette garnison, a fait que j'ai donné un ser^
» gent et deux de mes soldats à M. de Loyauté pour aller
» prendre le nommé Caluzio à Lyon. Je crois, Monseigneur,
" que vous ne le trouverez pas mauvais , puisque tous ceux
» qu'on y auroit envoyés d'ici auroient déserté, et mis ledit Ca-
V luzio en liberté. Ce ne seroit pas le compte de quelques gens
» d'ici, qui l'appréhendent plus que je ne le fais, par le poison
» dont il les a menacés * . »
C'est là, entre parenthèses, un triste tableau que fait Saint-
Mars de l'état moral des garnisons de l'époque. Et l'on
ose préférer cette époque à la nôtre ! Franchement j'aime
encore mieux nos braves troupiers que tout ce monde d'em-
poisonneurs, de déserteurs et de mendiants. Nous valons
mieux que nos ancêtres, quoi qu'on en dise, et il faut espérer
que nos petits-enfants vaudront mieux que nous encore.
Si le ministre accordait prompte et rapide justice, il n'en
était pas de même de la cour de Savoie, qui ne paraissait
pas vouloir livrer les coupables. « Nous avions toujours es-
» péré, écrit Loyauté le 9 septembre, dans une lettre des
« plus curieuses à propos des mœurs de cette bonne ville de
» Turin en l'an de grâce 1673 , que Son Altesse Royale nous
» feroit remettre les nommés Aymé et Philippe Carlos, qui
» sont en prison à Turin, et les principaux complices de Ca-
» luzio et de sa femme.
" Il y a plus, ces deux scélérats se trouvent les bravi de
» M. Cagnola, gentilhomme de Son Altesse Royale, et de
» M. le marquis Doyani, tellement qu'ils les protègent de
') tout leur crédit , et de plus ont répandu plus de mille écus
» de l'argent d'Aymé, dans le voisinage de Cahours et Obar-
" gis (?), pour détourner les témoins et intimider tous ceux qui
» peuvent savoir quelque chose, tellement que , nonobstant
» deux lettres de cachet de Son Altesse Royale, envoyées sur
» les lieux aux juges pour permettre les dépositions , per-
» sonne, depuis ce ménage et cet argent, ne veut ou ne peut
« plus parler.
^ V. 361, Mss. Dépôt de la guerre.
230 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
» Nous avons seulement un témoin qui dépose clairement
» toutes les conspirations , mais comme cela ne suffit pas
:> pour la condamnation d'un accusé, qu'il faut pour cela
» plus d'un témoin , nous avons vu qu'il n'étoit pas hors de
» propos de vous demander un ordre du Roi pour chasser de
)i Pignerol et hors du royaume ledit Galuzio et sa femme,
» laquelle est pire que son mari , qui négocioit toute l'affaire
» et que messieurs du conseil souverain tiennent dans leurs
» prisons, d'où elle menace les gens; et le sieur François
» Franco , qui s'est voulu pendre dans la prévention de la
)) torture, et qui a été au service de Galuzio, doit être aussi
» de la partie —
» Depuis notre lettre écrite, M. de La Pointe, premier
)» sergent de M. de Saint-Mars, nous a dit que tous les mo-
« ments, par les chemins, ledit Galuzio lui disoit : Ah! mon
» Dieu, je serai pendu; et depuis qu'il est venu, il dit à cha-
» que moment au sieur de Saint-Etienne, capitaine des por-
» tes de la citadelle, qui lui donne à manger : Ah! mon
» Dieu, dites-moi, serai-je pendu aujourd'hui? Je sais bien
» que je le serai et que vous ne voulez pas le dire. »
Louvois se contenta d'écrire de sa main au bas de la
lettre :
« Faire bien faire son procès et voir, si on le tient plus
» longtemps prisonnier, si on ne pourra pas trouver des preu-
» ves contre lui Agir avec réciprocité contre les officiers
y> de M. de Savoye ^ . »
Au mois d'octobre , notre homme, qu'on avait transféré de
la citadelle dans les prisons du conseil souverain , devint fou,
ou tout au moins le contrefit^. Il en était bien capable. En
fin de compte, faute de preuves suffisantes, après une dé-
tention de quatre mois, il fut, suivant les conclusions de
Loyauté , simplement chassé de Pignerol , en compagnie de
sa digne moitié. lisse retirèrent à Turin, où se trouvaient
1 P. 331, V. 306, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 149, V. 355. Mss. Dépôt de la guerre.
LE SIEUR GALUZIO. 231
leurs complices. Il paraîtrait pourtant que Louvois ne garda
pas rancune à ce personnage, et qu'il lui. était devenu utile ,
car, le 28 janvier 1681 , il écrivait au gouverneur général :
«J'ai lu au Roi votre lettre en faveur du fils du sieur Ga-
» luzio (syndic de Pignerol). Sa Majesté veut bien, en con-
» sidération de son père , lui permettre de revenir à Pignerol,
» mais vous lui ferez, s'il vous plaît, entendre que si Sa Majesté
» avoit jamais sujet de se plaindre de sa conduite, elle le
.) feroit sortir de ses Etats et lui défendroit d'y rentrer de
') sa vie ' . »
De retour à Pignerol , l'ex-greffier se fit , entre autres
choses, espion politique à la solde du roi de France et de
Louvois, pour la surveillance du nord de l'Italie, En effet,
le 16 janvier 1682, notre agent secret à Turin écrivait au
ministre :
« J'ai appris il y a deux jours, par le sieur Galuzio, que
» M. le marquis de Pianezze l'avoit envoyé chercher à la
» pointe du jour, qu'il lui a dit qu'il lui avoit procuré »
Casai pris , Galuzio s'installa dans cette dernière ville , et
resta à la disposition de M. de Catinat. Louvois lui-même
s'était fait son correspondant, et lui écrivait le 9 février:
« Le Roi vous entretenant à Casai pour être informé de
)) tout ce qui s'y passe , rien ne vous doit empêcher de vous
» trouver à toutes les revues et montres de gardes qui se font
» pour m'en rendre compte ^ . »
Et le 16 , il ajoutait :
« Je profiterai des avis que vous me donnez , sur ce qui
« vient à votre connoissance , et je vous recommande decon-
» tinuer à m'informer de ce qui se passe.
» Gomme il est juste de vous donner de quoi subsister pen-
» dant que vous servirez bien, je mande à M. Bréant de vous
» payer cinquante écus par mois , que vous recevrez par ses
» ordres du trésorier qui est à Casai ^. >■>
1 P. 427, V. 651, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 33, V. 684, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 309, V. 374, Mss. Dépôt de la guerre.
232 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
Cette fois Caluzio était devenu un personnage , émargeant
sur la feuille des deniers du Roi. Quelques mois encore, et
l'on pourra voir ce couple effronté dégrossir leur nom, et
prendre effrontément le titre de M. et madame de Caluze ,
titre que les dépêches officielles ne leur refusaient même pas.
Pour un misérable , c'était s'être bien tiré des mains de
M. de Saint-Mars. Mais tout est bien qui finit bien , au
dix-septième siècle surtout .
XXn. LE CHEVALIER DE KIFFENBACH, LE CHEVALIER DES HARMOISES ,
LE SIEUR LOUIS DE OLDENDORF, LE NOMMÉ LE FROID,
l'homme que VOUS SAVEZ, LE NOMMÉ LA TOUR,
LE PRISONNIER d'iL y A VINGT ANS, l'an'cIEN PRISONNIER,
LE PRISONNIER DE PROVENCE, DE MARCHIEL.
Ordre d'arrestation, mars 1673. — Ordre d'envoi au donjon de Pignerol,
20 mars 1674. — Mort le 19 novembre 1703.
L'histoire de ce prisonnier, qui n'est autre que celle du
personnage dont la légende a voulu faire l'homme dit au
masque de fer, sera naturellement présentée après celle des
autres détenus.
XXIII ET XXIV. LANGLOIS ET CHEVALIER, OFFICIERS d'aRTILLERIE.
Ordre d'entrée, juin lt)75. — Ordre de sortie, 30 août 1675.
Ces officiers étaient enfermés depuis le mois de juin 1675,
comme le prouve une dépêche de Loyauté du 30 août ' . M. de
Louvois, à la suite des éclaircissements qu'on lui fournit sur
l'événement qui avait motivé l'incarcération , événement dont
j'ignore les circonstances, écrivait au gouverneur : «Le Roi
M ayant été informé de la raison pour laquelle les nommés
« Langlois et Chevalier, officiers d'artillerie, sont en prison à
« Pignerol, Sa Majesté m'a commandé de vous faire savoir
» qu'elle désire que vous les fassiez mettre en liberté et que
" vous les chassiez en même temps de la ville ^. "
La loi sur l'état des officiers, et de ceux, d'artillerie parti-
culièrement, n'existait pas encore.
1 P. 546, V. 427, Mss. Dépôt de la guerre.
^ V. 427, Mss. Dépôt de la guerre.
LE MARQUIS DE CHASTEUIL. 233
XXV. LE MARQUIS DE CHASTEUIL.
FRANÇOIS GALAUP, DIT LE MAJOR AU RÉGIMENT DE LA CROIX BLANCHE,
DIT l'auteur, dit LE CHEVALIER, DIT BLANCHART ,
DIT BOINEAU , DIT l'iNCONNU.
Ordre d'arrestation, 5 août 1675. — Entrée (elle n'eut pas lieu).
L'ordre d'arrestation est daté du 5 août 1675. Il est ainsi
conçu : «Je vous envoie une lettre du marquis de Chasteuil
" dont vous prendrez lecture. Le Roi étant bien aise de
"pouvoir s'assurer de sa personne, il seroit bien à propos
» que vous essayassiez de Y attirer à Pigjierol ou à portée,
» sous prétexte de vouloir conférer avec lui sur ses proposi-
» tions et d'avoir à lui expliquer les intentions de Sa Majesté
» sur ce qu'il m'a écrit; après quoi , vous le ferez arrêter avec
" ceux qui seront avec lui, et les ferez mettre dans la citadelle
« de Pignerol jusqu'à nouvel ordre^ . »
De son nom patronymique, ce marquis de Chasteuil s'ap-
pelait François Galaup. Il était fils d'un procureur général à
la cour des comptes d'Aix. Ancien capitaine aux gardes de
Gondé, il arma un vaisseau vers 1652 et se fit pirate. Pris
par les Algériens, il resta deux ans à Alger, se sauva,
entra au service du duc de Savoie, devint major aux gardes
et sous-gouverneur du prince de Piémont. Il fit plusieurs
apparitions en France. Arrêté une première fois en 1670, il
fut enfermé en Provence et mis en liberté le 19 décembre
1670 sur un ordre de non-lieu, signé Golbert. Arrêté de nou-
veau à Marseille , à la suite d'un assassinat , il fut jugé et con-
damné à mort. Il était déjà sur l'échafaud , quand le sieur
de Vanens , lieutenant d'infanterie , et ses hommes (tous
affiliés aux empoisonneurs), l'arrachèrent des mains du bour-
reau. De retour en Piémont, il continua à diriger les opé-
rations de sa bande d'assassins , et mourut lui-même
empoisonné à Verceil, en 1678, trois ans après la mort
du duc de Savoie, au moment où son procès se faisait en
France (affaire Vanens). C'est dans cette dernière période de
1 P. 59, V. 627. Dc^pôt de la guerre.
234 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
son séjour à Turin , que ce curieux personnage fut signale' à
l'attention des agents de Louvois à Pignerol. Il paraît que
notre homme était méfiant, car il ne se laissa pas prendre , et
resta à Verceil, où il succomba, par ordre, assure-t-on; mais
en tout cas , quelle existence incroyable que celle de ce fils
de procureur^, et qu'elle jette un jour tout nouveau sur
cette partie du règne de Louis XIV !
XXVI. LE NOMMÉ DUBREUIL , DIT SAMSON.
Ordre d'arrestation, 25 février 1676. — Mort aux îles Sainte-Marguerite
à une date inconnue.
Le récit complètement inédit des aventures de cet indi-
vidu est important, car il se rattache intimement à l'affaire
Mattioli , ainsi qu'à l'incarcération de l'un des prisonniers de
la Tour d'en bas; enfin, parce que cet homme fait partie
des prisonniers évacués de Pignerol sur les îles Sainte-
Marguerite en 1694 !
Ce Dubreuil est un coquin de l'espèce de Gastanieri, dit
La Pierre, dit Saint-Georges. En 1675 , il fait le métier d'es-
pion militaire; en effet, dans les derniers jours de cette
année, ce Dubreuil, sous le nom de Samson, habitait la
ville libre de Bâle. Il s'était abouché avec le comte de Mont-
clar, chef de l'armée du Rhin, et le sieur de Lagrange, inten-
dant général de cette même armée , et leur avait proposé de
les tenir au courant des mouvements ainsi que des effectifs
des troupes allemandes placées sous les ordres de Montecu-
culli. Montclar et Lagrange s'empressèrent d'accepter les
offres du personnage, tout en en référant à M. de Louvois, qui
écrivit aussitôt au sieur Samson pour l'engager à servir fidè-
lement le Roi et l'assurer de sérieuses récompenses s'il trans-
mettait des renseignements utiles (30 décembre 1675)^.
Mais Dubreuil n'était pas homme à se contenter d'une seule
aubaine; ce qu'il promettait à Montclar, il l'avait également
offert à MontecuculU; aussi, dès le 18 février 1676 l'inten-
1 Voir les lettres de Louvois à la Reynie et du marquis de Villars (p. 60,
V. 576, Dépôt de la guerre), et le tome III de Ravaisson sur l'affaire Vanens.
2 P. 648, V. 431. Dépôt de la guerre.
DUBREUIL, DIT SAMSON. 23S
dant Lagrange écrivait au ministre : « J'ai envoyé à Bâle la
: lettre que vous m'avez adressée pour M. Samson , autre-
# ment Dubreuil ; vous en trouverez dans ce paquet la réponse
t avec les deux autres qu'il m'a écrites. Il n'a pas voulu sor-
V tir et n'a proposé l'entreprise de Rhinfeld que pour se faire
» valoir et que le Roi accorde ce qu'il demande. Il emportera
« l'argent des Espagnols et des Allemands, et vous verrez
» que ce qu'il souhaite pour l'échange des espèces , n'est que
)) pour avoir la facilité de l'emporter en Italie , pour n'être
» pas obligé de retourner en Allemagne, de crainte que ses
» affaires ne soient découvertes. Je ne vois qu'un moyen pour
«le prendre, c'est d'avoir un homme à Bâle qui l'observe
» et qui le suive jusqu'à ce qu'il soit à portée de quelque
)> place du Roi, et s'en saisir Le sieur Sler a eu com-
» merce avec lui, mais j'ai su que ce n'a été que pour ra-
» voir ses mulets et que , s'y étant employé , il lui avoit
» donné une paire de pistolets dont ledit sieur Dubreuil avoit
» fait présent depuis à M, de Montecuculli ^ » Louvois répon-
dit simplement par un ordre d'arrestation^, ordre qui ne
put être mené à bonne fin , car notre homme se tenait pru-
demment sur ses gardes : « Je revins hier de Plobsheim , dit
» Lagrange, le 31 mars 1676, proche Bâle, sans avoir pu
M exécuter ce que vous m'avez ordonné au sujet de M. Du-
» breuil. Je vous envoie trois lettres qui vous feront assez
» connoître la défiance qu'il a eue sur tout ce que je lui ai
» proposé en dernier lieu. Je lui envoyai M. de Bellevaire,
» capitaine dans le régiment de Dalmany , qui est un fort
» brave homme , lui parler , et voir s'il n'y auroit pas moyen
» de l'enlever avec six cavaliers qu'il avoit embusqués, en
» lui montrant le jardin où il vouloit que nous eussions
» conférence , ce qu'il fit. Mais comme il faut sortir par la
» barrière de la porte de ladite ville , il lui fut impossible de
>» le faire, c'est ce qui me fait désespérer de l'entreprise^. »
1 P. 617, V. 486. Dépôt de la guerre.
2 25 février 1676; p. 436^ v. 471. Dépôt de la guerre.
3 P. 677, V. 487. Dépôt de la guerre.
236 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
Ce ne fut que le 24 du mois d'avril que l'espion fut enlevé
et enfermé dans la citadelle de Brisach : « Le Roi, écrit à ce
^' sujet Louvois le 2 mai, a été bien aise de voir qu'enfin le
)) sieur Dubreuil ait été arrêté, et Sa Majesté veut bien que
!) vous fassiez donner deux cents écus à chacun des officiers
)) qui ont contribué à le faire prendre. A l'égard du capucin
» du couvent de Béfort , le Roi ne doute point que son procès
>' ne lui ait été fait aussitôt qu'il est arrivé à Brisach et qu'il
3' ne soit présentement exécuté. Je m'attends d'apprendre par
" votre premier ordinaire tout ce que vous aurez pu tirer
» dudit Dubreuil , tant sur ce qu'il sait du dessein des enne-
» mis, que des moyens de faire sortir ses effets de Bâle. L'in-
" tention du Roi est que vous fassiez conduire sûrement
" ledit Dubreuil à Besançon à M. le duc de Duras, auquel je
» mande que Sa Majesté désire qu'il l'envoie au château de
■) Pierre-Gise. J'écris en même temps à Mgr l'archevêque
M de Lyon de l'y recevoir et de le faire conduire sûrement à
» Pignerol où il sera remis entre les mains de M. de Saint-
« Mars pour être gardé dans le donjon de la citadelle'. "
Louvois écrivait en même temps au duc de Duras et ajou-
tait à M. de Saint-Mars : « Il vous sera remis aujaremier jour,
» par quinze gardes de Mgr l'archevêque de Lyon , un pri-
» sonnier nommé Dubreuil qui a été arrêté en Alsace , et qu'il
!) est important de faire garder sûrement. Le Roi désire que
V vous le receviez dans le donjon de la citadelle de Pignerol,
» où vous pourrez, le mettre avec le dernier prisonnier qui vous
» a été envoyé. Vous me manderez de temps en temps ce qui se
» passera à son égard. >;
Aussitôt arrivé à Pignerol, l'individu fut enfermé dans la
Tour d'en bas avec le dernier prisonnier envoyé au donjon ;
mais il paraîtrait que Louvois ne se rappelait guère ce qu'était
ce dernier détenu et qu'il le confondait avec un autre, car , à la
date du 25 novembre, il demande à Saint-Mars «qui est logé
" avec le sieur Dubreuil que vous dites qui est si fol , me mar-
» quant son nom et celui par lequel il vous a été amené, et
1 P. 30, V. 474. Dépôt de la guerm.
DUBREUIL, DIT SAMSON. 237
« m'envoyer une copie de la lettre qui vous a été écrite pour
» le faire recevoir , afin que je puisse mieux me remettre qui
" il est. » Saint-Mars répond et Louvois réplique : « J'ai reçu
w votre lettre du 8 décembre , par laquelle j'ai bien compris
» quel est le prisonnier qui est avec le sieur Dubreuil. »
Ce malheureux n'était autre que le futur compagnon du
Masque de fer , l'un des prisonniers de la Tour d'en bas, l'un
de ceux envoyés à Exiles , le moine jacobin. C'est ce qui
explique la lettre du ministre du 21 février 1677 : « Pour
" répondre au surplus de ce que vous m'écrivez , je dois vous
') dire qu'il est vrai que ceux qui frappent les prêtres, au
>i mépris de leur caractère , sont excommuniés ; mais il est
» loisible de châtier un prêtre quand il est méchant et que
» l'on est chargé de sa conduite. Pourvu que celui-ci soit
" autant en sûreté avec le valet de M. de Lauzun qu'il l'est
» avec le sieur Dubreuil , le Roi se remet à vous de le changer
» de prison , ou en cas que vous jugiez à propos de le laisser
» avec ledit sieur Dubreuil , de le faire attacher de manière
» qu'il ne puisse lui faire du mal. Mais souvenez-vous de
» prendre garde au sieur Dubreuil , qui est un des plus artifi-
» cieux fripons que l'on puisse rencontrer. » Dubreuil fut
effectivement transporté dans une autre prison et mieux traité
vers la fin de 1677, car, au mois d'août, Le Tellier écrivait
à Saint-Mars : « Sa Majesté veut bien que vous fassiez acheter
» les livres que le nommé Dubreuil demande, et que vous les
» lui remettiez. » Depuis ce jour, j'ai retrouvé peu de
traces de ce personnage. Ce que je sais, c'est que le 5 mars
1678, Louvois, au camp devant Gand , en parle à M. de
Saint-Mars, et que le 3 mai 1679, Catinat annonce à Lou-
vois l'arrivée de Mattioli au donjon et son incarcération dans
la chambre du nommé Dubreuil.
Il fut un des trois prisonniers qu'on laissa à Pignerol et
qu'on confia à lagarde de M. de Villebois, après le départ
de Saint-Mars pour Exiles en 1681 . En effet, le 24 mai 1682*,
1 P. 548, V. 677, Dépôt de la guerre.
238 HISTORIQUE DES PRISOîs]NIERS.
c'est-à-dire huit mois après le départ pour Exiles, Lou-
vois e'crivait à Villebois : «J'ai reçu votre lettre du 10 de ce
)) mois , par laquelle je vois la peine que vous fait le sieur
-1 Dubreuil. S'il continue à faire le fol, vous n'aurez qu'à le
)) traiter comme on fait les gens qui ont perdu l'esprit , c'est-
« à-dire le bien étriller, et vous verrez que cela le fera revenir
» dans son bon sens. Mais lorsqu'il vous a demandé d'entre-
» tenir M. de Saint-Mars, il eût été plus à propos que vous
» lui eussiez dit qu'il commandoit toujours dans le donjon. Il
1) valoit mieux ne pas se donner la peine de lui venir parler
V que de lui répondre comme vous avez fait. » De Pignerol
Dubreuil fut transféré dans les nouvelles prisons des îles
Sainte-Marguerite, en juin 1694. A quelle date y mourut-il?
Je n'ai pu le découvrir encore.
En résumé, quel était ce personnage? Un espion. Mais
d'où venait-il? Était-ce le collègue de Castanieri, dit La
Pierre , dit Saint-Georges , l'ancien premier commis du tré-
sorier Penautier, le complice de la marquise de Brinvilliers,
ce commis qui s'était sauvé si à propos au moment critique
du procès? Je ne puis en vérité qu'émettre des hypothèses à
ce sujet, mais des hypothèses assez favorables, car ce Du-
breuil n'était pas un coquin ordinaire. Quand on l'arrêta à
Bàle , il avait un certain train de maison ; d'ailleurs il savait
écrire convenablement. Il a même laissé un autographe des
plus curieux au point de vue de ses relations. C'est le seul
que j'aie retrouvé émanant d'un prisonnier de Saint-Mars ;
à ce titre , il est digne d'être mis sous les yeux des lecteurs :
Le nommé Dubreuil au marquis de Louvois :
« Au donjon de Pignerol, ce 28 juillet 16761.
» Suivant la permission que vous me donnez de vous écrire,
» je vous dirai que bien que j'eusse véritablement dessein de
» rendre quelque grand service à Sa Majesté, je tombe d'ac-
» cord d'avoir fait deux fautes considérables, l'une de ne
M m'étre pas venu jeter à la merci de Sa Majesté dès le com-
1 P. 215, V. 516. Dépôt de la guerre.
DUBREUIL, DIT SAMSON. 239
V mencement, et l'autre d'avoir voulu des bienfaits avant
» d'avoir rendu service
» Mon véritable dessein e'toit de ménager avec M. de La-
» grange le moyen de vous aller dire véritablement tout ce
» que je savois, qui vous eût été utile contre les ennemis, et
V en même temps de vous avertir des mauvais desseins de l'é-
M véque d'Agde , tant contre votre personne que contre le
» service du Roi ; mais mon malheur ayant voulu que j'aie été
« arrêté , je me trouve réduit à vous mander sa conduite ,
» le moyen de pouvoir arrêter M. de Maupeou, et d'avoir
« des preuves contre ledit évêque.
» Après mon évasion de Bordeaux, je me rendis à Ville-
" franche pour obtenir de l'évêque d'Agde quelques secours
« afin de pousser mon chemin. D'abord je lui déguisai le vé-
» ritable sujet de ma disgrâce, feignant une affaire, mais de
« lui-même s'étant mis à me parler de l'état des affaires de la
» cour, je lui ouvris que je me trouvois embarrassé, quoique
" bien intentionné. Enfin la conclusion fut qu'il me fit, voir
» qu'il l'étoit peu, en me montrant de fâcheuses nouvelles
« dont il se réjouissoit, disant que si le Roi pouvoit être bien
« battu par les ennemis, que tout en iroit mieux Il me dit
» que vous étiez le plus cruel ennemi de sa famille et de lui
« en particulier ; qu'étant son allié , je devois plutôt songer
" à le servir dans le dessein qu'il avoit de vous perdre, me
" disant souvent que si vous étiez mort tout rentreroit en
» faveur, et puis, quelque autre fois, qu'il donneroit bien de
" l'argent pour que vous fussiez en l'autre monde, me faisant
» pressentir qu'il eût bien voulu trouver des gens pour un si
» mauvais coup que de vous assassiner ; de tâcher à enga-
5) ger les Espagnols à la liberté de son frère (M. Fouquet), de
» pratiquer auprès du roi d'Angleterre la personne que je
» jugerois la plus capable de la faire agir, avec promesse de
" vingt mille écus de récompense à cette personne qui obtien-
» droit la liberté de sondit frère, à envoyer à M. de Maupeou
« des mémoires pour faire un manifeste.
» J'espère, Monseigneur, à la même charité que vous
240 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
» apportez à ne pas me perdre entièrement, que vous voudrez
» bien recevoir la supplication que je vous fais de me faire
» changer de lieu, car je suis ici avec un homme qui est fou
» au dernier point et fort incommodé , et qui a si fort infecté
« la chambre qu'à peine peut-on y respirer. On sait qu'il y a
» huit jours que je ne bois ni ne mange, et que je ne fais que
)) languir en ce misérable lieu. »
Quelle était cette disgrâce de Dubreuil? Pourquoi cet em-
prisonnement à Bordeaux, cette fuite à Villefranche ^ ? Qu'al-
lait faire Févéque d'Agde en cette aventure? Or, l'évéque
d'Agde n'est autre que l'un des frères du prisonnier de Pi-
gnerol, le surintendant Fouquet. Là encore il y a donc une
série de points mystérieux à éclaircir, points intéressants
autant pour le procès de Fouquet que pour celui de la mar-
quise de Brinvilliers.
XXVII. LE DUC DE GIOVANISSO ^ ET SON MAITRE d'hÔTEL.
Ordre d'arrestation, 4 janvier 1678.
Quel était ce maître d'hôtel? A quel complot a-t-il parti-
cipé à Pignerol et à Turin? Était-il de la bande des empoi-
sonneurs de Turin , des Vanens , des Bachimont , des
marquis de Chasteuil , etc.? Je n'ai là-dessus que peu de
documents. Je les donne tels quels.
Le 4 janvier 1678 , le marquis de Louvois écrivait à Lyon,
au président de Saint-André ^ : « L'on a donné avis au Roi
» que le duc de Giovanisso a envoyé en Dauphin é un homme
» de moyenne taille, assez gros, qui a le visage plat, le poil
» noir, parlant mal le français, parfaitement espagnol, et
» assez bien itahen, que l'on dit être son maître d'hôtel, et
» qui doit même aller jusqu'à Lyon. Faites-le arrêter et con-
1 A propos de Villefranche , je recevais, le 2 juillet 1870, une curieuse
lettre de M. Louis Dubreuil, avocat dans cette même ville de Villefranche,
et à laquelle les événements de la guerre m'avaient empêché de répondre. On
la trouvera aux Pièces justificatives.
2 Ce duc est probablement le père du fameux prince de Castellamave, si
connu par la conspiration du même nom.
3 P. 88, V. 571, Mss. Dépôt de la guerre.
MATTIOLI. 241
^) duire à Pignerol ' » Il prescrivait en même temps à
l'archevêque de Lyon de faire faire les perquisitions néces-
saires , et il prévenait des mesures prises le gouverneur de
Pignerol. Il ajoutait même , le 11 avril : « J'ai rendu compte
" au Roi de la manière dont vous avez projeté de rendre inu-
5' tiles les conspirations du duc de Giovanisso ; Sa Majesté a
» fort approuvé votre conduite en tout cela^ »
C'est toute la connaissance que je possède du person-
nage et de son maître d'hôtel. Evidemment ce fait se rattache
à toutes les actions mystérieuses de ce temps, maisje n'ai pu
encore en trouver la haison.
XXVIII ET XXIX. EBCOLE-ANTONIO-MARIA MATTIOLI ET SON VALET.
Mattioli : Arrêté le 2 mai 1679 ; mort le 27 ou le 28 avril 1694. — Son valet :
Arrêté le 4 mai 1679.
Dans la première partie de mon travail, consacrée unique-
ment à la réfutation de l'hypothèse émise par M. Marins
Topin, je me suis occupé de ce personnage; Je n'ai donc
plus à revenir sur cette figure historique , à raconter de nou-
veau les intrigues de cet agent italien , son arrestation par
les soins de Catinat, le 2 mai 1679 , la manière sévère dont
il fut traité parle gouverneur de Pignerol et ses lieutenants,
son changement de prison , son séjour de treize années au
donjon après l'envoi de Saint-Mars à Exiles avec ses deux
prisonniers de la Tour d'en bas, sa maladie, sa conduite aux
îles Sainte-Marguerite lors de l'abandon du donjon par suite
des événements de la guerre de 1693, enfin son arrivée
aux îles et sa mort, le 27 ou le 28 avril 1694. Jeme permet-
trai seulement d'ajouter ici quelques renseignements biogra-
phiques et historiques relatifs à ce prisonnier.
Le nom véritable du ministre italien est Ercole-Antonio-
Maria Mattioh, et non Ercole-Antonio Matthioh. Cet homme
est né à Bologne, le 13 décembre 1640, et non le 1" décem-
bre. Son parrain fut un sieur Annibal Gampeggi. Le 13 jan-
1 P. 91, V. 570; p. 83, V. 571, Mss. Dépùt de la guerre.
2 P. 116, V. 573, Mss. Dépôt de la guerre.
16
242 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
vier 1661, il épousa Gamilla Paleotti, fille de Bernardino
Paleotti, et veuve d'Alexandro Piatesi, sénateur. Cette Ga-
milla mourut le 4; novembre 1690, pendant que son mari
était encore au donjon de Pignerol. Son père, Valeriano ,
était petit-fils de Ugolino Mattioli , docteur es lois , et l'uni-
que héritier de Gonstantino Mattioli, sénateur, marié le 14fé-
vrier 1611 à Laora Marani, et mort le 1" novembre 1656.
Ce Valeriano, né le 19 juillet 1612, avait épousé Giro-
lama Maggi, fille de Baldo Maggi, le 16 janvier 1640; il
eut un frère, l'oncle du prisonnier, qui devint jésuite.
Cet oncle de Mattioli, le prisonnier du donjon, était né
en 1622. Il mourut le 13 juillet 1710.
Des deux frères de Mattioli, l'un, Gonstantino Mattioli,
naquit le 9 février 1657; le second entra dans les ordres.
Le duc de Mantoue, auquel s'attacha Ercole Mattioli, et
qui fut cause de sa fin déplorable , s'appelait Charles IV
Gonzague. Il était fils de Charles III et d'Isabelle-Claire d'Au-
triche, fille de Léopold, archiduc d'Autriche. Né le 31 août
1652, Fait duc de Mantoue en 1665 , il mourut à Padoue
le 5 juillet 1708, avec soupçon d'avoir été empoisonné par
une dame qu'il aimait; il laissait un fils naturel. Don Carlos
Gonzague.
Ce duc vint à Paris en 1704, après avoir été dépouillé de
ses États pour avoir suivi avec trop de confiance la politique
de Louis XIV.
Il existe aux Archives nationales un dossier fort com-
plet concernant Mattioli. Il porte le numéro 746 (M) ;
c'est le dossier Reth. Ce Reth, commissaire organisateur de
la loterie nationale à Turin, au commencement de ce siècle,
s'était pris d'une belle passion pour la solution du Masque
de fer. Il avait profité de son séjour dans la capitale du
Piémont ainsi que de ses relations, pour faire des recher-
ches consciencieuses dans les Archives italiennes. Gomme
Ghambrier, le ministre de Prusse à Turin, Reth avait cru à
la présence de Mattioli à Exiles, et, par suite d'une confusion
regrettable avec l'un des prisonniers de la Tour d'en bas ,
MATTIOLI. 243
avait basé son système sur le transfèrement mystérieux des
prisonniers de Pignerol à Exiles et d'Exilés aux îles Sainte-
Marguerite. Reth avait même publié un mémoire qu'il comp-
tait faire suivre d'un travail beaucoup plus complet, et c'est
là qu'on retrouve la Prudenza trionfante di Casale..., la
Carta corografica di Pinerolo , les rapports de Muratori
et de Fantuzzi, etc., jusqu'à la correspondance interceptée
de Londres (1789). Mais, eh dehors de ces curieuses cita-
tions, ce dossier contient d'autres documents plus intéres-
sants encore, qui permettront de combler bien des lacunes et
de rectifier plusieurs erreurs dans le récit de l'intrigue de
Casai. Tous ces documents proviennent des Archives royales
de Turin , et sont des copies dûment certifiées. Voici quel-
ques-unes des principales :
Le plein pouvoir du duc de Mantoue au comte Mattioli ;
une lettre du duc de Mantoue au Roi de France, du 14 octo-
bre 1678 ; un pouvoir de Louis XIV à M. de Pomponne , du
5 décembre 1678; la copie du traité entre le duc de Man-
toue et le Roi de France , donnée par le comte Mattioli à la
duchesse de Savoie, le 31 décembre 1678; une nouvelle
dépêche du Roi au duc de Mantoue, du 12 décembre 1678 ;
un Mémoire de Louvois à Mattioli pour la marche des trou-
pes de Pignerol sur Casai ; une note des troupes qui sont
destinées à s'emparer de Casai. (Ces troupes se composaient
de dragons et d'infanterie, répartis de la façon suivante.
Dragons : le régiment d'Asfeld, 500 hommes; le régiment
de Samsdoul , 500 hommes ; le régiment de Lalande , 500 hom-
mes ; le régiment de Fimarcon , 500 hommes; le régiment
deBrulard, 500 hommes. Infanterie : Régiment de Sault,
500 hommes; régiment de Navailles , 500 hommes; autres
troupes, 700 hommes.) Une dépêche de d'Asfeld à Mattioli ,
datée de Venise, le vendredi 10 février 1679 ; une lettre écrite
de Vérone par Micbel Signorini à Pomponne, pour lui annon-
cer l'arrestation de d'Asfeld (10 novembre 1679) ; unemissive
de Varano, chambellan du duc de Mantoue, pour lui annon-
cer l'attentat commis sur d'Asfeld, mai 1679 ; une lettre de
16.
244 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
Pincliesnesà Mattioli , après l'arrestation de d'Asfeld, 21 mars
1(379; une lettre du même au même, du 22 ; une dépêche
confidentielle de Mattioli à l'abbé d'Estrades, du 23 mars
1679; le rapport d'un agent secret de Madame Royale,
daté de Padoue, le 26 mars 1679, contenant tout le détail
de l'affaire et la manière dont Mattioli a fait arrêter M. d'As-
feld , indiquant enfin la nécessité d'obtenir divers rensei-
(jnements de M. l'abbé d'Estrades; le rapport d'un espion de
ia cour de Turin, daté du 18 avril à Turin et donnant le
récit détaillé d'un entretien avec Mattioli, sur la place de la
citadelle à dix heures du soir ; d'autres rapports du même
agent des 20, 21 , 23 et 29 avril, ainsi que du 1" mai; puis
la proposition curieuse faite le 23 avril 1679 à la duchesse
par Mattioli , pour marier le jeune duc de Savoie avec la fille
de l'Empereur, afin de lui assurer la possession de tout le
Montferrat (le dernier de ces rapports d'espion eut lieu le
1" mai 1679 , la veille de son arrestation) ; enfin , le nouveau
traité passé entre le Roi de France et le duc de Mantoue , le
10 août 1681 et le 16 septembre suivant, pour la cession de
Casai, etc.
Gomme on le voit, les renseignements authentiques ne
manquent pas sur l'origine de la disgrâce de Mattioli; ils
montrent jusqu'à quel point était poussée sa duplicité , et
par suite combien devait être grande la colèie de M. l'abbé
d'Estrades, notre chargé d'affaires à Turin. Il sera donc
possible maintenant, pour les historiens futurs de cette con-
quête de Casai, de faire ressortir plus vivement encore la
figure de cet agent politique et les différentes phases de cette
intrigue, qui aboutit à l'incarcération du personnage et à sa
mort aux îles Sainte-Marguerite. Ce le sera encore plus , le
jour où l'on aura pu parcourir le contenu des Archives de
Mantoue, qui ont été emportées en 1706 à Vienne, où elles
doivent se trouver aujourd'hui. Quant aux Archives secrètes de
Venise ', leur perte est sans doute irréparable. Lors de la prise
de cette ville par les Français , ces précieux documents furent
1 Lettre de Rossi; Turin, 31 mai 1803 Voir les Pièces justificatives.
• LE NOMME LARGOUET. 245
enlevés par Rossi et le citoyen Barrai. On ne sait ce qu'ils
sont devenus.
XXX. LE PRIEUR DES FEUILLANTS DE PIGNEROL,
Ordre d'arrestation, 1679. — Ordre de sortie, 21 juin 1679.
Au commencement de l'année 1679, le prieur des Feuil-
lants de Pignerol fut arrêté et confié aux soins intelligents
du fameux Saint-Mars. Il fut mis en liberté le 21 juin',
et, le 4 juillet, Louvois écrivait au marquis d'Herleville :
« D'après les sentiments où vous avez vu le prieur des Feuillants
» après qu'il a été mis en liberté , Sa Majesté désire que vous
» lui ordonniez de sortir des terres de votre gouvernement
» vingt-quatre heures après que vous lui en aurez fait le
w commandement, et que vous ayez soin de le lui faire exé-
M cuter^. « Quel était ce prieur? quel était le motif de son
incarcération? Je n'ai aucune pièce à ce sujet.
XXXI. LE NOMMÉ LARGOUET.
Qu'était ce nommé Largouet ? qu'avait- il fait? Fut-il
réellement enfermé ? Je n'ai qu'une seule lettre relativement
à ce personnage. Elle est de Louvois à Saint-Mars, datée du
21 février 1680, et ainsi conçue : » Votre lettre du 10 de
« ce mois m'a été rendue. Je n'ai rien à vous dire sur ce
» que A'Ous me mandez , en cas que M. de Largouet se trou-
» vàt enfermé dans le donjon de la citadelle de Pignerol,
» sinon que, comme vous avez les ordres du Pioi, vous devez
» vous y conformer, sans vous en relâcher sous quelque
u prétexte que ce soit^. »
Cet homme fut-il réellement détenu? Personnellement je
ne le crois pas ; d'abord , la forme de la dépêche est dubita-
tive, et depuis cette date de 1680, je n'ai trouvé aucune
trace de la présence de ce Largouet. Mais comme avant
tout je tiens à signaler mes incertitudes mêmes, j'ai voulu
1 V. 622, Dépôt de la guerre.
2 P. 86, V. 622. Dépôt de la guerre.
3 P. 416, V. 638. Dépôt de la guerre.
246 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
mettre sous les yeux du lecteur la dépêche ministérielle qui
concerne cet individu.
XXXII ET XXXIII. LE COMTE DE BROGLIO ET SA FEMME.
Ordre d'arrestation , 28 juillet 1679.
Une étrange famille que celle de ces Broglio du dix-sep-
tième siècle, mêlés à toutes les intrigues et à toutes les affaires
d'empoisonnement de l'époque !• L'un de ces Broglio n'avait,
paraît-il, rien trouvé de plus simple pour épouser sa maî-
tresse, mariée à M. de Beaufort (Canillac) , que d'empoison-
ner ou faire empoisonner le mari ; mais comme , en l'an de
grâce 1679 , on était en humeur de réaction contre ce genre
de crime, pourtant fort à la mode, le ménage, dénoncé par
un complice, dut s'empresser de quitter la France, qui ne se
montrait plus suffisamment hospitalière. Le 18 juillet, en
effet, M. de Louvois écrivait à l'intendant d'Auvergne, M. de
Marie : «L'induction qui faisoit soupçonner M. et madame
» de Broglio de la mort de M. de Beaufort augmentant tous
w les jours , le Roi m'a commandé de vous demander un
» nouveau mémoire sur cette affaire qui contienne la taille,
V les cheveux, l'âge et les autres marques qui peuvent servir
1} à connoître M. et madame de Broglio; si madame de B
w dans le voyage qu'elle fit à Paris avec M. de Beaufort, son
« premier mari, ne logea pas dans la rue des Petits-Champs;
" quel est et où est le prieur de Ouesnel, Piémontais, et ce
« qu'il étoit au temps du voyage de M. de Beaufort à Paris.
» Je vous supplie de me mander aussi si l'on connoît le
5) nommé Noumby, que les Religieuses de Sainte-Claire vous
» ont dit être dénonciateur, et, enfin tout ce que vous avez
" pu savoir de cette affaire depuis la dernière lettre. Il ne
» me reste qu'à vous commander le secret' . » Le 28 il ajoutait
à La Reynie : «J'ai donné les ordres pour les faire arrêter,
» ainsi que leurs complices et le médecin nommé Dameau.
V Le nommé Basx est en Suède^.» Mais le comte de Broglio
1 P. 414, V. 622, Mss. Dépôt de la guerre.
- P. 415, V. 622, Mss. Dépôt de la guerre.
COMTE DE FENIL. .247
«tait déjà loin ; il s'était enfui à Turin , ce champ d'asile des
empoisonneurs au dix-septième siècle, et, le 14 septembre,
Louvois écrivait à l'abbé d'Estrades : «Demandez à madame
-» la duchesse de Savoie l'extradition de M. et madame de
1) Broglio, l'ancienne femme de M. de Canillac qu'elle a
1) empoisonné de concert avec lui ; faites-les conduire à Pigne-
■M vol. M, de Saijit-Mars ne fera pas difficulté de les recevoir
« et de les faire garder ^ . »
M. de Saint-Mars en fut pour ses préparatifs. M. et madame
de Broglio se gardèrent bien de rester à Turin; ils s'enfuirent
à Rome et ne revinrent que plus tard en France.
XXXIV. COMTE DE MACET, CHEVALIER DE FENIL, PUIS COMTE DE FENIL.
Arrêté quatre fois, en 1680, 1681, 1687 et 1693.
Curieux homme que ce comte de Fenil, qui passa son
temps à habiter les prisons de Pignerol ! Il appartenait,
paraît-il, à une noble famille piémontaise. Il était toutefois
des plus turbulents et fort emporté , car il eut de nombreux
démêlés avec les autorités françaises de Pignerol, ainsi qu'a-
vec ses propres parents. Sur la demande de ces derniers, il
fut enfermé dans la citadelle en 1680, et à cette occasion
Louvois écrivait le 12 octobre 1680 au marquis d'Herleville :
«Je vous conseille d'avertir encgre une fois les parents de
« l'homme qui est dans la citadelle de Pignerol, de la néces-
i> site qu'il y a de pourvoir à sa subsistance , et après leur
« avoir fait rendre votre lettre en main propre, s'ils ne
1' vous font pas de réponse , vous pourrez leur mander que
') vous le ferez mettre en liberté^, » Le 20 octobre il ajoutait :
«Le Roi a vu la manière dont le comte de Macet vous
" a parlé. Sa Majesté a approuvé la patience que vous avez
» eue en son endroit et que vous en ayez porté vos plaintes
" h Madame Royale^. «
1 P. 321 , V. 624, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 281 , V. 645 , Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 417, V. 645, Mss. Dépôt de la guerre.
248 HISTORIQUE DES PRI SO>'>'IERS.
Chassé de Pignerol et des terres du roi de France', ce
personnage eut de nouveaux différends avec M. d'Herleville
et fut encore une fois incarcéré, car à la date du 30 juillet
1681^, Louvois prévenait Tabbé d'Estrades et le marquis
de Pianesse de n'avoir plus à s'occuper des affaires de cette
famille, et, le 7 septembre^, il écrivait à d'Herleville : «A
j; légard du fils de madame de Fenil que vous avez envoyé
>' dans la citadelle de Pignerol, je vous ai déjà mandé que
» Sa Majesté ne vouloit pas que l'on v mît des gens du pays ,
» et il seroit à désirer que lorsqu'on vous a uue fois expliqué
» les intentions du Roi vous voulussiez bien vous v confor-
)> mer, sans vous en relâcher sous quelque prétexte que ce
» put être. »
Mis en liberté , le chevalier de Fenil fit une troisième appa-
rition dans les prisons de Pignerol en novembre 1687 , et le
18 décembre^, Louvois envoyait un nouvel ordre d'élar-
gissement " en l'avertissant d'être plus sage qu'il n'a été
"jusqu'ici » Mais cette faveur ne devait lui ser^'ir qu'a
commettre d'autres méfaits, car en 1693 on le retrouve
toujours prisonnier, mais cette fois plus gravement. Barbe-
zieux écrit en effet, le 4mai^, à La Prade : « J'ai vu par votre
» lettre du 15 du mois passé, que vous avez fait mettre le
H comte de Fenil dans la petite prison qui est à côté de la
» Tour d'en haut, au donjon de Pignerol; vous ne sauriez le
V faire garder trop sûrement , le Roi avant été informé de plu-
» sieurs crimes capitaux dont il est prévenu. » Ce comte de
Fenil ne devait avoir sa liberté définitive qu'avec la rétro-
cession de la forteresse de Pignerol entre les mains de la
cour de Piémont, où on le vit mêlé à toutes les intrigues
du temps et l'un des plus acharnés ennemis de l'influence
française.
1 P. 252, V. 646, Mss. Dépût de la guerre.
- P. 440, V. 656, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 171, V. 658, Mss. Dépôt de la guerre.
4 P. 299, Y. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
* P. 36, V. 1189, Mss. Dépôt de la guerre.
MARQUIS DE S A SSE>' A SQ UE. 249
XXXV ET XXXVI. LES PERES CARMES RUBE ET MICHEL.
Ordre d'entrée, 17 mars 1681. — Ordre de sortie, 22 juin 1681.
A la suite d'une dénonciation de deux Pères carmes, les
sieurs Cassien et Agathange, dénonciation transmise à M. de
Louvois et dont le contenu m'est resté inconnu , deux reli-
gieux français du même Ordre, les Pères Piube et Michel,
furent enfermés à Pignerol par ordre ministériel ' , Ils devaient
même être conduits au fort de la Pérouse , et , dit la dépêche ,
«gardés sûrement, sans les laisser avoir communication en-
» semble ni avec qui que ce soit, de vive voix ni par écrit... »
Un valet, nommé François, fut arrêté en même temps qu'eux
et confronté avec ces personnages. Il paraîtrait pourtant que
l'accusation n'eut pas de suite, car, le 22 juillet 1681', le
même Louvois ordonnait au marquis d'Herleville de faire
partir les deux religieux pour Paris, et, le 26 juillet 1681 , il
ajoutait : « Je vous envoie un billet pour vous rembourser des
" trois cent treize livres dix sols que vous avez dépensés pour
» les deux religieux carmes. . . qui ont été vos prisonniers \ . . »
XXXVII. MARQUIS DE SASSEXASQUE.
Ordre d'arrestation, janvier 1681. — Remis à la duchesse de Savoie....?
Quel était ce marquis de Sassenasque? Qu'avait-il fait à
Turin contre le Roi et le susceptible M. de Louvois? D'après les
lettres que j'ai entre les mains, je suis porté à croire qu'il
s'agissait tout simplement d'un mariage refusé ou empêché,
auquel s 'intéressaient fort le ministre et la duchesse de Savoie.
Il n'en fiit pas moins enfermé à Pignerol.
«J'ai reçu votre lettre du 25 du mois passé, dit le minis-
» tre, le 10 février 1681. Au sujet du marquis de Sasseuas-
» que , Sa Majesté trouve bon qu'il demeure en sûreté dans
» Pignerol et que, si on vous le demande de la part de la
< 17 mars 1681. P. .386, v. 653, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 425, V. 655, Mss. Dépôt de !a guerre.
3 P. 390, V. 656, Mss. Dépôt de la guerre.
250 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
» duchesse de Savoie, vous répondiez que vous ne pouvez
)) pas le lui envoyer sans ordre de Sa Majesté'. »
Quelle fut la date exacte de son retour à Turin? Je n'ai pu
la retrouver dans les Archives de la guerre.
DEUXIÈME SÉRIE.
Prisonniers enfermés au donjon de Pignerol et confiés à la garde
successive de MM. de Viliebois et La Prade , les lieutenants
de M. de Saint-Mars, jusqu'à l'époque de l'abandon de
Pignerol, et pendant le séjour de M. de Saint-Mars au fort
d'Exilés et aux îles Sainte-Marguerite .
(Octobre 1681 -avril 1694.)
M. de Viliebois est gouverneur de la citadelle et du donjon
depuis le départ de M. de Saint-Mars à Exiles avec ses deux
merles (l"" octobre 1681). M. de Viliebois a sous sa garde
trois prisonniers : Mattioli et son valet , Dubreuil et Eustache
Danger. Mais, quoi qu'on en ait dit, ces prisonniers ne sont
pas les seuls confiés à ses soins. Voici , du reste , la série
des malheureux incarcérés pendant cette période d'éloigne-
ment de M. de Saint-Mars.
XXXVIII ET XXXIX. LES FRERES BORELLI OU BORCELLI.
Ordre d'entrée, 20 octobre 1681. — Ordre de sortie, 28 novembre 1681.
L'ordre d'incarcération est ainsi conçu : « Le Roi étant
1' mal satisfait de la conduite qu'ont tenue les nommés Borcelli ,
» de la vallée de Pragelas , Sa Majesté désire que vous les
5) envoyiez arrêter et fassiez demeurer en prison jusqu'à nou-
« vel ordre d'elle^. » Le 28 du mois suivant, Louvois écri-
vait : a Le Roi ayant bien voulu pardonner aux nommés
» Borelli la faute qu'ils ont commise. Sa Majesté trouve bon
» que vous les fassiez mettre en liberté, après qu'ils auront
" payé chacun cinquante francs aux Capucins de PigneroP. »
Ils étaient restés un peu plus d'un mois en prison.
1 P. 165, V. 652, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 212, V. 659, Mss. Dépôt de la [;uerre.
'* P. 189, V. C59, Mss. Dépôt de la guerre.
LE NOMME BRETON. 251
XL, XLI, XLII. LES CONSULS DE LA PÉEOUSE ET LE NOMMÉ BROARDI,
HABITANT DE LA MÊME VILLE,
Ordre d'entrée, 28 avril 1682. — Ordre de sortie, 14 juin 1682.
L'ordre d'incarcération est adressé à M. de la Vercan-
tière^ Le motivé s'y base sur la connivence qu'on suppose
exister entre ces trois personnages et les ennemis, et sur une
somme d'argent qu'ils auraient donnée à des officiers du régi-
ment de Saint-Laurent. L'ordre de sortie est pur et simple ;
il est envoyé à M. le marquis d'Heileville, gouverneur géné-
ral : « L'arrivée de M. de la Trousse et de son armée arré-
« tera l'exécution des projets hostiles des Piémontois. Mettez en
V liberté le sieur Broardi et les consuls de la Pérouse^. l'Leur
détention avait été de six semaines; en effet, le 26 mai, le
ministre écrivait : « Le Roi trouve bon qu'après que les deux
M consuls de la Pérouse et le sieur Broardi auront été six
» semaines en prison, vous les fassiez mettre en liberté^. »
XLIII. LE NOMMÉ BRETON.
Ordre d'entrée, 5 décembre 1682. — Ordre de sortie, 14 juin 1683.
Le 5 décembre 1682 , le marquis de Louvois adressait
au gouverneur général une dépêche ainsi conçue : « Le Roi
)) jugeant à propos de faire mettre en prison dans la citadelle
« de Pignerol le nommé Breton, qui est présentement détenu
« dans la ville par ordre de Sa Majesté, Elle m'a recommandé
V de vous faire savoir qu'ElIe désire que vous le fassiez con-
« duire dans ladite citadelle, où vous le ferez remettre au
» sieur de Villebois, auquel je mande l'intention du Roi^...»
Le même jour, il ajoutait à Villebois : «Vous resserrerez le
« nommé Breton plus ou moins , suivant ce qui vous est expli-
» que des intentions de Sa Majesté , par le commissaire Saint-
» Lambert^ '> Le crime de cet individu n'était pas bien
^ P. 631, V. 676, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 285, V. 678, Mss. Dép5t de la gueire.
3 P. 539, V. 677, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 127, V. 683, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 132, V. 683, Mss. Dépôt de la guerre.
252 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
grave, une simple friponnerie probablement, car Louvois-
écrivait en même temps audit commissaire' : « J'ai vu les
» réponses que vous a faites le nommé Breton , pour se dédire
)' de ce qu'il avoit avancé dans le compte qu'il a rendu à son
M associé. Je mande à M. d'Herleville de le remettre à M. de
» Villebois, auquel je donne ordre de le garder comme vous
M lui direz , ce qui , à mon avis , doit être dans un cachot
M avec du pain et de l'eau , jusqu'à ce que s'ennuyant, il lui
" prenne envie de dire la vérité, et s'il n'a riep autre chose
" à déclarer, il y fera pénitence de la friponnerie qu'il a voulu
» faire à son associé. » Effectivement, le 5 avril de l'année
suivante^, il prescrivait de lui donner du papier, une plume
et de l'encre , pour qu'il put écrire ce qu'il avait à dire. Qu'en'
advint-il? Un ordre de mise en liberté , je suppose? Mais cet
ordre, je n'ai pu le retrouver En tout cas, les mesures
prises pour ce prisonnier et la nature de son crime ne permet-
tent pas de supposer une détention beaucoup plus longue.
XLIV. DE TALMOT, LIEUTENANT DANS CASTRES.
Ordre d'entrée, 11 juillet 1684. — Ordre de sortie...?
Cet officier eut j^robablement quelque mésaventure oiï
quelque rixe avec les habitants de cette bonne ville de Pigne-
rol, car l'ordre d'emprisonnement est ainsi motivé :
« Le sieur de Talmot sera renfermé aussi longtemps
» qu'on le jugera convenable^. « Cette mesure a pu être très-
désagréable pour le lieutenant, mais elle ne fut que momen—
tanée;. je n'ai donc à la consigner ici que pour mémoire.
XLV. LE SIEUR ROBELIN FILS.
Ordre d'entrée, juin 1684. — Ordre de sortie, 19 janvier 1685.
Ce jeune homme est sans doute le fils d'un financier dur-
même nom, de Paris, fort connu alors. Quel crime avait-il
commis? A quelle affaire s'était-il trouvé mêlé? Était-ce une
1 P. 127, V. 683, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 87, V. 692, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 271, V. 715, Mss. Dépôt de la guerre.
LE SIEUR GAMAND, CURÉ DE DIBLO^. 253
simple leçon que sa famille avait désiré lui infliger? Le ré-
sultat est qu'il fut conduit de Paris à Pignerol par l'exempt
Desgrez, ce fameux agent de M. de La Reynie^ et le 23 juil-
let 1684, Louvois écrivait à M. de Villebois, gouverneur
intérimaire de la citadelle : « Il faut que vous m'envoviez
V tous les trois mois un mémoire de la dépense que vous ferez
" pour la subsistance du prisonnier que le sieur Desgrez vous
M a amené, et vous pouvez lui donner de l'encre et du papier
" par à-compte, à condition que vous le ferez rendre ' "
Après une réclusion de plus de six mois , le jeune Robelin
obtint sa grâce, et le 19 janvier 1685, Louvois, en adressant
au sieur de Villebois l'ordre d'élargissement, ajoutait : « Le
" Roi a jugé à propos de mettre en liberté le sieur Robelin fils.
1' Je vous prie de lui remettre aussi le paquet qui sera ci-joint
" €t de lui faire payer 200 livres pour lui donner les movens
5' de se rendre ici; quoique vous ne puissiez vous tromper
V en lui demandant son nom, néanmoins je vous dirai, autant
î) qu'il m'en peut souvenir, que c'est le dernier prisonnier
" qui vous a été mené à Pignerol par le sieur Desgrez ^. . . »
XLVI. LE SIEUR GAMAND , CUKÉ DE DIBLON.
(1684.)
Voici la seule dépêche que j'aie trouvée concernant ce per-
.sonnage : « J'ai reçu, écrit Louvois à d'Herleville, le 31 oc-
î) tobre 1684, la lettre que.... Puisque le sieur Gamand ,
AJ curé de Diblon , faisoit des difficultés d'exécuter les ordres
» du Roi que vous lui avez remis, l'on ne peut qu'approuver
« que vous l'ayez envoyé dans la citadelle de Pignerol , où
" l'intention de Sa Majesté est que vous le teniez enfermé
w jusqu'à ce qu'il soit résolu à faire ce qu'Elle désire ; et pour
w l'y porter, il n'y a qu'à le faire garder bien durement, jus-
jj qu'à ce qu'il vous demande d'aller à Villefranche^... » Il est
probable que cette menace fut plus que suffisante pour déci-
1 P. 548, V. 715, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 368, V. 741, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 598, V, 718, Mss. Dépôt de la guerre.
254 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
der le récalcitrant curé à obéir à cet ordre du Roi que je ne
connais pas, car, à partir de cette époque, notre brave
homme ne figure plus parmi les habitués des prisons de la
citadelle.
XLVII. LE NOMMÉ MOREL , COMMIS DE M. BERTHELOT.
Ordre d'entrée, 12 août 1684. — Ordre de sortie, 29 septembre 1684,
Quelle faute avait commise cet agent subalterne? Quelques
actes d'insubordination, quelque réflexion intempestive pro-
bablement , car le ministre se montre généreux envers lui.
S'il le fait incarcérer le 12 août, il ordonne sa mise en liberté
six semaines après , en ajoutant , sous forme de consolation ,
« qu'il a été assez puni de sa faute pour le temps qu'il a passé
M en prison '. »
XLVIII. LE SIEUR CRUTZ , OFFICIER RÉFORMÉ DANS LE RÉGIMENT
DE F..., A PIGNEROL.
Ordre d'arrestation , 6 avril 1687. — Conduit à la Bastille.
Qu'avait fait cet officier? Une fausse abjuration, sans
doute. Le 6 avril, en effet , le terrible ministre écrivait à La
Reynie '^ :
« Après avoir cherché dans mes papiers, j'ai trouvé que le
" sieur Grutz , qui a écrit au sieur Jokran la lettre qui sera
» ci-jointe, est présentement officier dans le régiment de
') h Pignerol , lequel a obtenu cet emploi à la recommanda-
« tion qu'en fit Mgr l'évêque de Senlis après son abjuration.
" J'envoie un des exempts du grand prévôt h Pignerol avec
» ordre d'arrêter ledit Grutz, saisir ses papiers, et le conduire
» dans les prisons de Vincennes, etc. »
Et le même jour, il adressait à M. le marquis d'Herleville
la curieuse lettre suivante^ :
« Le Roi ayant jugé à propos de faire conduire ici prison-
» nier le sieur Grutz, officier réformé dans le régiment de
» F — , m'a commandé de faire partir le sieur de La Goste,
' P. 85, V. 716, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 118, V. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
3 6 avril. P. 116, V. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
CRUTZ, OFFICIER RÉFORMÉ. 255
>» exempt du prévôt de l'hôtel , pour recevoir de vos mains
» ledit Grutz, et de le conduire ici avec les précautions qui lui
» ont été ordonnées, c'est-à-dire de manière qu'il ne puisse
» avoir commerce avec qui que ce soit.
» L'intention de Sa Majesté est qu'aussitôt que vous aurez
» reçu cette lettre, vous fassiez arrêter ledit Grutz, saisir tous
w ses papiers, lesquels vous enfermerez dans un paquet cacheté
» du cachet dudit Crutz, qui devra demeurer en son pouvoir,
» du vôtre et de celui dudit La Goste, auquel vous donnerez
» ledit paquet, avec ordre de me le remettre entre les mains
» et de prendre de telles précautions pendant le chemin que
» ce paquet ne se puisse mouiller ni les cachets se rompre. Ledit
» sieur de La Coste se rendant en poste avec les archers du
» grand prévôt, Sa Majesté désire que vous lui fassiez trouver
» pour de l'argent des chevaux nécessaires jusqu'à Lyon ,
» c'est-à-dire tant pour lui que pour ses archers et ledit pri-
55 sonnier, et parce qu'il est fort important au service de
55 Sa Majesté que cet homme ne puisse s'échapper en chemin.
55 Sa Majesté désire que vous commandiez un officier avec
55 dix cavaliers pour escorter ce prisonnier jusqu'à Lyon, avec
55 ordre de faire tout ce qui sera requis par le sieur de La Goste
55 et pour la sûreté tant dudit prisonnier pendant sa marche
55 que pour sa garde pendant la nuit.
55 Ledit sieur de La Goste donnera vingt-cinq sous par jour
55 à chacun des cavaliers , moyennant quoi et la solde que vous
55 leur ferez avant de partir, ils seront en état de vivre dans
55 les hôtelleries comme des marchands ; et à l'égard de l'officier
55 il lui donnera un écu par jour, ce qu'il payera tant audit
55 officier qu'aux cavaliers, jusques et y compris le jour qu'il
55 partira de Lyon, que lesdits cavaliers s'en retourneront à
55 Pignerol sur la route qui sera ci-jointe; et afin que vous
55 ne puissiez méconnaître ledit sieur Grutz, je vous envoie
55 une lettre qu'il a écrite le 25 juin dernier. Ledit sieur de
55 La Goste vous rendra encore un paquet pour M. Gatinat que
» je vous supplie de lui envoyer par un homme exprès qui le
55 remettra en main propre. 55
256 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
Certes , voilà des ordres bien précis , bien minutieux. Pour
quel crime? Qu'advint-il de cette aventure? Quand ce mal-
heureux quitta-t-il Pignerol? Je n'ai là-dessus que les deux
pièces précédentes.
XLIX. LE SIEUR DE HERSE.
Ordre d'entrée, 22 août 1687. — Ordre de sortie...?
Du sieur de Herse, qui paraît avoir fait un séjour prolongé
au donjon de Pignerol et aux îles Sainte-Marguerite , je ne
possède, pour me guider dans l'histoire de son incarcération,
que les quelques dépêches ministérielles qui le concernent.
Qu'avait fait ce prisonnier? De quel crime était-il prévenu?
Était-ce bien son nom? Je retombe là dans ces inconnues
constantes qu'une enquête rigoureuse des procès politiques
du temps et le classement régulier des archives qui s'y ratta-
chent pourraient seuls expliquer. Le 6 août 1687 \ Louvois
prévenait l'archevêque de Ijyon de faire prêter main forte
au sieur de La Coste, pour la conduite d'un prisonnier à Pi-
gnerol. Le 22 août 1687, il ajoutait à M. de Villebois :
« Vous verrez par la lettre ci-jointe que Sa Majesté vous en-
» voie un prisonnier nommé de Herse, qu'elle désire que vous
w fassiez garder fort étroitement, et vous aurez soin de pour-
" voir à sa subsistance sur le même pied des autres prisonniers
» dont vous êtes chargé^. » Il paraîtrait même que le despo-
tique ministre était plus qu'insouciant en fait de liberté
humaine, et qu'il n'avait guère prêté attention à l'envoi de
ce malheureux, car, dix-huit mois après, quand M. de Ville-
bois se plaignit à lui des colères continuelles du misérable et
de ses menaces d'attenter à sa vie, il lui répondit, le 7 fé-
vrier 1689 : « Comme je ne me souviens point qui est le
» nommé de Herse, prisonnier au donjon de Pignerol, que
» vous dites avoir déclaré qu'il avoit eu dessein de se tuer, je
» vous prie de me le mander^. »
1 P. 115, V. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 394, V. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 134, V. 841, Dépôt de la guerre.
LE COMTE DE FASQUINIOLI. 257
Mais les renseignements envoyés ne modifièrent en rien
les mesm^es prises à l'e'gard du malheureux, qui continua,
paraît-il;, à se montrer aussi violent que par le passé, car
en 1692 il essaya de se sauver, et le 28 juillet' Barbezieux
donnait à La Prade de nouvelles instructions pour le rendre
sage. Le 10 décembre, il ajoutait : « L'on ne peut qu'ap-
» prouver que vous eussiez agi comme vous l'avez fait par
" le passé, pour empêcher que celui-là et les autres que le
» Roi a confiés à votre garde ne fassent la même chose. Ce-
» pendant , pour punir ce dernier de son entreprise , Sa
» Majesté trouvera bon que vous le fassiez un peu , ainsi
» que vous le proposez^. »
Ce de Herse fut, avec Mattioli et Dubreuil, conduit aux îles
au commencement de 1694. Que devint-il? Je ne puis sur
ce point émettre qu'une hypothèse. Mattioli est mort aux
îles en arrivant (1694). Dubreuil, déjà vieux, a été arrêté
en 1676; c'est un ancien agent, il est donc probable qu'il
mourut dans cette prison vers 1697. De Herse est le plus
jeune. Celui-là aura survécu. En 1698, quand Saint-Mars
est nommé à la Bastille, il est, avec le prisonnier masqué ^ le
seul qui vienne de Pignerol, et qui soit payé sur les fonds
du département de la guerre. Il est donc présumable que
la nouvelle publiée par la Gazette d'Amsterdam (3 octobre
1698) : K M. de Saint-Mars a pris possession du gouverne-
» ment de la Bastille , où il a fait mettre uji prisonnier qu'il
» avait amené avec lui , et il en a laissé un autre à Pierre-
» Cise, en prison à Lyon » , le regarde.
Ce n'est toutefois qu'après le dépouillement des Archives
concernant la ville de Lyon, qu'on pourra élucider ce point
du débat.
L. LE COMTE DE FASQUINIOLI, INTENDANT DES VALLÉES DE LUCERNE.'
Ordre d'entrée, 27 juin 1690. — Ordre de sortie, 15 décembre 1690.
Ce comte de Fasquinioli fut arrêté par ordre de Catinat ,
1 p. 289, V. 1125, Mss. Dépôt de la guerre.]
2 P. 192, V. 1132, Mss. Dépôt de la guerre.
17
258 HISTORIQUE DES PRISONNIERS,
gouverneur de Casai , et conduit au donjon de Pignerol. Le
ministre ratifia la mesure, car le 27 juin il écrivait à Ville-
bois : « L'intention du Roi est que vous fassiez garder le
)) comte de Fasquinioli, intendant des valle'es de Lucerne,
3) de manière qu'il ne puisse avoir communication qu'avec
» son valet'. » Ce personnage fut du reste assez bien traité;
il pouvait écrire, recevoir de l'argent^, etc Ce ne fut pour-
tant qu'après sept mois de séjour, à ses frais bien entendu ,
dans la célèbre forteresse , qu'il put obtenir sa liberté.
L'ordre d'élargissement était ainsi conçu : " L'intention du
» Eoi est que vous fassiez mettre en liberté le comte de Fas-
» quinioli...., prisonnier au donjon de Pignerol, lorsque
» M. de Catinat vous en requerra^. »
TROISIÈME SÉRIE.
Prisonniers nouveaux de M. de Saint-Mars pendant son séjour
au fort d'Exilés.
(Octobre 16S1- avril 1687.)
Pendant ces six années , les deux prisonniers de la Tour
d'en bas , les deux merles , sont les seuls malheureux que
M. de Saint-Mars ait tenus enfermés dans la forteresse. La
confusion n'est donc pas possible pour cette période.
QUATRIÈME SÉRIE.
Prisonjiiers ?ïouveaux de M. de Saint-Mars au fort royal
de l'île Sainte- Marguerite.
(Avril 1687 -septembre 1698.)
LI. LE SIEUR DE CHÉZUT.
A son arrivée aux îles, M. de Saint-Mars trouva un prison-
nier confié depuis longtemps aux soins de MM. de Guitaud et
de Dampierre. Ce malheureux, qu'on appelait le chevalier de
Ghézut, dut même céder momentanément sa chambre au pri-
* P. 389, V. 921, Mss. Dépôt de la {guerre.
2 P. 364, V. 923, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 464, V. 932, Mss. Dépôt de la guerre.
LES MINISTRES PROTESTANTS. 259
sonnier masqué , jusqu'à l'entier achèvement du réduit par-
ticulièrement destiné au nouveau venu. J'ai du reste la preuve
de ce fait dans une dépêche de Louvois à Saint-Mars, du
6 avril 1687 : «Il n'y a point d'inconvénient à ce que vous
» changiez le chevalier de Ghézut de la prison où il est, pour
» y mettre votre prisonnier jusqu'à ce que celle que vous lui
» faites préparer soit en état de le recevoir'. » Quel était ce
chevalier de Ghézut? Pour quel motif avait-il été amené aux
îles? Combien de temps y resta-t-il? Là, comme presque
toujours, je me trouve en présence d'un détail inconnu. Il
est plus que probable pourtant que cet homme était mort,
ou avait été renvoyé de l'île au moment de l'arrivée du mi-
nistre protestant Paul Gardel (le chanteur), car, le 19 fé-
vrier 1690, le ministre écrivait à son geôUer : « Le Roi
» trouve bon que vous fassiez mettre le prisonnier que M. de
5) Seignelay a eu ordre de vous envoyer, dans la prison du
M sieur de Ghézut^. »
LU, LUI, 1,1 V, LV, LVI, LVII, LVIII , LIX,
LES MINISTRES PROTESTANTS PAUL CARDEL , VALSEG OU SALVES ,
LESTANG DIT MALDAN; MALZAC ; GIRARD DIT ROUSSEAU; GARDIEN, ETC.
1. Paul Cardel : Ordre d'entrée, 19 avril 1689; mort en 1693. — 2. Val-
sec : Ordre d'entrée, 15 janvier 1690; existe encore en 1701. — 3. Les-
tang : Ordi-e d'entrée, 30 janvier 1690; existe encore en 1701. —
U. Malzac : Ordi-e d'entrée, 9 mai 1692; mort fin 1692 ou janvier 1393.
— 5 et 6. Girard et Gardien: Ordre d'entrée, 16 août 1693; existent
encore en 17C1. — 7 et 8....?
S'il existe une fonction difficile à remplir à la fin du dix-sep-
tième siècle, c'est sans contredit celle de ministre protestant, ou
de la prétendue religion réformée (R. P. R.) , pour mieux dire.
Les prisons des forteresses françaises sont pleines de ces
malheureux; leurs femmes sont jetées de force dans les cou-
vents , leurs enfants remis entre les mains d'agents zélés
pour la foi , leurs biens confisqués , et c'est à qui, de Louvois,
deBarbezieux ou de leurs créatures les intendants, s'acharnera
1 P. 105, V. 782, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 93. V. 913, Mss. Dépôt de la guerre.
17.
260 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
le plus contre ces martyrs nouveaux , et rivalisera avec les
dragons de néfaste mémoire. Rien que pour les îles Sainte-
Marguerite, on y a conduit successivement, de 1689 à 1700,
sept ministres protestants, pour y être confiés aux attentions
bien connues de MM. de Saint-Mars et de La Motte-Gué rin.
PAUL C ABDEL.
Ce Paul Cardel, sieur du Noyer, était fils d'un avocat de
Rouen. Né dans cette ville, et ministre de la religion protes-
tante, il était âgé de trente-quatre ans lorsqu'il fut mis à la
Rastille, le 2 mars 1689, en vertu d'un ordre royal, contre-
signé Louvois '.
L'église dont il était pasteur dépendait d'un fief appelé
Grosmenil et situé près de Rouen. A la suite de la révo-
cation de l'édit de Nantes et d'un ordre de bannissement
d'un intendant zélé, M. de Marillac, Paul Cardel avait quitté
la France pour se rendre en Angleterre, où il avait séjourné
deux années, jusqu'en 1687. Il passa de là en Hollande et
ne revint à Paris qu'à la fin du mois d'octobre 1688. Ce fut
dans cette dernière ville qu'on l'arrêta, au moment où , con-
duit par un médecin nommé Bernier, il était venu porter
des consolations et des conseils à une jeune fille malade,
nouvellement convertie, mademoiselle Blinon. Mais cette
capture paraissait se rattacher à une mesure plus générale,
car le médecin Bernier, le frère de la jeune malade, le sieur
Blinon, le sieur Pierre Poupaillard Pavillon, médecin de
l'université de Valence, le nommé Bonay, serrurier, et la
femme Bonay, furent arrêtés le même jour et pour la même
cause. Plusieurs autres ministres de la religion prétendue
réformée, du reste, étaient également sous le coup d'un or-
dre d'arrestation. Quel était leur crime? Était-ce simplement
leur titre de religionnaire? La pièce suivante semblerait
prouver que l'accusation visait un acte d'une portée plus
grande. Voici ces deux pièces :
« Le Roy ayant été informé des mauvais desseins du
1 La Bastille dévoilée.
LES MINISTRES PROTESTANTS. 261
» nommé Cardel, amené prisonnier dans le château de la
» Bastille, et voulant Sa Majesté qu'il soit procédé contre
1) lui extraordinairement, pour raison de ce, et contre ses com-
» plices, si anciens il y a, Sa Majesté a ordonné et ordonne
» que par le sieur de La Reynie , conseiller en ses conseils et
» lieutenant général de police , qu'elle a commis et commet
» à cet effet, il sera incessamment informé , tant contre ledit
» Cardel que ses complices, et parfait jusqu'à sentence défi-
» nitive exclusivement.
" Expédié à Fontainebleau, ce onze novembre 1685.
» Boucherai. »
« Le Roi étant informé des pratiques du nommé Cardel
" pour V exécution du dessein par lui prétendu fait d'attenter à
» la personne de Sa Majesté , et voulant qu'il soit procédé ex-
» traordinairement tant contre ledit Cardel que autres qui
» se trouveront ses complices ;
» Sa Majesté, étant en son conseil, a ordonné et ordonne
" que par le sieur de La Reynie , conseiller ordinaire en son
» conseil d'Etat, qu'elle a commis et député , il sera procédé
» à l'interrogatoire dudit Cardel et du nommé des Valeurs,
» arrêté avec ledit Cardel , le procès extraordinairement in-
» struit, fait et parfait auxdits Cardel , des Valours et ses com-
» plices, jusqu'à jugement définitif exclusivement , pour ce
"fait, vu et rapporté audit conseil estre par Sa Majesté,
" pourvu pour le jugement dudit procès ainsi qu'il appartien-
5) dra et ce qui sera ordonné par ledit sieur de La Reynie pour
» l'exécution du présent arrêt, sera exécuté nonobstant oppo-
« sition ou applications quelconques , et sans préjudice d'i-
» celles, dont si aucunes interviennent. Sa Majesté s'est
» réservé la connoissance et icelle interdite à toutes ses autres
» cours et juges.
» Expédié à Versailles, le 17 novembre 1685.
)' BoUGHERAT ' . )'
Paul Cardel était donc depuis un mois à la Bastille, lors-
1 Archives nationales, E., 1828; X3. 515-517.
262 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
que, le 19 avril 1689, Louvois écrivait à M. de Saint-Mars :
« M. de Seignelay a eu ordre du Roi de vous envover un
« honiroe qui doit être conduit aux îles Sainte-Marguerite par
" le fils du sieur Auzillon. Sa Majesté m'a commandé de vous
» avertir qu'elle désire que vous le gardiez avec toutes les
» précautions nécessaires , pour que qui que ce soit ne sache
» qu il est entre vos mains; vous me manderez de mois en
5> mois comme il se gouvernera. Au surplus , c'est un
« homme qui a mérité la mort et qui ne peut être traité trop
» sévèrement, s'il fait la moindre difficulté de se contenir
» dans les bornes que vous lui prescrirez', » L'ordre royal
était ainsi conçu :
« Versailles, 18 avril 1689.
» Monsieur de Saint-Mars, j'envoye aux isles Sainte-Mar-
» guérite le nommé Cardel, cy-devant ministre de la religion
» prétendue réformée, pour y estre détenu pendant toute sa
» vie , et je vous escris cette lettre pour vous dire que mon
» intention est que vous le receviez , que vous le fassiez met-
" tre dans l'endroit le plus seur qu'il se pourra , et qu'il soit
» soigneusement gardé , sans avoir communication avec qui
» que ce soit, de vive voix ou par escrit, sous quelque pré-
» texte que ce soit. Et la présente, etc^. »
De son côté , M. de Seignelay adressait à MM. de Bes-
maus et de Saint-Mars des instructions détaillées pour le
départ et l'arrivée de ce personnage.
M. de Seignelay à M. de Besmaus.
« 18 avril.
» J'ay chargé le sieur Auzillon d'un ordre de prendre le
» ministre Cardel et le conduire au lieu qui luy aura este
» indiqué. Le Roy m'ordonne de vous dire de faire en sorte
» que personne ne sache ce qu'il est devenu, et, pour cet
» effet. Sa Majesté veut que vous le fassiez remettre audit
» Auzillon à dix heures du soir, lorsqu'il ira le prendre. »
1 p. 104, V. 846, Mss. Dépôt de la guerre.
2 Registres de la maison du Roi, 0' 34, Archives nationales.
LES MINISTRES PROTESTANTS. 263
M. de Seignelay à M. de Saint-Mars.
« 18 avril 1689.
» J'ajoute à la lettre du Roy"que Sa Majesté ne veut pas
» que l'homme qui vous sera remis soit connu de qui que ce
» soit, et que vous teniez la chose secrète, en sorte qu'il ne
» vienne à la connoissance de personne quel est cet homme.
* Vous luy ferez fournir la subsistance et son entretien sur un
» pied médiocre , et je vous prie de me mander à quoy le
" tout pourra se monter par an , afin que j'y pourvoye ^ . »
Paul Gardel quitta probablement la Bastille le 20, et arriva
aux îles dans les premiers jours du mois de mai, car, à ia date
du 24 , le ministre répondait à Saint-Mars :
« Lorsque vous aurez quelque chose à me faire savoir con-
» cernant le prisonnier que le sieur Auzillon le fils vous a
» remis par ordre du Roi , vous pouvez vous servir de la pré-
» caution de mettre double enveloppe à vos lettres afin que
» personne que moi ne puisse avoir connoissance de ce qu'el^
» les contiendront. Vous devez régler la subsistance de ce
» prisonnier sur le pied de quinze sols par jour ^. »
Le Masque de fer et Paul Gardel furent donc les seuls
prisonniers confiés à la garde du célèbre geôlier pendant
l'année 1689.
SALVE, SELVE OD VALSEC.
Le deuxième ministre , le nommé Valsec , ne fut arrêté et
envoyé aux îles que le 15 janvier 1690. En effet, le 10 jan-
vier 1690, M. de Seignelay écrivait à l'intendant, M. de
Basville : « Sur l'avis qu'on a eu qu'il étoit arrivé à Paris
» quelques ministres de la rehgion prétendue réformée , on
» en a fait arrêter un qui s'appelle de Salve, ou de Selve,
» autrement Valsec , de la ville de Nîmes ^... » Le même
jour, le ministre prescrivait au marquis de Bellefonds de le
recevoir au château de Vincennes , en compagnie d'un
* Archives nationales, 0' 34.
2 P. 64, V. 849, Mss. Dépôt de la guerre.
3 Archives nationales, 0' 34.
264 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
nommé Paradoz, et le 15, il ordonnait à d'Auzillon de le
conduire aux îles '. Il adressait en même temps à Saint-Mars
l'ordre royal , daté de Versailles et ainsi conçu : « J'envoie
» aux îles Sainte-Marguerite le nommé Valsec, ministre de
M la religion prétendue réformée, pour y être détenu pen-
» dayit toute sa vie, et je vous écris cette lettre pour tous
» dire que mon intention est que vous le receviez et que vous
» le fassiez mettre dans un endroit sur, où je veux qu'il soit
» soigneusement gardé , sans avoir communication avec
)) le nommé Cardel, ni avec qui que ce soit, de vive voix ou
» par écrit, sous quelque prétexte que ce soit. » Ordre qu il
faisait suivre des instructions suivantes : « Je n'ai rien à
» ajouter à la lettre de Sa Majesté ci-jointe, si ce n'est que
w cet homme ne doit être connu de personne, et que sa sub-
» sistance et entretenement, qu'il lui faut fournir sur un
» pied médiocre, sera régulièrement payée comme celle du
» nommé Cardel , après que vous m'aurez mandé à quoi cela
5) peut monter chaque année'. »
VALSAC, MOLAS OU LESTASG.
Ce troisième ministre était vivement recherché par la po-
lice, car, le 10 janvier 1690, Seignelay écrivait à l'inten-
dant , M. de Basville : « L'autre ministre qu'on n'a pas encore
» arrêté s'appelle Talsac, autrement Molan , ou Lestang , de
» la ville d'Usez. Le Roi m'ordonne de vous écrire de vous
)) informer secrètement de la famille et de la conduite de ces
» deux hommes , et de me faire savoir ce que vous en ap-
» prendrez. Vous jugez bien de quelle conséquence il est de
>' tenir la chose secrète, puisque Yalsac n'étant pas encore
» arrêté , il pourroit être averti des perquisitions que vous
» ferez '^ »
Ce sieur Lestang, âgé de cinquante ans au moment de
son arrestation, était originaire d'Uzès. Il avait servi en
1 Arctives nationales , O' 34.
2 Arcliives nationales , 0' 34.
* Archives nationales, C 34.
LES MINISTRES PROTESTANTS. 265
qualité de ministre a la suite de la chambre de l'édit et des
conseillers de la religion prétendue réformée qui se trou-
vaient au Parlement de Guyenne.
Il sortit du royaume après la révocation de l'édit de Nantes,
et passa en Hollande, où il devint pasteur de l'Église
réformée, près d'Arnheim. Mais souffrant du mal du pays,
il revint en France avec d'autres ministres, et fut arrêté, le
18 avril 1690, à Paris, dans une assemblée qu'il tenait dans
la maison du sieur Mallet. Très-ferme, très-audacieux, et
surtout fort pathétique, ce pasteur jouissait d'une grande
notoriété. C'est à ces qualités particulières qu'il dut la haine
du ministre.
Le 30 janvier 1690, Lestang n'était pas encore entre les
mains des agents royaux, et le ministre écrivait à LaReynie:
» N'ayant point eu de vos nouvelles sur ce qui regarde le
" ministre Lestang, le Roi est inquiet de savoir ce que
» vous aurez fait à cet égard, et Sa Majesté m'ordonne de
>' vous écrire de donner toute votre attention pour faire
M arrêter cet homme, qu'on lui a dit être encore à Paris. »
Ce ne fut que deux jours après, le 20, que Louvois connut
l'incarcération du malheureux pasteur. « J'ai rendu compte
» au Roi, écrit-il le 21 à La Reynie, de la prise du ministre
» Lestang. Sa Majesté approuve que vous l'ayez fait mettre
» à Vincennes avec le nommé Mallet. Elle a été étonnée que
" vous n'ayez pas fait arrêter la nommée Prévôt, sœur du-
» dit Mallet Il faudra tenir, pour le nommé Lestang, la
» même conduite qu'on a tenue à l'égard des deux autres
" et l'envoyer aux îles Sainte-Marguerite, suivant les ordres
» ci-joints '. » De Vincennes, en effet, Lestang fut conduit,
le 26 avril, à la Bastille, mais il n'arriva aux îles qu'à la fin
du mois de mars. Donc, à la fin de 169^, les trois ministres
se trouvaient réunis sous la garde de M. de Saint-Mars, et
le 20 décembre le ministre écrivait à M. de Saint-Mars^ :
« J'ai reçu la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire
^ Archives nationales, 0' 34.
2 P. 171, Y. 933, Mss. Dépôt de la guerre.
266 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
» le 25 du mois passé, concernant les trois ministres qui
» sont prisonniers aux îles Sainte-Marguerite ; l'intention de
» Sa Majesté est que vous me rendiez dorénavant le même
» compte de ce qui les regardera, que vous faisiez à M. de
» Seignelay ; et lorsqu'il y en aura de malades, le Roi trou-
» vera bon que vous les fassiez voir par quelque ecclésias-
» tique assuré , qui puisse essayer de les convertir avant
» de mourir. Mandez-moi, s'il vous plaît, quel jour chacun
)) desdits ministres vous a été remis, et combien je vous
» ai fait payer pour l'ameublement du premier de ces
» ministres. »
LE NOMME MALZAC.
L'ordre d'envoi de ce pasteur est du 9 mai 1692. Il est
ainsi conçu : « J'envoie aux îles Sainte-Marguerite le nommé
» Malzac, ministre de laR. P. R., pour y être détenu pendant
» toute sa vie, et je vous écris cette lettre pour vous dire que
» mon intention est que vous l'y receviez, que vous le fassiez
5' mettre dans un endroit sûr, sans avoir communication avec
» qui que ce soit, de vive voix ou par écrit, tant au dedans
« qu au dehors, sous quelque prétexte que ce soit... *, «
GIRARD DIT ROUSSEAU, ET GARDIEN.
Ces deux ministres n'arrivèrent en Provence qu'au mois
d'août 1693, sur un ordre ministériel dont voici la teneur:
« 16 août 1693.
» Le Roi vous envoie encore deux ministres de la R. P. R. ,
» et Sa Majesté m'ordonne de vous écrire de les mettre
» chacun dans des lieux séparés, sans qu'ils aient communi-
» cation entre eux, ni avec qui que ce soit au dehors; je vous
" en avertis par avance, afin que les endroits où vous aurez
» résolu de les mettre se trouvent prêts à leur arrivée. Le
» sieur Auzillon , qui est chargé de leur conduite , doit
» partir dès demain. A l'égard de leur pension, elle vous
» sera payée sur le même pied que celle des autres. »
* Archives nationales. Registres de la maison du Roi.
LES MINISTRES PROTESTANTS. 267
Un septième ministre fut conduit aux îles, à la fin de
l'année 1694, comme il est facile de le voir par le décompte
des états de payement, mais il n'y vécut pas longtemps, car
il ne se trouve plus sur la liste des prisonniers, en 1 700. Quant
à son nom, je n'ai pu encore le retrouver.
Ces ministres protestants étaient traités sur un pied iden-
tique, à raison de 900 livres par an (4,000 francs de notre
mounaie), nn joli denier, comme l'avoue le ministre dans
une lettre du 10 mars 1690 :
«Sa Majesté m'a ordonné de vous écrire qu'elle veut bien
» faire la dépense de 900 livres pour le ministre que vous
» avez déjà, et autant pour celui qui sera envoyé. Cette
» pension est considérable, et il y aura lieu de faire la dépense
» nécessaire pour empêcher de communiquer entre eux ni
« au dehors. A l'égard des prisons que vous vous proposez
» de faire. Sa Majesté y donnera ordre, et vous aurez au
» premier jour de mes nouvelles '. »
Ces prisonniers n'étaient pas commodes à garder, paraît-
il, car Saint-Mars s'en plaint continuellement à Seignelay
et à Barbezieux : « Le premier de ces ministres protestants,
» écrit-il le 4 juin 1692, qu'on a conduits ici, chante nuit
» et jour à haute voix des psaumes, exprès pour se faire con-
» naître pour tel qu'il est. Après lui avoir défendu par
» plusieurs fois de discontinuer, sous peine d'une grosse
» discipline, que je lui ai donnée, ainsi qu'à son camarade,
» le nommé Salves, qui a l'e'criture en tête, sur sa vaisselle
» d'étain et sur son linge, des pauvretés, pour faire entendre
» qu'on le retient injustement, pour la pureté delà foi^ "
Aussi Louvois et Barbezieux ne se génèrent pas pour proposer
les mesures de rigueur : « Quand celui qui vous a été mené
» le dernier (Valsec) ne sera pas autant souple qu'il doit,
» vous pourrez le corriger de manière qu'il le devienne » ,
écrit Louvois, le 16 janvier 1690^. Barbezieux ne fait que
1 Archives nationales, 0' 34.
2 Delort, p. 285.
3 P. 15, V. 911. Mss. Dépôt de la guerre.
268 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
renchérir sur les ordres de son père: « Le meilleur moyen,
» dit-il, de faire taire celui qui chante continuellement et écrit
» sur du linge est de lui faire donner souvent la discipline^ »
o Lorsqu'il y aura quelqu'un des prisonniers confiés à votre
« garde qui ne feront pas ce que vous leur ordonnerez, ou
)) qui feront les mutins, vous n'avez qu'à les fouailler mal-
» honnêtement et les punir comme vous le jugerez à propos^. »
Et le 8 janvier 1694, il ajoute: «A l'égard de celui des
5' prisonniers qui sont confiés à votre garde, qui se conduit
» mal, je vous prie d'en user de la manière que je vous l'ai
« expliqué lorsque je vous ai parlé ici^ . >> Si je me suis étendu
sur les procédés infamants de Louvois et de son fils, c'est
pour mieux faire ressortir la différence marquée qui existe
entre eux et les ministres de la maison du Roi, Seignelay et
Pontchartrain. Ces deux derniers, en effet, se montraient tou-
jours plus humains que leurs collègues de la guerre. « Sur le
» compte que j'ai rendu au Roi de votre dernière lettre,
» écrit Seignelay, en 1690, au sujet de quelque chose qu'un
» de vos ministres avoit écrit sur et des traitements que
» vous lui avez faits à cette occasion. Sa Majesté m'a ordonné
" de vous écrire qu'elle est fort étonnée que vous en ayez
» usé ainsi sans en avoir l'ordre, et elle ne veut pas que vous
» leur Jassiez, à l'avenir, de pareilles duretés. Vos soins se
» doivent réduire à les faire garder et à empêcher qu'ils
» n'aient communication, tant au dedans qu'au dehors;
') et la pension qui vous a été réglée pour chacun d'eux est
» assez forte pour leur fournir tous leurs besoins et une
» bonne nourriture. Il faut que vous me fassiez savoir de
» temps en temps, s'il vous plaît, ce qui se passera à leur
» égard''*. » Et Pontchartrain, de son côté, ajoutait à M. de
Saint-Mars, le 29 juin 1692 : « Il est certain que vous ne
» devez pas souffrir que ces ministres chantent des psaumes
1 1692. P. 187, V. 1127, Mss. Dépôt de la guerre.
2 29 juin 1692, P. 324, v. 1124.
3 P. 134, V. 1185, Mss. Dépôt de la guerre.
^ Archives nationales.
LES MINISTRES PROTESTANTS. 269
» à haute voix ; mais si leur désobéissance alloit jusqu'à le
» faire, quand vous leur avez défendu, il faut les mettre dans
» les lieux les plus écartés, afin qu'ils ne puissent pas être
» entendus. A l'égard de ce qu'ils écrivent sur la vaisselle
» qu'on leur donne, il est aisé d'y remédier en leur en
» donnant de terre seulement. Enfin ce sont des très-opiniâtres
» qui sont à plaindre et qu il faut traiter avec le plus d'huma-
" nité possible. " De pareilles dépêches reposent des ordres
toujours sévères de ces despotiques Le Tellier , et font entre-
voir comme une ère nouvelle dans l'application de la justice
humaine à l'approche de ce curieux dix-huitième siècle.
Que devinrent ces prisonniers? Leur nombre, on le con-
naît : six de 1689 à 1693. A la fin de 1690, il y en a trois
aux îles, Paul Cardel (le chanteur), Valsec (l'écrivain) et
le nommé Lestang. Au mois de mai 1692, on amène le qua-
trième, Malzac; mais le 3 mars 1693, il n'y en a plus que
trois, car, ce jour-là, Barbezieux écrit à Saint-Mars: « Vous
)) pouvez faire instruire celui de vos prisonniers qui paroît
)' avoir envie de se convertir. Je vous prie de ne plus nom-
» mer à l'avenir, dans vos lettres, les prisonniers dont vous
» voudrez me parler et de vous contenter de me les faire con-
» lïoiire ^acv le chanteur , l'écrivain, et le dernier venu\ » Donc
il en reste trois, le chanteur Cardel, l'écrivain Valsec et le
dernier venu Lestang. Le quatrième, Malzac, est mort ; effec-
tivement cet infortuné est arrivé malade aux îles, atteint
d'une terrible affection , et le 31 octobre 1692 Barbezieux
écrit à Saint-Mars : « Le Roi veut bien faire la dépense
» nécessaire pour traiter de la vérole le nommé Malzac, qui
» est prisonnier par ordre de Sa Majesté, à quelque somme
» qu'elle puisse monter ^. » Mais avec le temps que récla-
maient les deruandes et les réponses, à une époque où la
télégraphie n'existait pas, une telle maladie avait le temps
de décomposer un individu Il est donc probable que
^ P. 87, V. 1187, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 467, V. 1130, Mss. Dépôt de la guerre.
270 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
Malzac, dont on ne retrouve plus le nom, mourut à la fin de
1692 ou dans les premiers jours de 1693.
Au mois d'août 1693 , on envoie aux îles les numéros cinq
et six, Girard et Gardien, ce qui devrait porter à cinq le nom-
bre des pasteurs protestants incarcérés (Paul Gardel, Valsec,
Lestanf]^, Girard et Gardien); or, le 10 novembre', Pont-
chartrain écrit : « Vous me mandez l'état auquel se trouvent
» les quatre ministres dont vous êtes cbargé. Il faut bien en-
» fermer ceux qui sont aliénés d'esprit, et les traiter cepen-
» dant avec charité ; et à l'égard de l'autre, contribuer en ce
» que vous pourrez à le faire bon catholique. »
Par conséquent, de cinq il y en a un de mort (Paul Gardel) ;
mais comme, le 5 janvier 1695, Pontchartrain écrit à Saint-
Mars :
« J'ai été surpris de voir le mémoire que vous m'avez
« envoyé plusieurs fois , dont vous me demandez le rembour^
» sèment pour les cinq prisonniers que vous avez , outre leur
» nourriture, quand le Roi a réglé 900 livres pour chacun
» par an. Sa Majesté a entendu que c'étoit pour leur nourri-
» ture et entretien d'habits, linge et toutes choses; et, en effet,
w cette somme est bien forte eu égard aux autres prisonniers
» dans les châteaux, pour lesquels le Roi ne donne que vingt
» sols par jour. Contentez-vous donc, s'il vous plaît, de cette
n forte pension , et leur donnez avec douceur et charité les
« choses nécessaires^. « C'est donc un prisonnier protestant
nouveau qui est entré en 1694. Or, en 1700, le 16juin^,
le même Pontchartrain écrit à La Motte-Guérin, lieutenant de
Roi aux îles et successeur de Saint-Mars :
« Il y a longtemps que je n'ai reçu des nouvelles des nom-
« mes Lestang, Valsec, Girard et Gardien. Prenez la peine
» de me mander dans quel état ils sont, de quelle manière ils
" se conduisent, s'ils ne demandent pas à être instruits dans
^ Archives nationales, 0' 37.
\P. 276, V. 1124, Mss. Dépôt de la guerre.
3 Archives nationales.
LES MINISTRES PROTESTANTS. 271
» la religion catholique, et s'ils paroissent toujours opiniâtres
)) dans la religion prétendue réformée, et enfin tout ce qui
» regarde ces quatre hommes, afin que j'en puisse rendre
» compte au Roi. » Et plus tard, le ] 8 février 1701, au
commis Desgranges , l'allié de Saint-Mars : « Le Roi trouve
» bon , dès que vous serez arrivé à Toulon , que vous passiez
•) aux îles Sainte-Marguerite pour y voir les cinq ministres
» qui y sont détenus par ordre de Sa Majesté , que vous vous
» entreteniez avec eux, pour connaître dans quelle situation
» ils sont sur le fait de la religion , et que vous m'envoyiez
" un mémoire de l'état auquel vous les aurez trouvés, et de
M leurs bonnes et mauvaises dispositions, sans que personne
') sache qu'ils y sont, ni pourquoi vous y allez ^. »
La conséquence logique est que le cinquième ministre qui
manque sur la liste de la première lettre, c'est-à-dire Paul
Cardel, est celui qui est mort dans le courant de l'année
1693. En cela je diffère d'opinion avec l'auteur de la Bastille
dévoilée, qui fait mourir Paul Cardel le 23 mai 1694, et qui
prétend qu'il fut enterré dans l'île sans que personne autre
que M. de Saint-Mars et ses officiers en eût eu connaissance.
Mais ma conviction est que l'auteur a fait confusion avec
l'enterrement de Mattioli, qui eut lieu effectivement dans des
conditions pareilles à la fin du mois d'avril 1694.
Le ministre protestant numéro sept mourut dans l'inter-
valle de 1695 à 1700. A quelle date précise, je ne sais.
D'ailleurs, que devinrent les ministres protestants restant,
les numéros deux trois, cinq, six et sept, ces ministres qui
sont encore au fort royal en 1701? Je n'ai là-dessus aucune
donnée, et pour la découvrir il faudrait probablement aller
dépouiller les Archives de la Provence et'les manuscrits rela-
tifs à Pontcliartrasn. Mais l'histoire de ces infortunés pré-
sente un intérêt autrement important au point de vue du
Masque de fer et de l'erreur historique qui s'est perpétuée à
l'égard de ce prisonnier. Déjà j'ai indiqué, à propos d'Eusta-
* Depping, t. IV, p. 498.
■272 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
che Danger, pour l'incarcération duquel Saint-Mars répand
les bourdes les plus insensées, ainsi que pour le transfèrement
du prisonnier d'Exilés à Sainte-Marguerite, dans lequel les
populations veulent voir un fils de Gromwell ou le duc de
Beaufort, le travail légendaire qui s'est fait. Avec les minis-
tres protestants, on assiste encore mieux à la formation de
cette erreur historique. On sait que Saint-Mars, à son arrivée
aux îles, a fait installer de nouvelles prisons au bord de la
mer; ces prisons touchent les unes aux autres. Dans la pre-
mière, celle de droite, est enfermé le dernier survivant de
la Tour d'en bas (le Masque) ; dans la seconde est M. de
Chézut, qu'on remplace en 1689 par Paul Cardel, sieur du
Noyer, surnommé le Chanteur, celui dont les chants religieux,
se répercutant la nuit dans l'espace avec des vibrations étran-
ges au-dessus de cette mer phosphorescente, épouvantent les
pécheurs attardés de Cannes et du golfe Jouan, qui viennent
raconter le soir à leurs parents et amis les gémissements et
les psalmodies du prisonnier , gémissements interrompus
seulement par les coups de la discipline que lui administre
ce bon gouverneur M. de Saint-Mars.
Dans la troisième prison se trouve le nommé Valsec , ce
pasteur qui a la manie d'écrire sur les plats d'étain et sur ses
chemises et de jeter ses œuvres par la fenêtre, au grand dé-
sespoir du geôlier, qui menace de mort quiconque se trouve
en état de lire ce grimoire. De la constatation de ces faits à
l'origine de l'aventure du plat d'argent et du propos de Saint-
Mars à un pécheur, la transition est toute naturelle. Or,
pour qui connaît la Provence, l'imagination de ses habi-
tants, pour qui sait comment le moindre fait change jour-
nellement de nature s'il passe de bouche en bouche ; pour
qui veut réfléchir à l'époque de terreur où ces événements se
produisaient, il n'y a rien d'étonnant à ce que de pareilles
rumeurs se soient propagées. En résumé, c'est dans les ré-
cits faits aux îles et en Provence que les historiens peu scru-
puleux du dix-huitième siècle se sont amusés à recueillir les
lambeaux de l'historiette qu'ils ont colorée à leur fantaisie , de
LES MINISTRES PROTESTANTS. 273
manière à la présenter d'une façon plus attachante. Mais le
premier entre tous ces mystificateurs est sans contredit Vol-
taire, dont le Siècle de Louis XIV et l'opinion émise à propos
du Masque de fer ont servi de point de départ fâcheux à toutes
les hypothèses incroyables qu'on a vu surgir depuis lors.
Bien souvent même, en relisant les œuvres de ce merveil-
leux écrivain , de ce pamphlétaire émérite , en regardant la
figure grimaçante de ce cruel railleur, je me suis demandé,
comme l'historien Bouche , si ce génie incompréhensible
n'avait pas souhaité se moquer de ses contemporains en
répandant partout cette légende insensée.
Remarquons également le luxe des précautions employées
pour la détention de ces malheureux. « Gardez-le avec toutes
)' les précautions nécessaires pour que qui que ce soit ne sa-
» che qu'il est entre vos mains J'envoie le nommé Cardel
» pour être détenu toute sa vie Le Roi m'ordonne de vous
» dire de faire en sorte que personne ne sache ce qu'il est
» devenu On ira le prendre à la Bastille à dix heures du
" soir — Tenez la chose si secrète qu'il ne vienne à la con-
» naissance de personne quel est cet homme — Cet homme
» (Valsec) ne doit être connu de personne » Certes, voilà
une série'de recommandations autrement sérieuses que celles
adressées pour Mattioli, et si j'ai un regret, c'est de ne les
avoir pas vues dans l'ouvrage de M. Topin. Elles avaient
leur intérêt au point de vue de la comparaison , car elles eus-
sent pu montrer avec cjuelle méfiance on doit prendre pour
devise : " Il ne faut pas cju'on sache ce que cet homme sera
» devenu. »
Un autre fait curieux à remarquer encore à propos de cette
correspondance, c'est la présence bien constatée de Suint-
Mars à Paris vers la fin de l'année 1693. Le ministre et le
geôlier ont profité de cette rencontre pour s'occuper des pri-
sonniers des îles et régler d'avance toutes les mesures qui les
concernent. Or, pour qui veut réfléchir que Saint-Mars est
en rapport hiérarchique avec deux autorités distinctes , Lou-
vois et Seignelay, Louvois puis Barbezieux pour les prison-
18
274 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
niers d'Exilés et de Pignerol , Seignelay et Pontchartrain
pour les cinq ministres protestants ; que Seignelay ni Pont-
chartrain n'ont dit mot du de'tenu d'Exilés, Louvois pro-
bablement a donc eu seul connaissance de cette dualité
d'espèces de prisonniers. Il est même à peu près certain que,
Louvois mort, Barbezieux ignorant un secret que son père
n'avait pas eu le temps de lui confier à ses derniers moments,
intrigué d'ailleurs des dépêches mystérieuses en partie dou-
ble qu'il recevait du geôlier, s'était décidé à le faire venir à
Paris pour apprendre de sa bouche même ce qui ne pouvait
se confier au papier.
LX. JEAN-PHILIPPE DE VILLE>fEUVE DE LANGUEDOUE, CADET.
Ordre d'entrée, 16 février 1694. — Ordre de sortie...?
La seule pièce que je possède concernant ce jeune homme
est relative à son entrée. Elle est adressée de Versailles à
Saint-Mars et ainsi conçue : « Ayant, à la supplication des
» proches parents de Jean-Phihppe de Villeneuve de Lan-
» guedoue , ordonné qu'il seroit conduit aux îles Sainte-Mar-
» guérite , afin d'éviter les suites fâcheuses que pourroit avoir
» sa vie déréglée, je vous écris cette lettre pour vous dire
5j que mon intention est qu'il y soit reçu et détenu jusqu'à
» nouvel ordre , vous avertissant qu'il doit être nourri et en-
» tretenu aux frais de sa famille' — » D'après ce que je sais
de son camarade , le sieur de Montbéliard , il est probable
que ce personnage jouissait d'une liberté relative, qu'il pou-
vait se promener et porter l'épée. Il n'y avait qu'une seule
chose qui lui fût défendue , sortir de l'île , ce qui lui eût été
du reste de toute impossibilité.
Quand fut-il rendu à sa famille? Je l'ignore.
LXI. M. DE MONTBÉLIARD , GARDE-MARINE.
Ordre d'entrée, 24 avril 1695. — Ordre de sortie...?
Vers la fin d'avril 1695, M. de Saint-Mars recevait de
1 16 février 1694. Depping, t. III, p. 274.
CONCLUSION. 275.
M. de Pontchartrain la nouvelle de l'arrivée aux îles d'un nou-
veau prisonnier, un cadet de famille également, le sieur de
Montbéliard. « La mauvaise conduite de Montbéliard, garde-
» marine, contenait la dépêche rovale, m'ayant obligé de le
» faire arrêter à la supplication de ses parents, j'ai donné
M ordre qu'il soit conduit aux îles de Sainte-Marguerite , et
» je vous écris cette lettre pour vous dire que mon intention
» est que vous le receviez et qu'il y soit détenu jusqu'à nou-
« vel ordre, et nourri aux dépens de sa famille' » Ce
Montbéliard était un cadet, et, comme son camarade de Lan-
guedoue , un fort mauvais sujet, traité, d'ailleurs, assez
doucement, c'est-à-dire libre de sortir et de fréquenter la
garnison. Mais il paraîtrait que notre jeune homme était
d'humeur assez difficile, car, au mois d'octobre suivant, il
se prit de querelle avec un soldat de la garnison de la com-
pagnie de Mourand , du régiment de la vieille marine , qu'il
tua bel et bien d'un coup d'épée dans le ventre^. Saint-Mars
le fit aussitôt enfermer , et prescrivit au sieur de Dampierre ,
major des îles, de commencer son jugement en attendant les
ordres du ministre^. Là s'arrête ce que j'ai pu retrouver de
ce détenu. Quelle fut la réponse de Barbezieux? que devint
ce cadet? Je n'ai aucune lettre de lui; mais, à en juger par
les habitudes du temps , il est plus que probable que notre
écervelé en fut quitte pour quelques mois de carcere duro et
une admonestation sévère. En l'an de grâce 1695, on était
indulgent pour les peccadilles des gens d'épée, et la vie d'un
soldat ne comptait guère dans la balance de la justice hu-
maine.
CONCLUSION.
La voilà bien terminée, cette fois, cette histoire des diffé-
rents prisonniers de Pignerol et des îles. Sans doute elle a été
présentée trop rapidement et surtout d'une manière un peu
1 26 avril 1685. Depping, t. II, P. 708.
2 P. 235, V. 1299, Mss. Dépôt de la guerre.
3 10 novembre 1695. P. 221, v. 1300, Mss. Dépôt ^ la guerre.
18.
276 HISTORIQUE DES PRISONNIERS.
sèche; mais, avant tout, j'ai souhaité produire des pièces au-
thentiques , renvoyer les incrédules à hi page , au vohnne ,
être sincère toujours et indiquer franchement le point faible
où les renseignements me faisaient défaut. Cette méthode ,
je la suivrai pour terminer ce travail, et je crois qu'on y pren-
dra un intérêt plus réel , plus profond qu'aux arrangements
les plus ingénieux de l'imagination. Elle donnera d'ailleurs
une image plus vivante des mœurs de ce temps-là.
Quoi qu'il en soit, ce rapide historique, on le reconnaîtra,
a eu le réel avantage de débarrasser le récit d'une série de
personnages inutiles, de prouver qu'il y avait loin des soixante
prisonniers de M. de Saint -Mars aux quatre ou cinq des
autres historiens, de présenter une idée exacte de la manière
de procéder habituelle à cette époque pour l'incarcération des
prisonniers d'Etat, et de la valeur réelle qu'on doit attacher
à ces détentions arbitraires. Il a produit l'incontestable
résultat de démontrer que, parmi les prisonniers que j'ai
passés en revue , il n'en existait aucun dont la figure méritât
assez d'intérêt pour faire comprendre la présence continuelle
de Saint-Mars et les précautions ministérielles , et dont l'in-
carcération cadrât comme temps avec les exigences réclamées
par les données du problème. Dans l'exposé des aventures de
ces différents personnages , tout est simple au contraire ,
clair, nettement défini , tout se présente sans ambiguïté à
l'esprit, du moins je le suppose. Maintenant, au contraire,
on assistera sans discontinuité à une série de faits curieux ,
inconnus, de mesures identiques, de procédés particuliers,
qui, sans avoir rien de merveilleux, n'en sont j)as moins
destinés à prouver que c'est dans cet ordre d'idées , sur cette
piste nouvelle , qu'il fallait chercher la solution de ce pro-
blème étrange qu'ont légué la légende et M. de Voltaire.
TROISIÈME PARTIE.
LES EMPOISONiNEURS. LES PRISONNIERS DE LA TOUR D EN BAS.
l'homme dit au MASQUE DE FER.
CHAPITRE V.
Les empoisonneurs au dix-septième siècle.
1670. Mort de Madame. — 1671. Mort de M. de Lyonne. — 1672, 1673,
1677. Affaire Brinvilliers. — 1673. Mort du comte de Soissons. —
L'homme d'affaires du duc de Luxembourg. — 1673. Mort de Nallot. —
La cassette et le lit blanc de M. de Louvois. • — 1674. Les complots du
Normandie. — Les va-nu-pieds. — L'affaire Bonnesson. — L'affaire Roux
de Marsilly. — Le chevalier de Rohan. — 1676. Sardan et Audijos. —
1675. Empoisonnement du duc de Savoie. — 1677. Tentative d'empoison-
nement de la reine de Pologne. — 1675, 1677, 1679. Affaire Vanens,
Bachimont et de Chasteull, — 1678. Poncet d'Orvilliers. — 1678-1681. Les
poisons et la Chambre ardente. — 1685. Les dragonnades et la révocation
de l'édit de Nantes. — Conclusion.
De tout ce qui précédait, de tout ce que j'avais exa-
miné dans les deux premières parties de cette étude , il était
résulté pour mon esprit cette conviction complète :
1° Que la légende de cette question historique n'était nul-
lement due aux récits ou écrits des contemporains du drame
et des intéressés, mais uniquement au travail Imaginatif des
écrivains de la deuxième moitié du dix-huitième siècle, à la
personnalité du geôlier et à ses déplacements successifs , ainsi
qu'à ses contes jaunes ;
2° Que, parmi les prisonniers dont je venais de faire le
rapide historique, aucun ne pouvait satisfaire aux condi-
tions réclamées de temps, de surveillance et d'intérêt;
3° Qu'il y avait identité parfaite pour les soins et la garde
278 LES EMPOISONNEURS.
du prisonnier à Pignerol, à Exiles, à Sainte-Marguerite et
à la Bastille.
Acceptant donc ces conséquences comme certaines , je
pris pour point de départ ce fait indiscutable de la dépêche
de fin 1691 , dans laquelle M. de Barbezieux parlait à Saint-
Mars de son prisonnier d'il y a vingt ans, et des autres où il
lui rappelait son ancien priso7inier , le prisonnier de Pigne-
rol, etc. Ce détail admis, j'en conclus qu'au lieu d'accepter
un merveilleux qui n'existait pas, des concordances de nom
impossibles, il était plus logique de rechercher si, confor-
mément à la dépêche ministérielle , c'est-à-dire à vingt années
en arrière de 1691, vers 1672 par conséquent, des incarcé-
rations mystérieuses n'avaient pas eu lieu au donjon de Pigne-
rol, et si des événements particuliers en Europe ou en France
à cette époque n'avaient pu autoriser le Roi ou le ministre
à faire arrêter et enfermer pour la vie quelque grand cou-
pable.
Or, à des dates rapprochées de cette même année 1672,
le secrétaire d'État de la guerre avait accompli un voyage
mystérieux à Pignerol, et fait exécuter deux arrestations,
celles d'un moine jacobin et d'un personnage inconnu.
Qu'étaient ces deux hommes? Dans quel but s'était fait ce
voyage? Ces arrestations pouvaient-elles concorder avec les
données du problème? Des événements graves s'étaient-ils
passés en France à la même date? Voilà ce que je recherchai,
en commençant par un examen des grands procès du temps.
La méthode était sûre ; elle devait me mettre sur la voie de
découvertes fort intéressantes, mais tellement enchevêtrées,
tellement nombreuses, que je dus renoncer à suffire seul à
l'achèvement de cette vaste enquête , et me résoudre à publier
les documents que je possédais , et dont les points de liaison
devaient se retrouver un peu partout dans les archives de
différents pays.
Voici , du reste, par ordre de dates, quelques-uns des curieux
événements de l'époque où s'est passé le drame dont le
personnage épisodique doit être le fameux prisonnier de la
Bastille.
MORT DE MADAME. 279
MORT SUBITE DE MADAME
(HENRIETTE d'aNGLETERRE , DUCHESSE d'oRLÉANs).
(30 juin 1670.)
Madame se meurt, madame est morte! Chacun a présent
à la mémoire ce cri suprême jeté par Bossuet , dans sa magnifi-
que oraison funèbre, à propos de la fin tragique de cette jeune
princesse étrangère , dont les grâces pleines de charme avaient
su captiver la cour de France , et particulièrement un jeune
roi de trente ans, Louis XIV; de cette aimable Henriette,
mariée à cet indigne époux qu'on appelait le duc d'Orléans,
alors à la merci d'un favori d'une nature étrange , le cheva-
lier de Lorraine. C'est qu'en effet cette mort avait eu quel-
que chose de si inattendu, de si mystérieux, que les esprits
les moins disposés à mal penser avaient cru y voir autre
chose qu'une fin naturelle. Voici d'ailleurs quelques notes
inédites, relatives à ce douloureux événement :
«Le jeudi 30 janvier 1670, dit le président Bailleul (Louis
» de Bailleul, marquis de Château- Gonthier), M. le che-
» valier de Lorraine, favori de Monsieur, étoit arrêté au châ-
M teau neuf de Saint-Germain , par le comte d' Ayen , capitaine
» des gardes de quartier, sur les trois ou quatre heures du
» soir. Le même jour, sur les neuf heures, Monsieur partoit
» de la cour avec Madame pour s'en venir coucher à Paris , au
5) Palais-Royal, où il arrivoit à minuit, comme on ne l'attendoit
» point, mécontent de cette disgrâce. Il y séjourna tout le
» vendredi 31 , et lui et Madame, avec toute sa maison, ne
» partirent que le matin du 1^' février 1670, pour s'en aller
« en relais de carrosse à Villers-Cotterets. Madame, paroît-il,
» outragée par la familiarité du chevalier de Lorraine avec
» son mari , et par les airs insultants qu'il prenoit vis-à-vis
» d'elle, avoit obtenu du Roi qu'on le fît sortir de la cour'.»
De Saint-Germain , le chevalier fut conduit à Pierre-en-
Cise, et, le 21 février, Louis XIV écrivait à M. de Pom-
1 Ravaisson, t. IV, p. 23.
280 LES EMPOISONNEURS.
ponne : «J'ai envoyé depuis quelques jours les ordres pour
» faire transférer le chevalier de Lorraine de Pierre-en-Cise
« au château d'If, et pour lui faire ôter toute communication
» avec le dehors » Mais la détention était bientôt changée
en exil, et du château d'If, le chevalier obtenait la faveur
d'aller à Rome* rejoindre son frère le comte de Marsan, qui
l'avait précédé dans cette ville. Que firent là les deux frères?
Ce qu'on sait , c'est qu'ils s'y lièrent avec les exilés et les
mécontents français, toujours nombreux à Rome à cette épo-
que ; qu'ils y menèrent grande et joyeuse vie , et restèrent
en communication continue avec leurs affidés de France.
Aussitôt après l'incarcération du chevalier à Pierre-en-
Gise, Monsieur et Madame revinrent à Paris ^, et reprirent
leurs places accoutumées à la cour. Survinrent alors l'immix-
tion de la duchesse dans les affaires politiques, ainsi que
son envoi à Douvres, afin d'y rencontrer son royal frère,
Charles II, pour l'amener à signer un traité d'alliance offensive
et défensive. Le 5 mai. Madame Henriette arrivait à Dou-
vres, accompagnée d'une jeune Bretonne fort intrigante et
fort belle , qui devait servir d'appât à l'amoureux monarque
et devenir bientôt la célèbre duchesse de Portsmouth, Le
1 8 juin , la princesse était de retour , après avoir réussi dans
sa double mission, et le 20, de Lyonne écrivait à Pomponne :
: « Madame est ici depuis avant-hier , fort satisfaite de tous les
M traitements qu'elle a reçus en voyage Le traité est
« signé » Tout semblait donc sourire à la jeune femme,
dont l'habileté avait su faire réussir une négociation si
importante pour les projets de l'ambitieux Louis XIV.
Aussi la faveur qui en était devenue la conséquence n'était-
elle pas faite pour réjouir le duc d'Orléans, ni augmenter
les chances de retour en grâce de son favori. Mais cette faveur
même ne devait guère être longtemps un obstacle. Neuf jours
1 Le chevalier de Lorraine à Louvois, le 19 janvier 1672 (p. 47, v. 299
Dépôt de la gueire), août 1673 (p. 6, v. 305, Dépôt de la guerre). Auto-
graphes.
2 24 février 1670.
MORT DE MADAME. 281
après, le 29 juin, Madame, alors à Saint-Cloud, venait
d'écrire une longue lettre à la princesse Palatine ' , et de se
mettre au bain , après avoir bu un verre d'eau de chicorée ,
lorsqu'elle fut prise subitement de douleurs violentes qui ne
firent que s'accroître de minute en minute. Le 30, à deux
heures du matin, elle était morte.
Madame Henriette n'avait alors que vingt-six ans ; elle
était née à Exeter, le 16 juin 1644. Le lendemain, il y eut
comme une panique au château : les gens de la princesse
s'en allèrent ou disparurent ; l'enterrement se fit avec une
précipitation incroyable. Un an après, Monsieur était rema-
rié, et le chevalier de Lorraine, revenu d'exil, reprenait
près de son maître le poste de favori. On causa, on jasa
bien dans les ruelles ; mais qui aurait osé élever la voix
en l'an 1670? Il fallait avoir l'autorité de Saint-Simon et
de Madame, mère du Régent, pour oser émettre cette idée
hasardée d'empoisonnement. Sir Perwick, qui écrit le jour
même de l'événement à sir Williamson"^ , se contente de
dire : « Madame est tombée malade hier , de la colique ,
« vers quatre heures de l'après-midi ; elle est morte ce matin
» à deux heures. » Bouillaud est un peu plus explicite : « Plu-
» sieurs ont cru et ont voulu faire croire, prétend-il, qu'il
» y avoit du poison, mais elle est morte de mort natu-
» relie suivant les médecins françois , de poison , selon les
» Anglois. »
En Angleterre, ajoute le savant M. Ravaisson , on crut
toujours à un crime ; malheureusement Charles II avait trop
besoin des subsides de la France pour se permettre des
observations discourtoises. Toutefois, afin d'éviter la honte
de laisser Monsieur, son frère, sous le soupçon d'un pareil
crime, et pour atténuer le mauvais effet de cette mort dans
l'opinion pubhque, Louis XIV ordonna l'autopsie. Ce fut
un médecin français, médecin ordinaire du Roi depuis 1655,
Antoine Vallot, qui fut chargé de ce soin. Vallot naturel-
^ Ravaisson, t. IV, p. 32.
2 State paper Office.
282 LES EMPOISONNEURS.
lement trouva que tout était arrivé, on ne pouvait mieux.
Mais le choix même du docteur était fâcheux; ce Vallot
passait déjà pour avoir quelque peu tué la mère de Madame.
MORT SUBITE DE M. DE L YONNE ,
SECRÉTAIRE d'ÉTAT AUX AFFAIRES ÉTRANGÈRES."
(l*^"" septembre 1671.)
«Le 26 juillet 1671, dit Bouillaud dans son Journal^
» M. deLyonne fit arrêter sa femme par un exempt et douze
» gardes, et la fit conduire le lendemain au couvent des
» Filles Sainte-Marie, du faubourg Saint- Jacques. La vie
» désordonnée de sa femme, déréglée et peu honnête, et la
» dissipation qu'elle faisoit de son bien , l'ont forcé d'en
» venir là. » Un mois après à peine, le 22 août, M. de
Lyonne était atteint d'une indisposition étrange , tombait
en léthargie dans la nuit du 27 au 28 , et mourait le P"" sep-
tembre, à quatre heures et demie. Il n'avait que soixante
ans. Quant à madame la marquise de Lyonne, née Paule
Payen, elle survécut à son mari jusqu'en 1704^(20 mars).
Mise en liberté le 17 octobre 1671, un mois après la mort
de M. de Lyonne, elle fut réintégrée au couvent le 15 dé-
cembre , sur la demande même de ses fils. « G'étoit une petite
» femme assez jolie, dont les dérèglements passoient toute
» croyance ; sa sorte de malhonnêteté étoit si S'candaleuse ,
» qu'il y auroit longtemps que je l'aurois chassée du nom-
» bre des mères» , écrit madame de Sévigné. Mais le curieux
fait, encore ignoré à cette époque , c'est qu'elle était fort
bien déjà avec Penautier et les autres complices de la Brin-
villiers. Or, ces liaisons-là, on ne les a pas impunément;
il ne peut donc exister que peu de doutes sur la cause de
la fin subite du secrétaire d'Etat, fin qui concordait si bien
avec les désirs de cette évaporée ^
* Il existe aux Arclilves nationales, 0' 15, page 87, une lettre du Roi à
labbesse de Port-Royal, pour lui prescrire de ne point laisser sortir de son
monastère cette dame de Lyonne. Hugues de Lyonne s'était marié, en 1645,
à mademoiselle Paule Payen.
LA BRINVILLIERS. 283
AFFAIRE DE LA MARQUISE DE BRINVILLIERS ( MARIE -MADELEINE ) .
(1672, 1673, 1677.)
Le 31 juillet 1672, à dix heures du soir, mourait à Paris
un gentilhomme du nom de Gaudin de Sainte-Croix. Ce
gentilhomme, malade depuis cinq mois, vivait fort retiré et
loin de sa femme, dont il e'tait séparé.
Ce Sainte-Croix , ancien capitaine dans le régiment de
Tracy-Cavalerie, déjà arrêté en 1663, puis relâché, était
depuis longtemps l'amant d'une marquise de Brinvilliers ,
née Dreux d'Aubray, dont tous les parents étaient morts
d'une fin tragique et mystérieuse. Une femme pourtant, la
veuve du dernier des d'Aubray, veillait sur les faits et gestes
de ceux qu'elle croyait avoir eu intérêt à la mort de son
mari. Grâce à son crédit auprès de Louvois, elle put obtenir,
le 8 août 1672, défaire procéder à l'inventaire des objets
laissés par Sainte-Croix. La découverte des poisons et des
papiers compromettants qu'on trouva dans une cassette du
défunt mit la justice sur la voie d'une série de crimes inouïs,
et provoqua l'arrestation du valet dudit Sainte-Croix, le
nommé La Chaussée \ La capture était bonne, car les aveux
de ce misérable furent si complets , si inattendus , que
La Reynie, effrayé, se crut obligé de solliciter des ordres avant
d'agir. Quand on s'y décida, la marquise de Brinvilliers était
déjà en Angleterre, où Colbert essaya, mais en vain, de
l'arrêter à l'aide d'une demande d'extradition. Toutefois,
suivie à Douvres par les agents de Colbert, la marquise se
sauva dans les Pays-Bas , et finit par être prise à Liège ,
grâce aux soins de l'agent diplomatique français dans cette
ville , le sieur Descarrières , et à la bonne volonté des con-
suls de Liège, et non pas, comme l'a prétendu la légende,
par suite d'un déguisement de l'exempt Desgrez en abbé ga-
lant^. Mais il est inutile de revenir ici sur les incidents de
cette dramatique histoire', dont le dénoûment est connu.
1 19 novembre 1672.
2 16 mars 1676. Ravaisson, t. IV, p. 164,
284 -LES EMPOISONNEURS.
Je signalerai simplement les personnages qui ont passé sous
les yeux des juges pendant les trois procès successifs du valet
La Ghausse'e , du trésorier Penautier et de la marquise, et qui
prendront place dans le débat.
Marie-Madeleine d'Aubray, marquise de Brinvilliers, une
des filles du sieur Dreux d'Aubrav, maître des requêtes, lieu-
tenant civil au Châtelet, avait épousé en 1651 le marquis de
Brinvilliers, fils de M. Gobelin, président à la chambre des
comptes. Devenue la maîtresse d'un aventurier nommé Sainte-
Croix, cette femme, pour faire face aux exigences de toute
nature qu'avait amenées cette situation anormale, avait eu
recours au crime , commun à cette époque , de l'empoison-
nement. Parmi les principales victimes, il fallut bientôt comp-
ter les proches parents de la marquise, son propre père, le sieur
d'Aubray, sieur d'Offémont, mort le 10 septembre 1666,
et son frère Antoine , empoisonné à trente-sept ans , le
17 juin 1670. Craignant les investigations de la justice, par
suite de l'arrestation du valet de Sainte-Croix, la Brinvilliers
s'était sauvée en Angleterre , puis dans les Pays-Bas. Arrê-
tée à Liège, le 16 mars 1674, amenée le 31 àla Conciergerie,
jugée le 1 7 avril , la marquise fut condamnée et exécutée le
16 juillet de la même année '.
Antoine Gobelin, marquis de Brinvilliers, son mari, avait
été mestre de camp du régiment de Normandie en 1659. On
ne sait vraiment encore comment cet homme échappa à la
vengeance de cette femme et de son amant. Les deux miséra-
bles comptaient-ils sur une fin fortuite? « On ne parle ici,
» écrit madame de Sévigné , le P''mai 1676 , que des discours
» et des faits et gestes de la Brinvilliers. A-t-on jamais vu
» craindre d'oublier dans sa confession d'avoir tué son père ?
« Les peccadilles qu'elle craint sont admirables! Elle aimoit
» ce Sainte-Croix, elle vouloit l'épouser, et empoisonnoit fort
» souvent son mari à cette intention. Sainte-Croix, qui ne
" vouloit pas d'une femme aussi méchante que lui , donnoit
1 Née, suivant M. Jal, le 22 juillet 1630.
LA BRINVILLIERS. 285
» du contre-poison h ce pauvre mari;, de sorte qu'ayant été
» ballotté cinq ou six fois de cette sorte, tantôt empoisonné,
» tantôt désempoisonné , il est demeuré en vie et s'offre pré-
» sentement de venir solliciter pour sa chère moitié. On ne
» finiroit point sur toutes ces folies » En tout cas, fort
malade, le marquis, dès 1674, sollicitait un changement et un
congé : « Si je pouvois, disait-il tristement à Louvois, avoir
» l'honneur de vous voir, vous verriez bien sans doute sur
5) mon visage que si le seul déplaisir de ne pas faire mon de-
» voir me fait croire que ma santé me permet d'aller à Far-
» mée, elle n'est pas meilleure que devant '. » Au bas de cet
autographe se trouvait la brève réponse de Louvois que
voici : « Qu'on lui envoie dès à présent son congé. »
Gaudin de Sainte-Croix est un aventurier dans le genre
de Chasteuil, La Tréaumont , Paul Sardan. Capitaine dans
Tracy-Cavalerie, marié, puis séparé de sa femme, criblé de
dettes, il fut enfermé une première fois h la Bastille le 19 mars
1663, et en sortit le 2 mai de la même année. Il se retira
en Angleterre, fit plusieurs voyages dans les Flandres et en
Allemagne, s'y lia avec les médecins Glazer et Rabel , l'em-
poisonneur Eggidi , les Vanens , les Bachimont, les Gon-
nor, etc., fit partie d'une vaste association criminelle, en
devint un des chefs , puis retourna à Paris , dont il fit le
centre de ses opérations et de ses relations.
Exili, ou plutôt Eggidi, était un gentilhomme de cette
fameuse reine Christine de Suède, qui avait souillé d'un
meurtre à Fontainebleau le foyer hospitalier de la France.
Dès 1650, cet homme remplissait à Rome le rôle de sicaire
et d'empoisonneur; sa sœur était une fille publique.
Arrêté et conduit à la Bastille le 2 février 1663 , il en sor-
tait le 27 juin de la même année, grâce au crédit de Sainte-
Croix et de la .Voisin , et se retirait en Angleterre, où il
retrouvait la bande des Rabel, Gonnor, Glazer, etc
Pierre Louis de Reich de Penautier , ex-commis des
finances, épousa une demoiselle Lesecq, fille unique de
^ P. 64, V. 358, Dépôt de la guerre.
286 LES EMPOISONNEURS.
M. Lesecq, trésorier de la bourse des états de Languedoc.
Par suite de la mort subite de son beau-père et de ses asso-
ciés, Hannyvel, sieur de Saint-Laurens , receveur général du
clergé de France, et de d'Alibert et du frère de madame d'A-
libert , il se trouva en quelques années possesseur unique de
ces différentes charges , avec le titre de conseiller du Roi en
1672. Cette fortune si bien préparée, si rapidement amassée
par ces morts successives, avait déjà ému l'opinion publique,
quand l'ouverture de la cassette de Sainte-Croix et la décou-
verte des papiers qu'elle contenait firent connaître les rapports
qui existaient entre le trésorier et la bande de Sainte-Croix.
Assigné à comparaître le 27 mars 1673, il se renferma dans
une négation absolue et fut renvoyé des fins de la plainte ,
faute de preuves, le 15 juin 1673. Mais l'arrestation de la
marquise, ses aveux, les nouveaux papiers trouvés à Liège,
nécessitèrent en 1676 une deuxième instruction. Arrêté chez
lui à l'improviste par l'huissier Husson et l'exempt Desgrez ,
notre homme n'eut pas le temps d'avaler un billet qu'il
avait glissé dans sa bouche. Déplié, ce papier donna le texte
suivant :
« Juin 1676.
» Il y a. . . par ma précédente, comme. . . au premier jour. . .
« vous m'avez marqué serai ponctuel Voyez ici pour
» cela même toutes les choses en l'état que vous pou-
» vez désirer et sans qu'il paroisse aucune affectation pour
» cela , ni que ma famille , ni que qui que ce soit puisse rien
» soupçonner. Donnez-moi au nom de Dieu souvent de vos
» nouvelles.... écrirai au plus long une partir d'ici et je
» vous que vos lettres me so ment et fidèlement ren-
5> dues pour tout ce qui a^ous plaira. Encore une fois, dans
» cette maudite conjoncture, donnez-moi souvent de vos nou-
« velles. »
Deux autres brouillons de lettres trouvés dans une cor-
beille donnèrent le résultat suivant ;
« Ce 6 juin 1676.
» Mon ami s'en va demain pour un mois à la campagne
LA BRINVILLIERS. 287
» avec toutes les précautions nécessaires pour ne donner au-
» cun soupçon qu'il veuille quitter son emploi. Si par la ré-
» ponse à celle-ci , il est nécessaire qu'il y demeure plus
» longtemps , il rendra son compte et se retirera tout à fait
« au lieu que je lui ai destiné et où il va présentement. J'ai
» donné ordre que les vôtres me soient promptement et fidè-
» lement rendues. Faites-moi réponse s'il faut qu'il reste
» longtemps ou s'il faut qu'il quitte tout à fait, et tout se fera
" sans éclat »
« Ce 15 juin 1676.
» Je crois que le séjour d'un mois à la campagne de notre
» ami suffira »
Mais il en fut de l'explication de ces missives mystérieuses
comme de l'identité de Martin dit Louvigny, dit Dubreuil,
de La Pierre, de Glazer, etc ; Penautier refusa de répon-
dre. D'ailleurs Penautier était riche, fort riche : soutenu par
le clergé et par quantité de gens intéressés à son silence, il
fut mis en liberté et rentra dans le monde, où il trouva sa
place habituelle et des amis prêts à l'aider à dépenser des
millions gagnés de si étrange façon.
La Chaussée, valet de Sainte-Croix. Arrêté le 4 septembre
1672, il fut jugé, condamné et exécuté le 24 mars 1673.
Il n'était pas trésorier du clergé de France.
La Pierre, dit Saint-Georges, autre valet de Sainte-Croix,
était Italien de naissance. Du service de Sainte- Croix il
avait passé à celui de Penautier , qui le plaça momentané-
ment près de son associé Hannyvel, sous le nom de Saint-
Georges. C'est ce Georges que madame Marie Woser, veuve
de messire Pierre Hannyvel, veuve du sieur de Saint-Laurens ,
de concert avec l'abbé Dausse , accusait d'avoir empoisonné
son mari par ordre de Penautier. Au moment du jugement
de son camarade La Chaussée, et à la veille d'être arrêté
lui-même , il trouva prudent de s'esquiver et de gagner la
frontière. Ce fut ce La Pierre dit Saint-Georges , dit Casta-
nieri , que l'on retrouvait plus tard escroc à Vintimiglia,
espion politique à Turin et à Pignerol, muni de poison
288 LES EMPOISONNEURS.
quand on l'arrêta;, et offrant au duc de Savoie de lui faire
connaître des secrets importants relatifs à la sûreté de la vie
du Roi de France. Enfermé au donjon de Pignerol , cet
homme fut mis en liberté quelque temps après, par ordre
de Louvois, sans explication aucune. Quel motif dirigea
Louvois dans cette circonstance? Le ministre eut-il peur,
en le faisant venir à Paris ou en le gardant à Pignerol, de
compromettre la position de son ami Penautier, alors en
prison? Je ne puis émettre là- dessus qu'une opinion de
probabilité.
Il en fut de même, pour le sieur Dubreuil , dit Martin,
ditLouvigny, dit Samson , que pour Saint-Georges,
Le 8 août 1672, le jour de la visite domiciliaire faite chez
le sieur Gaudin de Sainte-Croix, un sieur Dubreuil, sorte
d'homme d'affaires qu'on avait vu souvent au logis du défunt,
brisait des fioles par-ci par-là et semblait se livrer à quelque
mystérieuse recherche. Ce fut encore lui qui, le 17 août,
voulut s'opposer à l'ouverture de la cassette. Employé suc-
cessivement chez Sainte-Croix, chez le frère de Sainte-Croix,
chez Dalibert, Penautier, etc., cet individu se donnait
pour gentilhomme, ci-devant commis pour le Roi à la recette
des tailles dans la généralité de Montauban. Intimement lié
avec Sainte-Croix, La Pierre, etc., gravement compromis
par suite de la découverte des papiers trouvés chez Belle-
guise , il comparut une première fois , à titre de témoin , le
22 avril 1673 , mais n'attendit pas les hasards d'un interro-
gatoire plus approfondi.
Le 1 7 juillet, quand on lança contre lui un mandat
d'amener, notre homme avait disparu. De Paris il gagna
Bordeaux, y fut emprisonné, se sauva, se rendit chez un
affidé , l'évêque d' Agde (frère de Fouquet) , partit pour la
Suisse , et finit par se faire prendre comme espion politique
à Bâle, sous le nom de Samson, par les gens de M. de
Montclar et de l'intendant La Grange. Conduit à Pierre-en-
Gise, puis au donjon de Pignerol, il s'y trouvait au moment
du procès de la Brinvilliers et de Penautier. Il ne vint pas à
MORT DU COMTE DE SOISSONS. 289
Paris, ne fut pas confronté avec ses complices; mais traité
fort durement par Saint-Mars, il fut de ceux qu'on transféra
à Sainte-Marguerite en 1694, et mourut aux îles vers 1697.
Alexandre de Belleguise, caissier de Dalibert et de Penau-
tier, était très-lié avec Sainte-Croix et Dubreuil. Dès 1669,
il travaillait chez Penautier. Ce fut lui qui, sur l'ordre de
Penautier, fit enlever les coffres de Sainte- Croix et sau-
ver La Pierre. Arrêté le 1" août 1676, il fut interrogé le
19 avril 1677 et condamné au bannissement pour trois ans.
Citons encore parmi les complices :
La Voisin, célèbre empoisonneuse, liée avec Sainte-Croix.
Le chevalier Gonnor, agent anglais, lié avec Sainte-Croix
et Eggidi.
Le marquis de Chasteuil , chef de la bande de Marseille ,
Lyon et Turin , ancien officier.
Glazer, célèbre médecin de Bâle (1629-1675), lié avec
Sainte-Croix et Penautier. Ce fut ce Glazer qui fut accusé
par la Brinvilliers d'avoir eu des relations intimes avec Fou-
quet, et d'avoir été envoyé par lui à Florence pour étudier
l'art des poisons.
Biaucourt, avocat, âgé de trente-trois ans, amant de la
marquise de Brinvilliers.
Dulong, chanoine de Notre-Dame, très-lié avec Sainte-
Croix. 11 fut soupçonné d'avoir empoisonné l'archevêque de
Paris.
Paul dit Sardan, agent politique fort recherché par la
police, lié avec Penautier. Il fut compromis dans les procès
de Rohan, d'Audijos et de Vanens.
MORT DU COMTE DE SOISSONS.
(1673.)
Le 20 juin 1673, l'ambassadeur Michel écrivait deTournay
au doge de Venise : « La perte du comte de Soissons affli^^e
» tout le monde. Il se faisoit transporter à Wesel, se trou-
» vaut un peu soulagé d'une indisposition légère , lorsqu'il
19
290 LES EMPOISONNEURS.
« fut surpris par un accident mortel*. » Cette fin avait, en
effet, quelque chose d'étrange. La maladie avait duré trois
jours à peine, et pendant ce temps, à quelques lieues de là,
la comtesse de Soissons, la trop fameuse Olympe Mancini ,
la deuxième nièce de Mazarin, menait joyeuse vie. En
compagnie 'une autre empoisonneuse, sa sœur (Marianne-
Marie Mancini), duchesse de Bouillon^, elle faisait partie car-
rée avec le duc de Villeroy et M. de Vendôme. Or, le comte de
Soissons était suivi d'un ancien page, le sieur Tory, fort joli
p^arçon , que la chronique mettait au nombre des favoris de
a dame. Le comte mort ^, sa femme n'eut rien de plus pressé
que de courir effrontément à Maestricht, où se trouvaient la
cour et Tory. Le 18 septembre, elle sollicitait même une
faveur de Louvois pour son amant '^ : « J'ai trop de preuves
» de vos honnêtetés et des manières avec lesquelles vous
» savez obliger les gens , pour ne pas profiter dans ces ren-
» contres de l'avantage de cette connoissance, et comme j'ai
» fort à cœur l'avancement d'un gentilhomme nommé Tory ,
)) qui a été page de feu M. mon mari, qui est présentement
>i enseigne à la générale des Suisses, je voudrois bien me
» flatter que vous eussiez à ma considération quelque bonté
» pour lui dans cette occasion de la mort de M. de Gourten,
" capitaine d'une compagnie S'il pouvoit obtenir cette
» compagnie, je vous en aurois une très-grande obligation,
n et la mettant au nombre des autres , je vous en aurois une
" reconnoissance infinie, étant avec une passion très-sincère...
)) yotre très-humble servante , — La comtesse de Soissons. »
(Au bas de la lettre , en marge , se trouvaient ces mots :
« La compagnie est déjà donnée." )
L'accusation d'empoisonnement courait les ruelles, et
le 15 juillet, Marsilly, l'ami intime de Louvois, lui écri-
* Archives de Venise.
- Mariée, le 20 avril 1662, à Godefroy-Maurice de La Tour d'Auvergne,
duc de Bouillon ; morte le 14 juillet 1714.
' Eiifjène-Maurice de Savoie, comte de Soissons (1633-1673).
* P. 372, v. 361. Dépôt de la guerre. Autographe.
MORT DU COMTE DE SOISSONS. 291
vait « La comtesse est malade et accable'e de fluxions. Le
«bruit qui s'est répandu que M. le comte, en mourant,
» avoit dit qu'il se croyoit empoisonné, court toujours. II est
» ici un homme pris et convaincu d'avoir empoisonné sa
» femme, lequel étant interrogé par le lieutenant criminel^
» dit que cela étoit vrai , et qu'il a jeté de la poudre blanche
» sur le visage de sa femme, sur sa gorge et sur ses mains,
M et qu'il en a aussi mis dans son potage ; et le pressant de
« dire pourquoi il a fait cela, il dit qu'il étoit fort amoureux
» de sa femme , et croyant qu'elle en aimoit un autre , il alla
') trouver une sienne amie, nommée dame Barbe, lui faisant
» des plaintes de sa femme. Elle lui dit qu'elle lui donneroit
" d'une poudre pour s'en faire aimer, en la jetant sur elle et
» dans sa soupe , ce qu'il fit. Dame Barbe dit que cela est faux ;
« l'homme le soutient à dame Barbe , et dit force choses pour
5) le prouver. Les juges sont fort embarrassés. Que faire à cet
V homme qui dit qu'il n'entendoit pas fugue? Cependant la
» femme empoisonnée se mouroit hier , et je la crois morte
» à l'heure qu'il est ' . »
Cette mort du comte de Soissons, d'ailleurs, n'était pas
une fort mauvaise affaire pour la Mancini, qui gao^nait, outre
sa liberté, un immense apanage, une énorme fortune, et
le 21 janvier de l'année suivante, quatre cent mille livres
(deux millions) en espèces bien sonnantes pour l'équivalent
de la charge de colonel général des Suisses qu'occupait son
mari et qu'on donnait au duc du Maine. Mais l'impunité de
ses crimes ne devait pas être de longue durée. A quelques
années de là on la retrouvait parmi les accusées de la Cham-
bre ardente, à côté d'empoisonneuses avérées, telles que la
Voisin et la Pilastre. Chassée de France, elle vint habiter la
Flandre, se sauva à Madrid, s'attacha à la Reine d'Espagne,
qu'elle empoisonna, à ce que prétendent avec quelque appa-
rence de raison Saint-Simon et Ravaisson. De retour à
Bruxelles , repoussée par tout le monde , devenue l'objet du
1 P. 80, V. 361, Mss. Dépôt de la guerre.
19.
292 LES EMPOISONNEURS.
mépris général , elle y mourait dans la plus extrême misère
en 1708.
ARRESTATION DE l'hOMME d'aFFAIRES DE M. LE MARÉCHAL
DE LUXEMBOURG.
(1673.)
Louvois au duc de Luxembourg :
K Au camp devant MaëstricKt, 21 juin 1673.
« J'ai reçu la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire
» au sujet de votre homme d'affaires, et vous avez eu l'habi-
» leté de ne me point mander son nom; mais après avoir pris
» les ordres du Roi , j'y ai pourvu du mieux qu'il m'a été
» possible, en mandant à M. Le Tellier de faire expédier des
» ordres de Sa Majesté pour faire mettre à la Bastille celui
» dont M. Hotmann lui diroit le nom, et de lui faire deman-
« der en même temps la manière dont il désiroit qu'il fût
» gardé. Vous voyez bien qu'on n'oublie pas l'exécution des
» choses que vous désirez , et je le ferai toujours avec tout
» le plaisir que vous pouvez imaginer. »
Quelques jours après, suivant le désir du maréchal, cet
homme était remis aux soins intelligents de M. de Besmaus.
C'était un moven commode pour le duc de se débarrasser
d'un agent gênant, au moment où les affaires de Penautier
et du Masque de fer pouvaient mettre la justice sur la voie
des mystères de sa conduite. Malheureusement , Luxera-
bourg comptait sans les événements. Confronté avec les
empoisonneurs , avec les prisonniers de Vincennes et de
la Bastille , l'homme d'affaires du duc avoua plus qu'on ne
lui demandait, eut de nombreux entretiens avec Louvois,
chargea volontiers son ancien maître à la grande joie du
ministre , et obtint plus tard , pour cette belle action , le droit
d'aller mourir à l'étranger sans être inquiété.
xMORT DE NALLOT. 293
MORT SUBITE DU SIEUR NALLOT ,
AGENT SECRET DU SECRÉTAIRE d'ÉTAT DE LA GUERRE.
LE LIT BLANC ET LA CASSETTE DE M. LE MARQUIS DE LOUVOIS.
(1673.)
Ce Nallot, trésorier général de l'ordre de Saint-Lazare,
âme damnée de Louvois, avait, en 1670, accompagné ce
ministre à Pignerol et pris part, à la fin de 1672 et au com-
mencement de 1673, à la découverte des détails de la con-
spiration dont faisait partie le Masque de fer. Beau-frère de
madame d'Aubray, la parente de laBrinvilliers, il avait beau-
coup aidé à la poursuite de la marquise , ainsi qu'à l'inven-
taire exécuté chez Sainte-Croix. En relations continues avec
Carpatry, le secrétaire particulier de Louvois, avec Le Tel-
lier, alors à Cliaville, avecLa Reynie, Besmaus etDesgrez,
détenteur des papiers de la conspiration pendant l'absence
du ministre, il était désigné d'avance à la vengeance des
empoisonneurs. Aussi venait-il à peine de procéder à l'in-
terrogatoire de l'abbé du Colombier, qu'il mourut subi-
tement, en quelques heures , le 16 juillet 1673. Louvois,
alors à Maëstricht, ne put qu'envoyer ses regrets à la sœur
de son agent '. De son côté, madame d'Aubray lui écrivait :
« Je prends la liberté de vous donner avis que mon frère est
» mort, et qu'il m'a chargée en mourant de vous donner avis
» de sa mort, et qu'il m'a mis entre les mains tout ce qui vous
» regarde. Faites-moi l'honneur de m'écrire là-dessus. Il m'a
" fort recommandé de n'en parler à personne ^ et d'hériter de
" son respect et de son zèle, et de son silence. M. Chauvelin
» et M. de Carpatry sont venus pour me demander si mon
» frère n'avoit rien à vous, je n'ai pas répondu. J'attends
» vos ordres^. <> Tout aussitôt Louvois écrivait à Duclos ' :
« Vous me ferez plaisir de garder jusqu'à mon retour la
* 21 juillet. P. 158, V. 305. Dépôt de la guerre.
2 P. 59, V. 361, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 167, V. 305, Mss. Dépôt de la guerre.
294 LES EMPOISONNEURS.
» cassette qui vous sera remise chez feu Nallot, et Carpatry
» vous fera encore porter un lit dont je vous prie de faire de
» même et de prendre soin qu'il ne se gâte. "
Le 27, Carpatry répondait : « Je vis hier madame d'Au-
» Lray; je lui ai parlé du lit qui vous appartient, lequel étoit
» en la possession de son frère. Elle m'a dit qu'elle nel'avoit
M point vu, mais qu'elle croyoit qu'il étoit dans une armoire;
» mais qu'à cause d'une consignation elle ne pouvoit faire
« cette recherche, et que ce seroit pour aujourd'hui. Je me
» suis rendu au temps marqué. Elle m'a fait dire qu'elle
» avoit trouvé le lit. Je le retirerai dès demain et le donnerai
» dans le même instant à M. Duclos, et je retirerai un récé-
» pissé de lui tant de ce lit que de la cassette. Madame d'Au-
» bray m'est venue trouver pour aller prendre votre lit chez
» elle. J'y ai été et je l'ai rapporté chez moi, où il est dans
» mon cabinet. Nous l'avons déployé, et nous y avons trouvé
» les pièces mentionnées dans le mémoire ci-joint. Cela s'est
» fait fort honnêtement de la part de madame d' Aubray ' . »
Le 20 août, madame d'Aubray ajoutait : « Monseigneur,
» je prends la liberté de vous remercier de l'honneur que
» vous m'avez fait de m'écrire avec tant de bonté. Je vous
» assure qu'il n'y a point de personne qui en soit plus recon-
« noissante... J'ai rendu, suivant vos ordres, à M. de Car-
» patry quatre billets de 750 livres chacun de M. de Sejour-
» nant. Si j'avois su. Monseigneur, qu'ils étoient à vous, je
» me serois donné l'honneur de vous mander que je les avois.
» Je crois que M. de Carpatry vous aura assuré que je lui ai
» mis entre les mains votre lit blanc. Je payerai madame Fou-
» cault lorsqu'elle me demandera de l'argent. Mon frère,
«avant de mourir, m'a informée de V affaire, sachant bien
» que je sais me taire quand ille faut^. » Au bas delà dépêche
se trouvait, de la main de Louvois, la note suivante : « Gar-
» patry a fait la même faute que pour la cassette , qui est de
" l'avoir demandée sans mon ordre. Ces billets-là ne m'ap-
1 P. 133, V. 361, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 243, V. 361, Mss. Dépôt de la guerre.
LE CHEVALIER DE ROHAN. 295
« partiennent pas. J'ai donné ordre qu'on les lui rende.
« Lorsqu'elle aura donné de l'argent à madame Foucault ,
» qu'il me le fasse savoir, afin que je le lui fasse rendre
» ponctuellement. »
Qu'étaient cette cassette , ce lit blanc , cette madame Fou-
cault, cette affaire si secrète confiée au lit de mort? Tout
est plein de mystère à cette époque, et l'histoire de Louvois
n'en est pas plus exempte que les autres.
AFFAIRE DU CHEVALIER DE ROHAN ET DE LA TRÉAUMONT.
(1674.)
La tranquille et luxuriante Normandie de l'an de grâce 1872
ne se doute guère qu'il y a quelque deux cents ans elle s'est
montrée, avec la Guyenne, l'Angoumois et la Saintonge, l'une
des provinces les plus turbulentes de France. Pendant la
minorité de Louis XIV, elle s'agita continuellement, sous
l'action de conspirateurs émérites.
En 1639 éclata la fameuse révolte des Nu -pieds, qui
tiraient leur nom de leur chef mystique, le haut et indomp-
table capitaine Jean Nu- pieds , général de l'armée de souf-
france, celui qui inscrivait en tête de son Manifeste aux
paysans :
César dans le sénat fut occis par Brutus
Pour avoir conspiré contre tous les Romains.
Catilina fut tué après un tas d'abus ,
Qu'il avait entrepris aux dépens des humains,
Et moi je souffrirais un peuple languissant
Dessous la tyrannie et qu'un tas de horzains
L'oppressent tous les jours avecque leurs partis ?
Je jure l'empêcher, tout Nu-pieds que je suis.
C'est lui encore qui adressait à la Normandie cet appel
touchant , où la rime est mieux respectée :
Mon cher pays , tu n'en peux plus ;
Que t'a servi d'être fidèle?
Pour tant de services rendus
On te veut bailler la gabelle.
296 LES EMPOISONNEURS.
Est-ce le loyer attendu
Pour avoir si bien défendu
La couronne des Rois de France ,
Et pour avoir, par tant de fois,
Remis le Lys en assurance
Malgré l'Espagnol et l'Anglois?
Ces libelles étaient revêtus du sceau du chef : deux pieds
nus sur les cornes d'un croissant, avec cette devise ; Homo
missus a Deo \ Les deux principaux lieutenants de cet
étrange général furent La Basilière et l'abbé Morel, vicaire
de Saint-Saturnin, plus connus sous le nom de les Man-
drins. Les autres chefs s'appelaient Champmartin, Lefebvre,
Bastard, Lalande, des Planches, Lalouez, Latour, Con-
terie, Brigandière, La Chesnaie, Turgot, etc. Mais grâce
aux bons ordres de Richelieu, et surtout aux douceurs
habituelles et connues des mercenaires allemands de M. de
Gassion ; grâce aux tueries , pendaisons , écartèleraents ,
emprisonnements, bannissements, expropriations et autres
aménités, la révolte fut vite étouffée , et le calme régna dans
la Normandie épuisée et ruinée.
En 1659, une seconde révolte éclata, avec le marquis de
Bonnesson , La Laubarderie, deLézauville pour chefs appa-
rents; d'Harcourt, de Matignon, de Saint -Aignan pour
complices. Bonnesson fut exécuté le 12 décembre 1659.
C'était un huguenot. Ce fut là le dernier acte d'autorité du
cardinal Mazarin.
En 1669, nouvelle affaire avec Roux de Marsilly, autre
protestant, qui fut mis à mort le 22 juin de la même année.
Cinq ans plus tard, en 1674, surgissait encore en pleine
Normandie une conspiration puissante. Il s'agissait, cette
fois, de livrer certains ports à la flotte hollandaise pour
aider au soulèvement de la province , pendant qu'en Guyenne
et au midi de la France aurait lieu une prise d'armes ana-
* Dtaire du journal du voyage du chevalier Séguier en Normandie^ 1640,
par M. de Verlhamont. Mss., Bibliodièque nationale.
LE CHEVALIER DE ROHAN. 297
logue. Ce complot s'appelle dans l'histoire l'affaire du che-
valier de Rohan.
Voici, du reste, les dates successives d'arrestation des
différents conspirateurs :
Le 11 septembre 1674, le chevalier de Rohan est conduit
à la Bastille.
Le 12, le sieur Georges du Hamel, sieur de La Tréau-
mont, habitant de Rouen , est arrêté dans cette ville et tué
par mégarde par un des exempts chargés de se saisir de sa
personne.
Du 17 septembre au 2 octobre, sont successivement con-
duits à la Bastille :
François Affinius Van den Enden, Hollandais ' ; Dubosc,
marquis de Sourdeval^; Guillaume Duchesne, chevalier des
Préaux; François des Grieux, gentilhomme de M. de Rohan;
François-Louis Dupin , valet de chambre de M. de Rohan;
Pierre Regnault, valet de chambre de M. de Rohan; René
Guimbaud et des Carreaux, laquais de M. de Rohan; Jean
Langon, dit Lacroix, valet de M. de Rohan; Catherine Me-
davens, femme de Van den Enden; Louis Lanfranc, valet
de La Tréaumont ; Condé, La Garenne, Pierre Bourguignet,
Alexandre de Créqui-Bergnieuil ; Nicolas Lallemand , dit du
Coudray, maître d'hôtel de M. de Rohan; le sieur de Lou-
vigny, frère du duc de Guiche; le comte de Mouchy , gou-
verneur de Ronfleur.
Le 19 septembre, le capitaine des gardes du comte de
Monterey, gouverneur de Bruxelles, et le fils du grand baillif
de Gand^
Le 8 octobre, Anne Saran, dame de Villars , accusée
d'avoir empoisonné son mari*; François Malet de Graville.
Le 11 octobre, le sieur de Saint-Martin, mademoiselle de
Sellière.
1 P. 2, V. 374, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 137, V. 374; Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 2, V. 374, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 137, V. 374, Mss. Dépôt de la guerre.
298 LES EMPOISONNEURS.
Le 12, Renée Morice d'O, demoiselle de Villers.
Le 13 , Alphonse de Ghâlons de Maigrement; d'Herle-
ville, commis au palais de Rouen.
Le 29, Jacques Guersant, sieur d' Aigrement, etc.
Le chef nominal du complot paraissait être le chevalier de
Rohan; le chef réel était La Tréaumont.
Ce chevalier de Rohan, fils d'Anne de Rohan, princesse
de Guéménée, était né en 1634, Il avait mené une vie fort
scandaleuse et passait pour avoir eu des relations avec la
duchesse de Mazarin, l'électrice de Bavière, madame de
Thianges et madame de Montespan. Il avait pris part aux
deux campagnes royales de 1667 et de 1672, et, à la suite
d'un différend avec le chevalier de Lorraine, s'était sauvé
en Angleterre, puis avait été mis à la Bastille en janvier
1673 et relâché le même mois. Ce fut à Londres qu'il entra
en relation avec les meneurs, heureux de trouver un pareil
chef à présenter aux nobles de Normandie mécontents. La
Tréaumont, gentilhomme huguenot, perdu de dettes, faisait
depuis longtemps des voyages continuels à Londres, Paris,
Bruxelles, Cologne et Munich. Il s'y était abouché avec les
Ghasteuil, les Gonnor, les Sardan, le Masque de fer. Van
den Enden , etc. De grande taille, d'une énergie à toute
épreuve, La Tréaumont avait toutes les qualités d'un con-
spirateur et d'un chef de bandes.
Mais l'affaire prit des proportions tellement imprévues,
pendant l'instruction que commença La Reynie, qu'on
s'empressa de la circonscrire. « Il y auroit eu trop de gens
» de haute condition compromis » , écrivait La Reynie, dans
une lettre curieuse qui existe aux Archives nationales \ Aussi
fut-elle lestement menée, grâce à la découverte du chiffre
des conspirateurs^; et dès le mois suivant, les principaux
coupables. Van den Enden, Rohan, des Préaux expiaient
leur crime sur l'échafaud. On avait fait un exemple, mais
non pas de la justice. i
1 Mss. n" 870. Supplément fiançais.
2 P. 234, Mss. JNo 7629, Bibliothèque nationale.
PAUL SARDAN. 299
AFFAIRE SARDAN. ^
(1674.)
Parallèlement à ce complot de Rohan et de La Tréaumont,
se préparaient en Guyenne et en Angoumois d'autres projets
de révolte.
Paul Sardan, greffier de la cour des aides de Montpellier,
avait été nommé receveur des tailles au Puy. Chargé d'ac-
compagner des fonds que les états de Languedoc envoyaient
à Paris, il les avait enlevés et les avait dissipés, puis s'était
sauvé en Flandre, où il avait rejoint le Masque de Çer,
Penautier, La Tréaumont, etc. Condamné par contumace
à la peine de mort, à la fin de 1673, il concluait, trois mois
après, le 20 avril 1674, un traité avec le prince d'Orange,
traité par lequel il lui promettait de faire soulever quatre
provinces. Le 23 juillet suivant, il était à Madrid, et sous le
nom de Jean-François de Raulo , seigneur comte de Sardan,
marquis de la Houssaye, signait un autre traité avec le
marquis de Castel-Rodrigo \ pièce dont le gouvernement
français n'eut connaissance que longtemps après. Louvois
seul, par la saisie des papiers de l'Homme au masque et de
l'abbé du Colombier, etc., se trouvait sur les traces du per-
sonnage. Dès le 20 mai, en effet, il écrivait à Saint-Pé'^ pour
lui faire part des manœuvres d'un individu qui répondait
aux noms et surnoms de marquis Dauphin, comte de Sardan,
de Paul Mirande, marquis delà Honssaye,
Le 6 février de l'année suivante, le maréchal d'Albret
signalait les menées d'un nommé Foncenade, et le 23 juillet
M. de Pontchartrain écrivait que le fameux traité dont on
commençait à soupçonner l'existence pouvait bien avoir été
fabriqué par un fripon du nom de Sardan qui se tenait caché
à Paris. « C'est un homme que nous voudrions bien trouver,
» et duquel le Roi souhaite que vous fassiez toutes les per-
« quisitions possibles. »
1 Dumont , Corps diplomatique, t. VII, p. 277.
2 P. 3, V. 379, Mss. Dépôt de la guerre.
300 LES EMPOISONNEURS.
Le 25 octobre, M. de Pomponne priait Louvois de deman-
der au duc de Savoie l'extradition d'un nommé Claude
Mermay, dit Lavigne '. Le même jour'^, il avertissait le
maréchal d'Albret d'une conspiration nouvelle , l'enga-
geait à rechercher les auteurs et particulièrement à faire
arrêter un banquier de Toulouse, du nom d'Albo. De son
côté, le 31 octobre, d'Aguesseau, l'intendant de Languedoc,
annonçait la capture d'un gentilhomme espagnol nommé
don Miguel Jean Morton, impliqué dans une conspiration
contre le Roi, et la saisie faite sur lui de deux lettres
adressées à madame de Grave, qui se trouvait alors aux
bains deBaréges^,
A cette dépêche de d'Aguesseau, Louvois répondait par
un ordre d'interroger ladite dame de Grave'', et d'enfermer
l'évêque de Cadix ainsi qu'un chevalier de Malte espagnol,
Antonio Salamanque, dans la citadelle de Perpignan*'. Il
prévenait en même temps le maréchal d'Albret et le comte
de Jonzac, gouverneur de l'Angoumois, des projets de débar-
quement formés par les Hollandais sur les côtes de Guyenne
et de Poitou ; il envoyait enfin des troupes en quantité
suffisante pour calmer l'émotion qui s'était produite dans
ces provinces.
Dans le Béarnais et le pays Basque également, le gou-
verneur était tenu en échec, depuis 1664, par un chef de
parti intelligent, nommé Audijos, sorte de brigand populaire,
dont les ressources provenaient d'Espagne et des Flandres, et
dont les ramifications avec les conspirateurs de Londres,
Bruxelles, etc., sont flagrantes ''. Mais le fait le plus curieux
à constater, c'est la liaison avec le trésorier Penautier et
Sainte- Croix de cet individu aux noms multiples, qu'on
appelle Paul Sardan, ce conspirateur effronté qui habita
1 P. 359, V. 375, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 360, V. 375, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 452, V. 375, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. ^5l et suivantes, v. 375 et 376, Mss. Dépôt de la guerre.
•'' V. 376 et 377, Mss. Dépôt de la guerre.
^ La F?-ance administrative, par Depping, t. III.
AFFAIRE VANENS. 301
lonf> temps Paris et sut mettre au défi toute la police de La
Reynie, de Louvois et de Golbert.
TENTATIVE d'eMPOISONNEMENT DE LA REINE DE POLOGINE.
(1677.)
Louis XIV à la reine de Pologne :
Il Saint-Germain en Laye, le 2 décembre 16771.
w Madame ma sœur, je loue Dieu de l'heureuse découverte
1) du poison mêlé dans le sucre du café qu'on vous devoit ser-
» vir; agréez qu'en vous témoignant par cette lettre de ma
» main la part que je prends à cet incident, je vous conjure
)' d'en profiter comme d'un avertissement du ciel, pour la
« conservation de votre personne et de celle du Roi de Polo-
» gne, Monsieur mon frère, et de croire que je ne samoJs
» être plus sensible que je le suis à tout ce qui vous arrive,
» ni avec plus d'amitié , Madame ma sœur. Votre bon
» frère »
AFFAIRE VANENS.
EMPOISONNEMENT DU DUC DE SAVOIE EMMANUEL II.
(1675-1676-1679.)
Cette conspiration est appelée assez improprement affaire
Vanens , du nom d'un des coupables , car elle comprend d'au-
tres prévenus beaucoup plus importants; mais elle tire son
origine de l'arrestation de ce personnage.
Charles-Emmanuel II , le chasseur enragé que nous con-
naissons déjà par l'histoire de Castanieri, avait épousé la
princesse Marie de Nemours. Né en 1634, il mourut subite-
ment le 12 juin 1675 , à la suite de l'absorption d'une boisson
rafraîchissante. Comme tant d'autres membres de sa famille,
ce malheureux prince avait été empoisonné. Pour quels mo-
tifs? sous quelle haute influence? L'histoire est muette là-
dessus. Le hasard seul, assure-t-on, fit découvrir cette bande
* Ravaisson, t. IV, p. 314,
302 LES EMPOISONNEURS.
d'empoisonneurs. Ce fut en recherchant l'origine d'une
lettre de change qu'on mit la main sur les acteurs de ce
terrible drame, dont les pièces sont consignées dans le
tome ÏV des Archives de la Bastille, de M. Ravaisson.
Arrêté le 5 décembre 1677 pour indiquer la provenance
d'une traite de deux cent mille livres payable à Venise
chez les sieurs Castelh et Pocobelh et déhvrée par un ban-
quier de Paris fort connu, le sieur Cadelan ; interrogé le len-
demain même, il se déclara âgé de trente ans, natif d'Arles,
officier d'infanterie réformé. Ces dépositions et les papiers
compromettants qu'on trouva au domicile de sa maîtresse ,
mademoiselle Leclère, dite Finette, permirent à LaReyniede
découvrir une nouvelle bande de malfaiteurs. Tel fut le
point de départ de cette curieuse et étrange procédure qui
effraya jusqu'aux juges eux-mêmes et dévoila toutes les tur-
pitudes de la cour de Savoie , ainsi que tout un monde d'as-
sassins et d'empoisonneurs. Sans entrer dans le récit de
cette affaire , qui prend les proportions du roman le plus
insensé, je me contenterai de donner des renseignements
sur quelques-uns des accusés.
Louis de Yanens , ancien officier, natif d'Arles , perdu de
dettes, agent du marquis de Chasteuil, voyageur en poisons,
empoisonné lui-même par ordre du maître , le marquis de
Chasteuil, mort à la Bastille.
Le marquis de Chasteuil, chef de cette bande d'empoison-
neurs. Il prenait le titre de major au régiment de la Croix
blanche (Savoie). C'est ce François Galaup , dit le chevalier,
dont j'ai donné l'ordre d'arrestation adressé par Louvois
à Saint-Mars et à d'Herleville en 1675.
Barthominat, dit la Chaboissière, dit Delorme, empoi-
sonneur, habitué de l'hôtel de Soissons, dont il connaissait
les êtres et où il recevait de l'argent. Né à Saint-Germain en
Auvergne, il était âgé de trente-cinq ans quan dilfut amené
à la Bastille , le 29 novembre 1677. Il fut convaincu d'avoir
reçu de l'argent d'un parent du chanceher d'Aligre , pour
l'empoisonnement de ce dernier.
AFFAIRE VANENS. 303
Pierre Gadelan, banquier à Paris et secre'taire du Roi.
Natif de Castres, il était âgé de quarante ans, marié et père
de famille lorsqu'il fut arrêté le 30 décembre 1677. En rela-
tions d'affaires avec les sieurs Castelli et Pocobelli, banquiers
à Venise, Pedi, banquier à Rotterdam , banquier lui-même
de cette bande de malfaiteurs , il fut interrogé pour la pre-
mière fois le 4 juillet 1678, et enfermé à la Bastille, où sa
femme n'eut permission de le voir tous les jours qu'à partir
du 29 juillet 1682'. Transféré à Besançon le 5 septembre
1683^, ily mourut l'année suivante, et le 30 septembre 1684
Louvois, en faisant part à La Reynie de la fin du misérable ,
lui envoyait la bague qu'on avait trouvée au doigt du dé-
funt ^
Le nommé Ponsieux, agent inconnu , voyageur en poisons,
résidant à Venise et en Allemagne.
Le comte de Castelmajor était intimement lié avec Ba-
chimont, Vanens et Cliasteuil pour l'affaire des poisons. On
trouva de lui des lettres fort compromettantes dans les inven-
taires faits chez Vanens et Bachimont. Ce comte. Portugais
d'origine, habitait Turin. Il avait une position élevée et oc-
cupait un rang fort honorable, car le 21 novembre 1671,
Servient, notre ambassadeur à Turin, écrivait à Louvois :
K M. le comte de Castelmajor est sur le point de son départ
» pour se rendre à la cour. Il portera des lettres très-favora-
«bles de Leurs Altesses Royales, et j'ai même pris la liberté
» de lui en donner une pour vous Il désire obtenir de
» passer le reste de ses jours en Portugal, dans sa famille ,
» sans vouloir, à ce qu'il proteste fort expressément, s'ingérer
» d'aucune affaire de l'Etat^. » Et le 6 février 1672, il ajou-
tait : « M. le comte de Castelmajor, qui arrive jeudi dans
» cette ville, ne peut se taire de l'accueil, des grâces qu'il a
" reçues de Sa Majesté^. »
1 p. 535, V. 679, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 132, V. 696, Mss. Dépôt de la guerre,
2 P. 502, V. 717, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 181, V. 264, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 59, V. 299, Mss. Dépôt de la guerre.
304 LES EMPOISONNEURS.
Le comte de Bacliimont s'appelait Robert de La Mire ,
sieur de Bachimont, Rurecourt et Yvranches, Agé de cin-
quante ans, il était né à Bachimont en Artois. Très-lié avec
les empoisonneurs, il fut enfermé au - château de Pierre-en-
Cise , et interrogé pour la première fois le 1 7 mai 1678. Ce
Bachimont habitait près de Lyon avec sa femme, dans
une maison isolée où il faisait de Talchimie et qui ser-
vait de repaire aux agents de Turin , de Paris , Lyon ,
Bàle et Bordeaux. Ce M. de Bachimont était de bonne la-
mille. Ancien capitaine dans Picardie, il avait été un fort
mauvais officier, signalé au ministre pour ses absences conti-
nuelles. Dès le 18 juillet 1669, Louvois lui écrivait : « Par
« tous les extraits des revues des compagnies du régiment de
>i Picardie , la vôtre paroît la plus foible et en plus mauvais
" état. Il est aisé de juger que ce désordre vient de votre
>) absence'. » Le 2 août, Louvois renouvelait ses reproches^.
Cassé et renvoyé du corps, Bachimont retourna à Paris, où
il vivait déjà depuis longtemps avec sa maîtresse , qu'il n'é-
pousa qu'en 1674, En 1675, il fit plusieurs voyages à Turin,
au moment de l'empoisonnement du duc, et à l'aide des
sommes qu'il toucha, vint se réfugier près de Lyon et acheter
la maison mystérieuse dont nous avons parlé.
Madame de Bachimont était fille d'un conseiller au parle-
lement de Rennes, le sieur Paul Hay, comte de Coëtlan. Sa
mère était fille du président Fouquet. Le fils d'un frère de
sa mère avait épousé Pauline de Grignan. Elle avait égale-
ment une sœur, du nom de Madeleine, qui en 1659 s'était
mariée avec Charles Louis deSimiane, marquis d'Esparan ,
ancien capitaine et alors conseiller au parlement de Greno-
ble. En 1639, elle avait pris pour mari Siméon de la Haye,
sieur du Plessis-au-Chat, qu'elle avait fait assassiner. Grave-
ment compromise , enfermée , puis relâchée , elle était allée
rejoindre son amant , le capitaine de Bachimont , dont elle
ne prit le nom qu'en 1674.
> P. 172, V. 234-, Mss. Dépôt de la guerra.
2 P. IG, V. 234, Mss. Dépôt de la guerre.
PONGET D'ORVILLIERS. 305
Le chevalier Gonnor, Anglais au service de France, habi-
tait tantôt Rouen, tantôt Paris. Il existe aux Archives de la
guerre une lettre de Louvois à ce personnage. Elle est du
26 septembre 1672, et ainsi conçue : « Ceux qui vous ont
» dit que le avoit mandé que vous étiez du complot du
» sieur Witternigton, n'étoient pas bien informés, puisqu'il
» n'en a jamais écrit, mais l'on a jugé qu'il étoit comme im-
" possible que vous en ayez quelque connoissance. Au sur-
» plus, Sa Majesté ne désire pas rétablir le sieur Witternig-
» ton, mais elle disposera volontiers de sa compagnie '. >'
Dalmas, chirurgien aveugle, compromis dans l'empoison-
nement du chancelier d'Aligre. Arrêté le 22 février 1G78^,
il fut envoyé au château de Besançon , le 5 septembre 1683.
Rabel , médecin de Paris. Il avait reçu de Charles II , roi
d'Angleterre, des sommes considérables. Il était aux gages
du sieur Cadelan C'est ce même Rabel que nous avons vu
à Cannes et à Nice en rapports intimes avec Saint-Mars et
Louvois.
Femme Leclère, dite Finette, maîtresse de Vanens ;
femme Catherine Leroy, servante; femme Dusoulaye , ])lan-
chisseuse; le sieur de Sainte-Colombe, le sieur ïerron du
Clauzel, mademoiselle de Montalais, le président Trnchi ,
le marquis de Saint-Maurice, un prêtre nommé Baub, etc.
Tels sont les principaux personnages de ce drame curieux
qui n'a pas encore eu son historien,
MADEMOISELLE DE LAGRANGE ET PONCET d'oRVILLIERS.
(1678.)
Cette histoire, qui paraît isolée et se passe à Paris et à
l'étranger, se rattache pourtant à tous les drames de Turin ,
Londres et Bruxelles, par la connaissance que les accusés
ont les uns des autres. Voici les noms de quelques-uns des
coupables :
Madeleine Gueniveau, veuve de Robert, sieur de Lagrange,
1 p. 201, V. 288, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 421, V. 571, Mss. Dépôt de la guerre.
20
308 LES EMPOISONNEURS.
receveur des gabelles et tailles d'Anjou , âgée de trente-sept
ans, fut exe'cutée le 25 février 1679. Cette demoiselle de
Lagrange est une sorte de virago , de démon femelle ; elle
donna des détails si circonstanciés sur les complots dirigés
contre le Roi, désigna tant d'individus, fut si claire dans ses
dépositions, qu'on s'empressa de la faire disparaître de ce
monde *.
Le comte de Gonnor, agent anglais^.
Poucet d'Orvilliers , capitaine réformé du régiment de
Piémont en 1675. Cet officier criblé de dettes avait fait de
nombreux voyages en Angleterre et en Belgique. Il fut trouvé
porteur d'une somme de dix mille livres qu'il venait de toucher
à Londres. Il était en relations avec la Philibert, la demoi-
selle de Lagrange, la Voisin, Gonnor, Bachimont, etc. Cet
agent opérait principalement dans les Pays-Bas. Il fit des
révélations importantes et compromit beaucoup de monde.
En 1681 , il était encore à la Bastille.
Le curé de Lannoy, complice de la demoiselle de La-
grange, fut exécuté le 25 février 1679.
LES POISO]N'S ET LA CHAMBRE ARDENTE.
(1678-1680.)
De cette épouvantable affaire, dite des poisons , qui vint
se dérouler devant la fameuse chambre ardente^, de cette
plaie dont la découverte effraya tellement les contemporains,
on n'a eu et on n'aura jamais qu'une idée superficielle. Mal-
heureusement la blessure était trop profonde pour qu'on
voulût la sonder complètement. On se contenta de la cica-
triser par quelques exemples sévères , et de faire disparaître
* Dépêctes de Louvois à Le Tellier, pages 44, 45, 46, 5 février, volume 318,
Dépôt de la guerre.
2 Voir affaire Vanens.
^ La Chambre ardente fat composée de treize membres , savoir : sept
conseillers d'État, Boucherat, de Breteuil, Voisin, Fieubet, Le Pelletier,
de Pommereu , d'Argouges ; six maîtres des requêtes , de Fortia, de La Pieynie^
Turgot Saint-Clair, de Sève, de Thuisy , et Lefèvre d'Ormesson.
LES POISONS ET LA CHAMBRE ARDENTE. 307
lès individus compromettants. Il eût fallu sévir contre trop
de gens et surtout remonter trop haut dans l'échelle sociale
pour avoir les vrais coupables.
Je signalerai simplement les noms des principaux accusés :
Le nommé Dubuisson , qui prit plus tard le nom de Le-
sage. Déjà enfermé en 1667, conduit aux galères, il en sortit
par le crédit de la Voisin. Enfermé de nouveau en 1679, il
fut interné à Besançon. Ce fut lui qui avoua à Louvois, avec
lequel il eut plusieurs entretiens, ses relations avec la Mon-
tespan, Vanens, la Lagrange, etc.
Le prêtre Mariette, ancien précepteur, habitué de l'hôtel
de Soissons et de la maison de la Montespan. Enfermé à Saint-
Lazare en 1667, il s'échappa, prit le nom de prieur de Sainte-
Catherine, et ne fut arrêté à Toulouse que le 27 février 1680 ^
et conduit avec la plus grande précaution à Vincennes.
Le nommé Belot, arrêté le 24 février 1679 et conduit à
Vincennes ^ .
Le sieur Gollin , le sieur Vautier , M. de Broglio, le mar-
quis de la Bosse. Ce dernier fut pris à Lyon et conduit à Vin-
cennes^. Il était accusé d'avoir eu des rapports suivis avec
Fouquet^.
Le nommé Lemaire , déjà poursuivi à Turin en 1670
et 1673 , fut enfermé le 24 septembre 1679 ^. Ce Lemaire,
conduit à la frontière le 18 août 1682, reçut l'assurance
d'une pension annuelle de cent cinquante pistoles, l'ordre de
voyager et de ne jamais rentrer en France, et surtout de ne
souffler mot de ce qu'il avait pu entendre à Vincennes^.
Le sieur de Zurlabat^; le prêtre Danon*^; Bock, pris à
son débarquement à Dunkerque ^ ; La Boissière , 11 jan-
1 P. 496, V. 638, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 107, V. 618, Mss. Dépôt de la guerre.
3 20 mai 1679. P. 324, v. 621. Mss. Dépôt de la guerre.
4 P. 162, V. 622, Mss. Dépôt delà guerre.
^ P. 540, V. 624, Mss. Dépôt de la guerre.
6 P. 463, V. 680, Mss. Dépôt de la guerre.
7 Octobre 1679, p. 322, v. 625, Mss. Dépôt de la guerre.
8 25 octobre 1679. P. 503, v. 635, Mss. Dépôt de la guerre.
9 3 décembre 1679. P. 34, v. 627, Mss. Dépôt de la guerre.
20.
308 LES EMPOISONNEURS.
vier 1680 ' ; le sieur Trabot , le sieur Gallet, qui fut pendu;
le sieur Racine , l'abbé Girard , l'abbé Olivier , le médecin
Rabel. L'ordre d'arrestation est du 24 janvier 1680'^. Il
était encore à la Bastille en 1681.
M. de Cessac et son valet, le sieur de Boncourt, les sieurs
Morlaix, de LaMesnardière, Lafontaine, le chevalier de Mon-
teau, le sieur Dabois, qui fut trouvé possesseur d'un coffre rem-
pli de papiers compromettants pour mademoiselle de Monta-
lais et madame de Rouville ; le sieur Latard , qui fut l'objet de
plusieurs interro^f],atoires personnels de Louvois ; le comte de
Montemayor, enfermé à la Bastille, fut interné à Salces, où
il fut oublié^ ; le sieur Touroude ; Lépreux, bénéficiaire de
Notre-Dame; Villeneuve, Le Prieur, Guibourg, Trabon,
Lefranc, de La Michelière, Coffiniac, Saurin , Charpentier,
Lunesy, Vauchon , Lacroix, Gautier, le chevalier de Villers,
de Lendricourt, Baron , de Grois , Berlise, Coquet, de La
Forge , Lalonde, Bors du Barret , mort à la Bastille ; Etienne
de Bray , exécuté le 2 septembre 1681 ; Récaraet, qui était
continuellement gardé à vue par trois hommes ; Barentin et
son fils, Guédon, Chevalier, sommelier de M. de Bissy ; de
Vassart, Desbordes, le marquis de Termes, le marquis de
Monteran , Lemaure , le sieur Mathurin Chapon, de Croy,
condamné à mort; Passavant, Arnould Moret, dit Jolicœur,
Maupassart , Bergeron , Le Grain, Guillaume Bosse, de
Buret; Laferge, mis en liberté, puis repris et exécuté; Oudat,
Barbu, Pierre, Petit-Charles, Martin Bicq , le marquis de
Feuquières , de Saint-Meurs, marquis de Dampierre, des Ro-
chers, chirurgien du Roi ; le comte de Clermont, Alexandre
de Ganonville , marquis de Raffetot , etc.
En fait de femmes : mademoiselle Philibert , mademoiselle
d'Arcy, la présidente Le Véron, madame de Dreux, madame
de Broglio , la nommée Roussel , la Voisin , exécutée ; la
Trianon , morte à Vincennes ; la nommée Dode , qui se coupa
1 P. 288, V. 637, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 625, V. 637, Mss. Dépôt de la guerre.
3 2 janvier 1683, v. 683, Mss. Dépôt de la guerre.
LES POISONS ET LA CHAMBRE ARDENTE. 309
la gorge dans sa prison après son interrogatoire ' ; la Pou-
lain, qni fut arrêtée à Senlis par M. Bourdereau, prévôt de
Senlis , le 18 octobre 1679^. On trouva chez elle une cas-
sette pleine de papiers fort importants. La Pilastre, morte
à la Bastille ; la dame Larcher. Madame de Poligncc ; l'or-
dre d'arrestation envoyé à l'intendant de Maries par Lou-
vois , est du 14 janvier 1680'^ ; il ne put être exécuté. Ma-
dame de Polignac, en fuite, fut condamnée par contumace'''.
La comtesse de Soissons, également en fuite. L'ordre d'envoi
à la Bastille est daté du 24 janvier 1680. On rechercha
longtemps un jeune homme avec qui elle avait des rapports
et à qui elle donnait beaucoup d'argent. Madame la comtesse
d'AUuy, la nommée Frémont, madame veuve Bontroux et
sa fille, la dame de Bouville, mademoiselle de Montalais, la
nommée Jeanne Cohgne, la nommée Raby , Baleron , la Vi-
naigrière, la Charnue , la Joly , qu'on trouva munie de poi-
son dans sa coiffure ^ ; la Wertmar, Marguerite La Haye , la
Poligny, la Oranger et sa fille, la dame du Sausay-Garadoz ,
arrêtée à Rouen ; les deux filles de Sottinet, la nommée du
Fayet , la Gagnière, la demoiselle Anne Robert, la Doublet,
la veuve Sandotine , la Lefebvre , la gouvernante des enfants
de la marquise de Gœuvres , introduite dans la famille par le
cardinal d'Estrées" ; mesdames de Villedieu, de Lnzancy , la
duchesse de Bouillon , la princesse de Tingry , la comtesse
du Roure , madame Escalopier, Marie de La Ghaussade de
Gallonge, veuve du marquis de Bougy, lieutenant général;
la dame dite à Double-Queue. Qu'était cette dame? Le
18 novembre 1680, Louvois écrivait à La Reynie ' : « Au
« sujet de la dame dite à Double-Queue, il faut la faire confron-
» ter avec les autres prisonniers. » Gette confrontation eut
* P. 346, V. 624, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 362, V. 625, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 623, V. 637, Mss. Dépôt de la guerre.
4 25 février 1680. P. 170, v. 638, Mss. Dépôt de la guerre.
^ 4 août 1681.
G 25 août 1680. P. 369, v. 644, Mss. Dépôt de la guerre.
' P. 315, V. 626, Mss. Dépôt de la guerre.
310 LES EMPOISOISNEURS.
lieu effectivement le 20 novembre , à dix heures du matin ;
elle amena des révélations importantes ^ . Mais les deux dépê-
ches qui se rapportent à cette personne ne permettent pas
de connaître qui elle peut être.
Mademoiselle Desponts ne fut arrêtée que pour disparaître
aussitôt et être enAoyée en mission en Angleterre.
Il me reste à parler de trois personnes que Louvois semble
avoir poursuivies avec insistance dans le courant de cette pro-
cédure. Ce sont : mesdames de Vivonne et de Montespan, et
le maréchal de Luxembourg.
Pour madame de Vivonne , en effet , Louvois indique
à La Reynie ~ ce qu'il faut faire afin d'obtenir des preu-
ves de complicité de cette dame avec la Pilastre. Dans une
seconde dépêche, il prescrit au même La Reynie, qui est
appelé chez le Roi, de ne pas craindre de dire tout ce
qu'il sait sur cette dame.
Françoise-Athénaïs de Rochechouart-Mortemart, marquise
de Montespan , née en 1641 , morte le 28 mai 1707 , avait
épousé à vingt-deux ans en 1663 le marquis de Montespan.
«G'étoitune diablesse incarnée, a dit d'elle la princesse Pala-
» tine , mais la Fontanges étoit bonne et simple. Toutes deux
" étoient fort belles. La dernière est morte , dit-on , parce
)' que la première l'a empoisonnée dans du lait. Je ne sais si
)) c'est vrai, mais ce que je sais bien , c'est que deux des gens
» de la Fontanges moururent, etl'ondisoit publiquement qu'ils
» avoient été empoisonnés. » La Filastre, dans son interro-
gatoire, prétendit également que madame de Montespan
avait fait donner du poison à mademoiselle de Fontanges et
que Guibourg était à sa solde. « Il résulte aussi, dit La Rey-
» nie à Louvois, des interrogatoires de Lesage et de Mariette,
« les faits suivants, que, dès 1667, madame de Montespan
» était entre les mains de la Voisin , qui avait déjà travaillé
» avec Mariette pour elle contre La Vallière ^ » La femme
1 P. 424, V. 646, Mss. Dépôt de la guerre.
2 25 septembre 1680, p. 385, v. 644, Mts. Dépôt de la guerre.
3 Ravaisson, t. IV, p. 13.
LES POISONS ET LA CHAMBRE ARDENTE. 311
Voisin chargeait également madame de Montespan , et , le
22 juillet 1680, Louvois annonçait à La Reynie qu'il avait
lu au Roi la déclaration de la fille Voisin, si injurieuse pour
la favorite. Il ménageait en même temps une explication
entre madame de Montespan et Louis XIV '. « Dans ce mo-
» ment, écrivait madame de Maintenon , ils sont aux éclair-
» cissements, et l'amour seul tiendra conseil aujourd'hui. Le
» Roi est ferme , mais madame de Montespan est bien aima-
» ble dans les larmes. » — « Cet éclaircissement a raffermi le
» Roi, ajoutait-elle le 23 août; je l'ai félicité de ce qu'il avoit
» vaincu un homme si redoutable. Il avoue que M. de Lou-
» vois est un homme plus dangereux que le prince d'Orange,
)) mais c'est un homme nécessaire. » Il est en effet certain que
dans toute cette histoire de poison , Louvois a joué deux jeux.
D'un côté, il s'acharne contre la Montespan, Luxembourg,
madame de Vivonne , de Feuquières ; il pousse La Reynie à
découvrir la vérité , il le harcèle , l'engage à parler directe-
tement au Roi , pendant que de l'autre il accable ces mêmes
personnes de ses assurances d'amitié.
« Tout ce que Votre Majesté a vu contre MM. de Luxem-
î) bourg et de Feuquières , écrit-il au Roi , le 8 octobre 1679,
» n'est rien auprès de la déclaration de cet interrogatoire... »
Et à quelques mois de là , il annonce à ce même Luxem-
bourg^ qu'il a appris avec plaisir sa justification , mais qu'il
est fort affligé de l'ordre qui le fait éloigner de la cour. « Je
j) vous supplie , ajoute-t-il , d'en être persuadé et de la part
M sincère que je prends à ce qui vous touche , étant véritable-
» ment tout à vous. »
Absent , il engage continuellement son père , Michel Le
Tellier, et son oncle, Saint-Pouenges, qui le remplacent au
ministère, à communiquer au Roi les documents nouveaux
qu'on découvre *.
«J'ai reçu votre lettre du 1" de ce mois, qui ne désire
i Pierre Clément.
2 28 mai 1680.
3 V. 623, 624, 625. Mss. Dépôt de la guerre.
312 LES EMPOISO:NiNEURS.
» point de réponse, écrit-il à M. de Saint- Pouenges le
» 2 septembre 1679 ; je vous adresse une lettre que je viens
» de recevoir de Desgrez, que vous lirez au Roi et la bi^ûle-
» rez ensuite, comme vous avez fait des précédentes... » Il
promet également à La Reynie et à Desgrez de ne jamais
parler à qui que ce soit des pièces et des mémoires qu'ils
ont en main et qu'ils lui communiquent. Il a des agents à
lui, partout, à l'étranger, à l'intérieur, au grand déplaisir des
autres secrétaires d'Etat. Avant tout, il veut être seul à
posséder les détails de cette vaste procédure, seul à pouvoir
en entretenir le Roi. Saisit-il la corrélation qui existe entre
toutes les différentes affaires de Vanens, de Poucet, etc. ?
J'en ai l'intime conviction. Dès 1671 et 1673, en effet, les
mesures prises par Louvois aux différentes frontières sont
parfaitement coordonnées. Les instructions données aux
agents sont précises et concordantes; elle se suivent et se
confirment les unes les autres, les années suivantes. Le
14 octobre 1676, Louvois envoie l'ordre suivant au che-
valier du guet :
« Je vous adresse des ordres du Roi pour faire arrêter un
" nommé Gayant , duquel le sieur Desgrez sait la detneure. Il
» faudra que vous vous saisissiez de tous ses papiers et que
» vous me les envoyiez; cependant vous prendrez soin de
» dire à M. de Besmaus que l'intention du Roi est qu'il fasse
» garder cet homme-là avec tant de précaution qu'il ne
» puisse avoir communication avec qui que ce soit, ni de
" donner de ses nouvelles à qui que ce soit, de la même
» façon que le gentilhomme flamand qui a été fort longtemps
» dans la Bastille, sans que l'on ait pu savoir pendant ce
» temps-là ce qu'il étoit devenu. »
Le 27 novembre 1679, il écrit à l'agent Mézières ' : «J'ai
)' eu des nouvelles de l'homme que vous avez ordre de faire
» arrêter. Il est arrivé à Beauvais, où il a vu sa fille, de
j) laquelle ayant appris ce qui lui étoit survenu à Roye, il
>. n'a pas jugé à propos de se mettre en carrosse et est venu
* V. 500, Mss. Dépôt de la guerre.
LES POISONS ET LA CHAMBRE ARDEiNTE. 313
» h Paris en intention d'aller rejoindre son carrosse ou de
» l'aller attendre à Saint-Sébastien. Il est extrêmement
» déguisé, ayant une barbe de plus de trois semaines, qui
» est blanche et noire. Il a un chapeau noir, une perruque
» noire et une grande jaquette grise de bouracan , quelque
» peu d'or et d'argent à sa camisole, et ressemble extréme-
» ment à un opérateur. Il avoit avec kii un officier espagnol
» de petite stature, vêtu de drap gris avec des boutonnières
» d'argent des deux côtés et de gros boutons d'argent, de
» quoi j'ai jugé à propos de vous donner avis, afin que cela
» vous puisse donner des facilités pour le reconnoître. Il
» seroit bon que vous changeassiez de temps en temps
M d'habillement et de chevaux, afin que la femme qui est
» dans le carrosse pût moins s'apercevoir d'être suivie.
» En toutes les grandes villes où vous passerez, informez-
» vous toujours s'il n'y a point de lettres pour vous, sans
» dire que ce sont des lettres de ma part que vous cherchez. »
Pour les procédures, il réclame, en 1679 et 1680,. h Lamoi-
gnon, à Pellot , etc., de lui faire parvenir les mémoires
et extraits des affaires de madame de Casteldys (Caen,
1667), de Madeleine Bavant (Rouen, 1669), de la Brin-
villiers, etc
«Le Roi seroit bien aise, écrit-il h M. de Lamoignon, le
" 4 février 1680, de voir les mémoires ou extraits que feu
» M. le premier président a faits sur les affaires de madame
« de Brinvilliers ; je vous supplie de me les envoyer, et,
» après en avoir rendu compte à Sa Majesté, j'aurai soin de
" vous les faire livrer sûrement. » Et le lendemain , il le
» renvoie à La Reynie en ajoutant : « Vous trouverez dans
« ce paquet ce que M. de Lamoignon m'a envoyé des
» extraits que M, son frère avoit faits pour le procès de la
» dame de Brinvilliers, desquels je vous prie de prendre le
» soin nécessaire, pour qu'après que vous n'en aurez plus
» besoin, vous les lui puissiez rendre. » Le ministre et La
Reynie se réjouissaient d'y trouver la liaison de ces diffé-
rentes affaires.
314 LES EMPOISONNEURS.
Mais les découvertes qu'on avait faites, les arrestations
opérées, avaient pris de telles proportions, l'opinion publique
s'était tellement émue de ce débordement de crimes, que,
sur l'avis même de La Reynie et de Louvois, on dut accé-
lérer les mises en jugement. Des deux cent quatre-vingt-six
principaux accusés, trente-six périrent par la corde ou
autrement. «Les gazettes ne parlèrent de rien, tout se fit
» sans éclat; de temps à autre seulement, dit M. P. Clément,
» on annonçait un jugement, voilà tout.»
Officiers, prêtres, filles de joie, grands seigneurs, grandes
dames, tels étaient les agents et les complices de ces infamies. .
« Or, si tous ces procès, comme l'a dit avec justesse un his-
» torien, eussent été portés au parlement, les ministres de
» Louis XIV n'eussent pu les diriger au gré de leurs intérêts
» et de leur maître, qui voulait sauver les nobles coupables.
» La commission de l'Arsenal ne condamna que les fabricants
» et les débitants de poison. Les seigneurs et nobles dames
» qui les avaient employés furent tous déclarés innocents...
» Les ministres avaient pensé, sans doute, qu'il suffisait de
» débarrasser la société des fabricants de poison. Cette con-
» descendance pouvait avoir et eut les plus funestes consé-
» quences. Les moyens de détruire n'ont jamais manqué aux
» criminels qui ont voulu les employer, et la honteuse par-
» tialité des commissaires de l'Arsenal laissa la société sans
» garantie contre de nouveaux attentats. » La preuve en fut
que, si momentanément on enraya le mal, si l'on empêcha
la personne du Roi d'être atteinte, on ne put faire que les
personnes qui lui touchaient de près ne succombassent succes-
sivement d'une manière étrange. En 1681, mourut ainsi ma-
demoiselle de Fontanges ; en 1689, périt également la prin-
cesse Marie-Louise , fille de Madame Henriette , mariée en
1679 au roi d'Espagne. On découvrit à Paris le complot; on
envoya tout aussitôt le contre-poison à Madrid, mais le
courrier arriva trop tard.
«La reine d'Espagne, raconte Dangeau, qui rapporte
j) les propres expressions de Louis XIV au souper de la
LES POISONS ET LA CHAMBRE ARDENTE. 315
» cour, étoit morte empoisonnée dans une tourte d'an-
» guille ; la comtesse de Pernist, les came'ristes Zapata et
" Nina, qui en avoient mangé avec elle, étoient mortes du
>' même poison. «
Plus tard encore, Louis XIV devait voir s'éteindre subi-
tement et mystérieusement tous les membres de sa famille
qui lui étaient le plus chers. Quant à celui qui devait être
Louis XV, il ne réussit, dit-on, à être sauvé que grâce au
contre-poison que lui fit prendre sa gouvernante. Dans toute
cette série d'infamies, on pressent donc le crime et la honte à
chaque pas; on entrevoit comme une lugubre légende sous
cette apparence brillante du règne de Louis XIV, et l'on
en arrive à admettre une sorte de corrélation fatale entre
toutes ces horreurs.
Qu'on se reporte aux années 1669, 1670, 1671, 1679,
partout apparaissent les mêmes noms. Or, la rencontre de ces
personnages dans cette vie de crimes et de désordres n'est
évidemment pas due au hasard. Ces empoisonnements de
souverains et de ministres, ces révoltes de provinces, ces
complots perpétuels, dont les instigateurs possèdent des
points de contact si étranges, ont certainement un centre.
Ils émanent d'un groupe d'individus organisés puissamment
à l'intérieur et à l'extérieur. Ils obéissent à un mot d'ordre.
C'est contre eux que, de 1672 à 1681, luttent sans pitié
Louvois et son père, le chancelier Le Tellier. Est-ce enfin
à cause des relations constantes de ces agents en poison avec
les protestants, que Louis XIV, Louvois et Le Tellier se
firent les promoteurs de ces mesures terribles contre les gens
de la religion prétendue réformée , et promulguèrent la
fatale révocation de l'édit de Nantes? Est-ce à la fatale
influence des Jésuites qu'ils obéirent? Est-ce sous la menace
de leurs vengeances qu'ils agirent? « Le numéro du 31 décem-
» brel683, dit M. Hattin, le savant compilateur des gazettes
» de Hollande et de lapresse clandestine, parut avec les lettres
M initiales du titre imprimées en rouge, ce qui ne manqua pas,
» on le pense bien, d'intriguer les lecteurs et donna lieu à
316 LES EMPOISONINEURS.
)' toutes sortes de suppositions. C'était un signe convenu oitre
« le chancelier de France, Michel Le Tellier, et le révéla-
« teur d'un complot tramé par les Jésuites contre la vie de
w Louis XIV. » Quel était ce complot? Je dirai peut-être dans
une autre étude ce qu'il en était, ce qu'il y a de faux ou de vrai
dans cette allégation contre la puissante société ; mais pour
la question que j'étudie, je ne puis, pour l'instant, qu'émettre
cette hypothèse.
Quoi qu'il en fût, dans la poursuite de tant de crimes
monstrueux, la justice, je l'ai dit, ne fut pas toujours appli-
quée avec équité. Les petits passèrent à travers le crible
de cette sorte de vanne judiciaire et vinrent mourir de ci,
de là ; les gros demeurèrent; quelques-uns , pris de remords
ou inquiets eurent peur et se sauvèrent ; d'autres portèrent
haut leur infamie , comme les Luxembourg, les Cessac, etc.
D'autres enfin, comme l'Anglais Gonnor, le capitaine
Gaudin de Sainte-Croix, Vanens, le marquis de Ghasteuil,
Bachimont, Poncet, La Tréaumont, Castelmajor, Monte-
major, Paul Sardan, Audijos, le Masque de fer, Lisola, de
Grave, Yan den Enden, etc. , furent plus ou moins atteints.
Quant à leurs rapports, ils étaient évidents. Les chefs actifs
agirent de Londres, Bruxelles, Rouen, Lyon, Turin, Rome,
Madrid , véritables points stratégiques choisis d'après
une organisation bien entendue. Ils eurent leurs banquiers,
leurs chefs et leurs sicaires. A la faveur des maisons reli-
gieuses, des exactions des généraux de Louis XIV, des folies
des traitants, ils exaltèrent les passions honnêtes des popu-
lations bénévoles, ils attirèrent à eux tous les faibles d'esprit et
les nobles perdus de dettes et de débauches, tels que les
Rohan, les Louvigny, etc..
Comme auxiliaires, ils attirèrent les officiers aventureux, les
cadets de famille, les prêtres éliontés et leurs pénitentes tou-
jours avides de foi, de mysticisme, d'argent, de luxure et de
luxe. Comme but, ils eurent la soif de l'or, des charges, des
monopoles; comme moyens, l'empoisonnement ou l'assas-
sinat de ce qui les gênait, et comme espérance, pour quel-
LES POISONS ET LA CHAMBRE ARDENTE. 317
c|ues-uns peut-être, une place sur un trône. Ils furent, en
réalité, les termites de cette société, étincelante à la super-
ficie, mais [jangrenée jusque dans ses parties les plus essen-
tielles.
Les sociétés sont comme les arbres et les plantes, elles ne
se conservent et ne se régénèrent que par la base, par les
racines, et cette base, ces racines ne sont autres que la
masse populaire qui leur fournit une sève toujours nou-
velle. Arrêtez cette sève perpétuellement ascendante, et
l'arbre, quelque beau fruit qu'il donne, est appelé fatalement
à périr.
CHAPITRE VI.
Louvois à Pignerol.
(1670.)
Quinze jours à peine s'étaient écoule's depuis la mort de
Madame Henriette, lorsque le marquis de LouYois fit part,
le 9 juillet , au commissaire des guerres de Pignerol , le sieur
de Loyauté, de son intention de se rendre pour deux ou
trois jours dans cette place frontière ^ Le départ était fixé
du 15 au 20 septembre, mais le 10 juillet, Louvois avait
déjà changé d'avis, car il écrivait à Vauban : « Devant partir
» le 15 du mois prochain pour aller à Pignerol, je serai bien
» aise de vous y mener et que , si ce que vous avez à faire
« en Flandre peut vous permettre de vous rendre ici pour ce
» temps-là, vous me ferez plaisir^. » Le lendemain, en effet^,
il annonçait pour le 20 août son arrivée à Pignerol, où il
logerait chez M. le comte de Falcombel, un vieil ami de son
père. Il lui prescrivait également de faire étabhr des relais
de Suse à Pignerol , et prévenait en même temps ^ le lieute-
nant de Roi, M. de Saint-Jacques, et le gouverneur de la
ville, M. de la Bretonnière, d'avoir à s'entendre avec M. de
Loyauté pour qu'aucun honneur ne lui fût rendu. Le même
jour enfin, il envoyait à M. de Séjournant, directeur de la
poste à Lyon , la curieuse dépêche suivante ^ : « Je me propose
» de partir dans quelque temps d'ici pour aller à Pignerol,
« et comme je serai obligé d'aller en poste de Lyon à Pigne-
5) roi, je vous prie de me faire trois selles de même façon :
') les quartiers de vache de Roussi et le siège de velours sans
» or ni argent, toutes simples. Il faut que les sièges soient
1 P. 35, V. 247, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 112, V. 247, Mss. Dépôt de la guerre.
"* P. 114, V. 247, Mss. Dépôt de la guerre.
4 P. 115, V. 247, Mss. Dépôt de la guerre.
5 P. 115, V. 247, Mss. Dépôt de la guerre.
UN VOYAGE MINISTERIEL AU XVIIc SIECLE. 319
» larges, longs et relevés du devant, en sorte que l'on puisse
» être dessus fort à l'aise, et qu'elles soient garnies de crou-
» pières, de sangles et d'étriers. Dès qu'elles seront faites,
» vous les enverrez au Pont-de-Beauvoisin , chez le sieur de
» La Porte, qui me les fournira au passage. » Mais du 21
au 27, les intentions du ministre changèrent une seconde
fois; la date du voyage fut encore rapprochée. Le 27, en
effet', Vauban recevait l'ordre de se rendre immédiatement
chez le ministre, qui donnait, le 28, des instructions défi-
nitives à Séjournant, à Loyauté, à Saint-Mars, ainsi qu'à
FalcombeP. Il ajoutait même àServient, notre ambassadeur
à Turin : « Ensuite du commandement que j'ai reçu du Roi
» d'aller visiter les fortifications de Pignerol, je fais état de
» partir d'ici samedi après midi, pour arriver à Pignerol le
"jeudi 7 du mois prochain, sur les quatre ou cinq heures
» après midi. J'arriverai le dimanche soir à Turin pour
" rendre mes respects à Son Altesse Royale. Je vous supplie
» très-humblement d'agréer que je mette pied à terre chez
» vous^. » Le déplacement s'exécuta comme l'avait réglé le
ministre. Le samedi 3, dans la nuit, Louvois quittait Paris
en compagnie de Vauban et de Nallot, son confident. Le
jeudi, dans la soirée, il faisait son entrée dans Pignerol et
logeait chez Falcombel , et le dimanche 10, à Turin, chez
M. de Servient. Le 26, il était de retour dans la capitale.
Quant à Vauban, il ne revint qu'un mois plus tard. Or,
cette apparition du ministre parut plus qu'étrange à Pignerol ,
et fut le point de départ de bien des suppositions, car Lou-
vois lui-même écrivait quelque temps après à Loyauté ^ :
« La quantité d'affaires que j'ai eues depuis mon retour de
" Pignerol m'avoit empêché de rendre compte au Roi de
" tout ce que j'avois vu, et c'est pour cela que je ne vous
» avois rien mandé sur ce que vous jn'aviez écrit des contes
1 P. 140, V. 247; p. 308, v. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 112, 164, V. 247, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 176, V. 247, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 90, V. 218, Mss. Dépôt de la guerre.
320 LOUVOIS A PIGNEROL.
n qui s'y faisaient. » Et le 15 septembre il ajoutait' : « J'ai
» lu tout ce qui s'est passé entre vous et madame la comtesse
» de ^. J'eusse bien souhaité qu'après que vous lui eûtes
» remis mon diamant, vous ne vous fussiez, point chargé de
» porter le paquet à son ami (ou amie) ; mais puisque cela est
•) fait, il n'y a plus de remède, et je vous prie de le renvoyer
» dans une lettre, et afin que l'on ne puisse pas le sentir, vous
)' observerez de joindre ensemble des feuilles de papier blanc
" de l'épaisseur de deux bons doigts de , et de faire un
» trou au milieu de la largeur de la bague , de remplir le
» surplus du trou de colle et de mettre par-dessus, de chaque
" côté, deux ou trois feuilles de papier, phis même, un peu
5) de carton, afin que l'on ne sût pas le vide qu'il y a eu
» dans le milieu des papiers. » A quels contes faisait allusion
le ministre? Qu'était cette histoire de bague? Mais le plus
curieux de l'aventure fut que, subitement et tout en même
temps, le ministre changea totalement le personnel militaire
de Pignerol.
« Présentement, écrit-il à Loyauté, que Sa Majesté a pris
» la résolution de faire finir les contes tout d'un coup et de
« faire mettre son service sur tout ce bon pied que l'on peut
1) désirer ; je vous en donne avis par cette lettre, qui vous
» apprendra que le Roi a résolu d'en ôter MM. de La Breton-
w nière, Saint-Jacques, Lestang et de la Moransane.
« Sa Majesté envoie en leur place M. de Saint-Léon pour
» commander dans la ville, M. de Rissan pour commander
') dans la citadelle, et un homme, du nom duquel je ne me
« souviens pas, pour commander à la Pérouse. Il faut que
» vous ne parliez à qui que ce soit de ce que Sa Majesté a
« résolu là-dessus , parce que son intention est que cela s'exé-
" cute sans que l'on en sache rien. J'attends avec impatience
» d'apprendre par vous en quel temps le sieur de la Brosse
» aura passé au lieu où vous êtes. Souvenez-vous que lorsque
^ P. 104, V. 248, Mss. Dépôt de la {{uerre.
2 Nom fort mal écrit, que je n'ai pu déchiffrer. Voici à peu près sa con-
texlure : Havamaces ou Flavamces.
UN VOYAGE MINISTERIEL AU XVIF SIECLE. 321
" VOUS écrirez des choses qui le regarderont, de le faire toujours
» dans une lettre à part que l'on enferme dans votre paquet
w par une autre enveloppe sur laquelle vous mettrez une
« croix, afin qu'il n'y ait que moi qui la voie. Lorsqu'il dési-
» rera que vous m'envoyiez des courriers, faites en sorte de
» si bien instruire celui que vous m'enverrez , qu'il ne donne
» la lettre qu'à moi-même. Et comme je dois aller en Flandre
» vers le 5 ou le 6 du mois prochain, et que j'y demeurerai
» quinze ou seize jours, il faut faire que votre courrier n'ar-
« rive dans ce même temps et le si bien instruire qu'en cas
» que je fusse parti il m'attende sans donner sa lettre à âme
» vivante. »
Le même jour , il faisait parvenir à M. de Saint-Léon,
lieutenant de Roi à Dunkerque, l'ordre suivant' : « Mon-
M sieur, le Roi vous ayant désifjné pour un emploi plus
» considérable que celui où vous êtes , Sa Majesté m'a com-
" mandé de vous donner ordre de vous dire que vous dépê-
» chiez vos affaires, de manière que sept ou huit jours après
î) que vous aurez reçu cette lettre, vous partiez de Tournai
» sans passer par Paris , et que vous alliez à Lyon , où vous
» trouverez entre les mains de M. le directeur du bureau des
» postes un paquet qui vous apprendra ce que Sa Majesté
« décidera de vous. Elle ne veut pas que cela se sache. Vous
)) direz à M. de Renouard que je vous adresse votre congé,
» et que vous serez deux ou trois mois absent. « Et en marge,
on lisait, tracé de la main de Louvois :
a Idem à celui de Dunkerque qu'on lui donne deux
« cents écus, qu'il vende ses meubles. Que M. Dufresnoy
» fasse une commission, à chacun de ces gens-là pour com-
» mander pendant trois ans , et des lettres du Roi à ceux qui
» sortent. »
Des ordres tout aussi laconiques étaient envoyés aux
autres officiers (14 octobre 1670)^. La garnison elle-même
1 P. 88, V. 248, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 88, V. 248, Mss. Dépôt de la guerre.
21
322 LOUVOIS A PIGiNEROL.
était changée; le régiment Lyonnais rentrait à l'intérieur.
Le 27 octobre^ enfin, Louvois écrivait à Loyauté' : « J'ai
)) reçu votre lettre du 18 de ce mois, par laquelle j'apprends
» l'arrivée du sieur de La Brosse ; je vous adresse une lettre
» que je lui écris , laquelle je vous prie de lui rendre la pre-
» mière fois que vous le verrez. Cependant, si cette lettre
» arrivait à Pignerol avant que vous ayez dépêché le cour-
)) rier que je vous avois mandé de m'envoyer, ne le faites
» point partir , et contentez-vous de m'adresser par l'ordi-
« naire le paquet pour moi qu'il vous remettra, » Quant à la
dépêche adressée à M. de La Brosse ^, elle était ainsi conçue ;
« Le dessein pour lequel l'on vous avoit envoyé étant changé,
» revenez-vous-en le plus tôt que vous pourrez ; mais afin de
M tirer de l'utilité de votre voyage , si l'on pensoit encore à
» cette affaire une autre année, retournez-y faire un tour,
V et prenez vos mesures pour être revenu ici vers la fin du
» mois de novembre. Si vous pouvez rencontrer M. de
M Mesgrigny^, dites-lui bien, de ma part, de s'en revenir
«incessamment, et, pour cet effet, montrez-lui cette lettre. »
On comprend donc aisément comment le récit amplifié de
semblables mesures pouvait avoir agi sur l'esprit d'habitants
de nationalités différentes , confinés dans une place forte
isolée, soupçonneux à l'excès les uns h l'égard des autres.
Qu'on veuille bien se rappeler enfin qu'on est au dix-sep-
tième siècle, c'est-à-dire en pleine époque d'ignorance.
Moi aussi, je l'avoue, j'ai voulu voir un instant dans ce
voyage du ministre l'origine de l'aventure qui m'occupe. Ces
selles commandées avec tant de soin , ces départs et ces arri-
vées de nuit , ces changements , toutes ces dispositions mysté-
rieuses m'avaient fort surpris. Et pourtant, jamais voyage
n'avait eu de motifs plus naturels et plus en accord avec les
habitudes du moment. Ce n'était, en réalité, que l'affaire de
* V. 248, Mss. Dépôt de la guerre.
'■* Celait le faux nom de Vauban. Catinat agit de même en 1679 et 1681,
et s'appela successivement de Richemont et Guibert.
^ Célèbre ingénieur militaire du temps.
UN VOYAGE MINISTERIEL AU XVII« SIECLE. 323
Casai qui provoquait tout ce mouvement, cette tentative qui
ne devait aboutir qu'en 1681.
Depuis longtemps déjà l'on négociait la cession de cette
place de guerre. C'était un vieux projet de Mazarin et de
Le Tellier, qui reparaissait dès que les circonstances le per-
mettaient. En 1664, M. de Gomont avait été envoyé tout
spécialement pour cette mission à la cour de la duchesse de
Mantoue , et l'affaire même, paraît-il, se trouvait assez
avancée, car j'ai retrouvé pour la même époque, dans les
Archives de Simancas^, des lettres fort pressantes du Roi
d'Espagne à ses agents en Italie pour empêcher à tout prix
la mise à exécution de ce marché.
Le 17 septembre 1665^, Michel Le Tellier écrivait de
son côté à la duchesse de Mantoue pour la remercier de
n'avoir pas toléré l'introduction des troupes espagnoles dans
la garnison de Casai pendant la minorité de son fils.
Le voyage de MM. de Vauban et de Mesgrigny s'explique
donc naturellement. Louvois, cette fois, n'est que l'exécu-
teur des projets de son père; s'il ne réussit pas pour l'instant,
il recommencera à une époque plus favorable. En politique
comme en guerre, le cardinal duc de Richelieu l'a dit, il
faut savoir attendre. Louvois, d'ailleurs, est désireux de
tout voir; il n'a pas trente ans; il a besoin d'air, d'espace
et d'émotions; il a soif de plaisirs et de distractions, et un
pareil voyage a pour lui tout l'attrait d'une escapade d'éco-
lier. Il vient de mettre fin à ses orageuses amours avec ma-
dame de Courcelles ; il ébauche déjà ses futures relations avec
madame de Rochefort; il est en excellents termes avec ma-
dame Dufresnoy. En allant à Pignerol, il est donc sur de
retrouver des amis , les parents de sa belle maîtresse.
Quant aux changements si brusques du personnel militaire
de la place forte, il ne les ordonne que pour empêcher les
rumeurs que les préparatifs d'attaque contre Casai avaient
1 Le roi d'Espagne au marquis del Fuente et à Pedro del Gampo (janvier
1664). Archives de Simancas, K. 1409, A. 23. Sobre la negoziacion de Casali
2 P. 36, V. 635, Mss. Dépôt de la guerre.
21.
324 LOUVOIS A PIGNEROL.
dû nécessairement produire. Du reste, pendant les trois
jours qu'il demeura chez Falcombel ou chez Saint-Mars ,
Louvois eut le temps de causer longuement avec le geôher,
de s'entendre pour les aménagements à faire au donjon , et
de rendre visite aux deux prisonniers Fouquet et Danger.
Que décida-t-il dans ces entrevues? Je ne le puis savoir;
mais pour moi, de tout ce qui précède s'est formée la con-
viction que de ce jour datèrent l'inaltérable confiance du
ministre dans le geôlier Saint-Mars et la faA^eur constante de
ce dernier. Il y eut là plus que la conséquence d'une liaison
de maîtresse, ce fut une entente pour la vie : Louvois avait
trouvé son homme , une âme damnée à sa disposition abso-
lue , et la certitude de pouvoir exécuter tôt ou tard le projet
si cher à son père. Mais de mystérieux enlèvement , il n'y
en eut pas et n'en pouvait exister. Louvois a voyagé avec
trop de monde, pour un but trop bien défini; son séjour a
été réglé et exécuté avec trop de soin, de détail et de ponc-
tualité, pour qu'il subsiste là-dessus la moindre incertitude.
Donc, là encore, il ne faut pas chercher la solution de ce
problème historique.
CHAPITRE VII.
Les prisonniers de la Tour d'en bas.
LE MOINE JACOBIN GONNA.
L'incertitude n'est pas possible : le moine jacobin est l'un
des deux prisonniers de la Tour d'en bas. Le 10 juillet
1680 , en effet, M. de Louvois écrivait à Saint-Mars : « J'ai
» reçu avec votre lettre du 4 de ce mois ce qui y étoit joint ,
» dont je ferai l'usage que je dois. Il suffira de faire confesser
» une fois l'année les habitants de la Tour d'en bas. A l'égard
" du sieur Lestang (Mattioli) , j'admire votre patience et que
" vous attendiez un ordre pour traiter un fripon comme il le
') mérite quand il vous manque de respect'. »
Et le 16 août il ajoutait :
« J'ai vu, par votre lettre du 7 de ce mois, la proposi-
« tion que vous me faites de mettre le sieur de Lestang avec
" le jacobin'^ »
De son côté, le 7 septembre , Saint-Mars répondait :
" Depuis que Monseigneur m'a permis de mettre Mattioli
" avec le jacobin dans la Tour d'en bas, ledit Mattioli ^... »
Enfin, le 26 octobre 1680, le geôlier disait encore :
« Lorsque l'on a mis Mattioli dans la Tour d'en bas avec le
« jacobin, j'ai chargé Blainvilliers de lui dire , en \m faisant
>) voir un gourdin '*. . . j)
Le jacobin est donc l'un des deux habitants de la Tour ,
l'un des fameux merles que Saint-Mars sera chargé de con-
duire à Exiles avec tant d'attention dans le courant de l'an-
née suivante. L'autre merle, son compagnon d'infortune,
qui ne doit avoir aucun rapport avec lui , est l'homme dont
la légende a fait le Masque de fer.
1 Archives nationales, K, 129, et Delort, p. 261.
2 P, 125, V. 643, Mss. Dépôt de la guerre.
3 Archives nationales, K. 129. P. 309, v. 645, Mss. Dépôt de la guerre.
4 Archives nationales, K. 129. Delort, p. 265.
326 LES PRISONNIERS DE LA TOUR D'EN BAS.
A cette date il est d'ailleurs facile de se rendre compte
du nombre des prisonniers qui se trouvent à Pignerol , et
c'est en cela que l'étude synthe'tique des divers prisonniers
a e'té utile et a mis sur la voie d'une série de faits ignorés
jusqu'ici.
Le 10 juillet 1680 , jour où Louvois parle déjà des habi-
tants de la Tour d'en bas, il n'existe plus dans le donjon ,
je l'ai dit et je le répète , que six prisomiiers :
Le numéro 1 , M. le comte deLauzun et son valet. (M. Lau-
zun sera mis en liberté au mois de mars de l'année suivante.)
Le numéro 2 , Eustaclie Danger , l'ancien valet de Fouquet
qui vient de mourir et que , par la même lettre de juillet
1680, Louvois recommande de mettre avec le nommé La
Rivière, et de traitera raison d'une livre et demie par jour.
Le numéro 3, Mattioli et son valet, les derniers arrivés
de 1679. Ce Mattioli, qui se conduit assez mal, par paren-
thèse, est houspillé quelque peu à coups de trique, mis en
compagnie du jacobin, puis en fin de compte laissé l'année
suivante à Pignerol, sous la garde de Villebois. Il est traité
sur le pied de quatre livres par jour jusqu'en 1681 , de deux
livres de 1681 à 1694.
Le numéro 4, Dubreuil.
Les numéros 5 et 6, le jacobin et le prisonnier inconnu,
les deux de la Tour d'en bas.
Les dépêches du 12 mars 1681 à Saint-Mars et de juin
1681 à l'abbé d'Estrades confirment en tous points ces con-
clusions, puisque le geôlier écrit à son voisin de Turin , l'abbé
d'Estrades, qu'il compte partir à Exiles avec deux merles et
laisser à Pignerol trois autres prisonniers sous la garde de
Villebois, son lieutenant. Or, à cette date, Lauzun est loin;
les trois autres prisonniers sont Eustache Danger, Dubreuil
et Mattioli ; les deux merles ne peuvent donc être que le
jacobin et son voisin de cellule.
En 1676 et 1677, le religieux jacobin est déjà dans la
Tour d'en bas; les dépêches du 2 mai, des 23 novembre et
23 décembre 1676, des 13 janvier et 21 février 1677, en
LE MOINE JACOBIN. 327
font foi. En 1677 et 1678, il est seul ; en 1676 il est momen-
tanément avec Dubreuil. En effet, le 13 janvier 1677,
L ou vois écrit à Saint-Mars :
« Puisque la menace que vous avez faite au prisonnier qui
" est avec Dubreuil l'a déjà rendu sage *... »
Dubreuil se plaint vivement de ce voisinage ; on lecbange
de prison sur l'ordre du ministre (21, février 1677), et le
16 août, Michel Le TeUier écrit de Gliaville à Saint-Mars :
« Sa Majesté veut bien que vous fassiez acheter les livres que
» le nommé Dubreuil demande, et que vous les lui remet-
>' tiez?^ » Plus tard, Catinat écrit à Louvois, le 3 mai 1679 :
" A son arrivée, Mattioli a été mis dans la chambre qu'oc-
y cupait le nommé Dubreuil^. «
Donc , le religieux jacobin est dans la Tour d'en bas à
l'arrivée de Dubreuil.
Mais quel est ce religieux jacobin? Dans ce personnage^
M. Ravaisson a voulu reconnaître un capucin dont Louvois
annonce l'arrivée à la Bastille à M. de Rochefort , le 1*"" août
1674 :
« L'intention du Roi étant que le capucin qui a été amené
" de Saint-Omer par M. de Ronel soit amené à Paris, je
» mande au prévôt de Ghàlons de l'aller prendre avec ses
» archers pour l'amener sans scandale à la Bastille , et il est
» nécessaire qu'il vous plaise de .donner vos ordres au Ver-
» duïn pour que , lorsque ce prévôt se présentera , l'on ne
V fasse aucune difficulté à le lui remettre^. »
Ce capucin, ajoute M. Ravaisson, fut envoyé plus tard
à Pignerol et enfermé avec Lauzun. Sur quelles preuves
M. Ravaisson appuie-t-il son dire, je n'ai pu le découvrir.
Toutefois, comme M. Ravaisson répète la même opinion à
propos d'un autre jacobin envoyé à la Bastille par suite d'un
ordre adressé à l'archevêque de Lyon : « Ayant été informé
1 Delort, p. 252.
2 Delort, p. 354. Archives nationales. Ravaisson, p. 196.
3 Delort, p. 213.
^ Ravaisson, p. 112, Mss. Dépôt de la guerre.
328 LES PRISONNIERS DE LA TOUR D'EN RAS.
» par mon cousin le comte d'Armagnac qu'il vous a envoyé
» un religieux jacobin qui prétend avoir des secrets considéra-
» blés , je lui ai ordonné de vous mander que je vous permet-
» tois de le mettre dans mon château dePierre-Cise, etc. ^ » ;
et comme il n'y a qu'un religieux jacobin enfermé dans
la Tour d'en bas de Pignerol , il est certain qu'une des
hypothèses de M. Ravaisson est inadmissible.
M. Topin , de son côté, se basant sans doute sur cette let-
tre de Louvois à Saint-Mars du "2 mai 1676 : « Le Roi
» désire que vous receviez Dubreuil dans le donjon de la
» citadelle de Pignerol , où vous pourrez le mettre avec le
» dernier prisonnier qui vous a été envoyé » ; et sur cette
autre à Saint-Mars, du 23 mars 1674' : « L'officier de M. de
» Saint-Mars , envoyé par lui auprès de Lyon pour recevoir
n un prisonnier que le sieur Legrain lui doit remettre entre
« les mains, le conduira incessamment dans le donjon de
)i Pignerol, prenant les chemins pour passer toujours par les
» terres du Roi » ^ ; M. Topin, dis-je, fait du religieux jacobin
le prisonnier envoyé en 1674, quoiqu'il n'y ait aucune ana-
logie entre les nombreuses lettres d'envoi de 1674 pour le
prisonnier du mois de mars et le religieux jacobin de 1676
et de 1677. Or, j'ai démontré, par l'examen du personnel
des différentes places fortes de Saint-Mars et des prisonniers
que ce geôlier a eus sous s-a garde , les nombreuses erreurs
commises par les historiens, et même par M. Topin, au
point de vue du décompte des prisonniers, faute d'une étude
synthétique suffisante. Au lieu des quatre ou cinq prison-
niers de cet auteur , j'ai fait l'historique de plus d'une cin-
quantaine. On juge donc avec quelle prudence il faut s'aven-
turer dans une étude semblable. Du 23 mars 1674, jour
de l'envoi d'un prisonnier au donjon, jusqu'au mois d'avril
1676 , époque de l'arrivée de Dubreuil, on ne trouve en effet
trace dans les Archives que de deux prisonniers nouveaux,
* 11 janvier 1673, P. 133, v. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
- P. 397, V. 365, Mss. Dépôt de la guerre.
LE MOINE JACOBIN. 329
deux officiers d'artillerie ; mais comme leur ordre de sortie
est du 30 août 1675 , l'erreur est facile à éviter. A première
vue, pourtant, il était possible de confondre le dernier arrivé
chez lequel on doit mettre Dubreuil en 1676 avec l'homme
envoyé en 1674. Toutefois, en comparant les dépêches,
l'équivoque était facile à saisir. En effet, le 2 mai 1676, Le
Tellier écrit à Saint-Mars : « Le Roi désire que vous receviez
» Dubreuil dans le donjon de la citadelle de Pignerol , où
» vous pourrez le mettre avec le dernier prisonnier qui vous
» a été envoyé... » Et le 23 novembre, Louvois écrit à son
tour : « Je vous prie de me mander qui est logé avec le sieur
« Dubreuil, que vous dites qui est si fol , me tnarquant son
» ?ioin et celui par lequel il vous a été amené, et m'e?ivoYant
» une copie de la lettre qui vous a été écrite pour le faire rece-
» voir , afin que je puisse mieux me remettre dans l'esprit qui il
') est\ !) Saint-Mars envoie tout aussitôt les renseignements à
Louvois, et celui-ci répond par retour du courrier, le 23 dé-
cembre : «J'ai reçu votre lettre du 8 décembre par laquelle
n j'ai bien compris quel est le prisonnier qui est avec le sieur
» Dubreuil... » Or, à. cette date, s'il n'y avait eu de prison-
niers à Pignerol que Fouquet, Lauzun et Eustache Dauger,
l'hésitation de Louvois n'aurait pas été possible ; Fouquet,
Lauzun et Eustache sont de sa part l'objet de rapports conti-
nuels ; Eustache même vient d être autorisé à servir de valet
à Fouquet. Le quatrième prisonnier, celui de 1674, je le
montrerai surabondamment plus tard, est l'objet de toutes
les attentions particulières du ministre ; il ne pouvait donc
subsister d'incertitude dans son esprit si lucide et si net à
l'ordinaire , pour un si petit nombre de personnages. Pour
qu'il put donc écrire : « Marquez-moi son nom et celui par
» lequel il vous a été amené, etc.» , il fallait qu'il y eût dualité
dans son esprit. Or, j'ai déjà démontré qu'en 1680 il exis-
tait deux prisonniers de la Tour d'en bas; l'un, le moine
jacobin, l'autre inconnu. C'était donc de ce dernier que
provenait cette confusion de pièces.
» Delort, p. 24.
330 LES PRISONNIERS DE LA TOUR D'EN RAS.
Au premier abord , toutefois , cette confusion ne serait
pas expliquée de la part de Louvois, si je n'avais pas été à
même d'observer que souvent les dépêches adressées au geô-
lier, comme aux généraux, intendants, etc., n'émanaient
pas de Louvois. Cette erreur, du reste, est commune à tous
les historiens, et maintenant encore il faudra du temps pour
la déraciner de l'esprit du public.
Le père du marquis de Louvois, Michel Le Tellier, sieur
de Ghaville, a été secrétaire d'État au département de la guerre
de 1643 à 1667, c'est-à-dire pendant une période de vingt-
cinq années consécutives. Or, tous les livres d'histoire et VAn-
nuaire militaire français lui-même sont muets sur les travaux
et réformes de cet homme qui fut notre plus grand ministre
de la guerre, et font terminer son temps de présence au
secrétariat en l'année 1662.
Mais leurs auteurs n'ont pas réfléchi que si le marquis de
Louvois , le fils de Le TeUier, a obtenu le droit de signer en
1662 , c'est comme cadeau de noces, pour son mariage avec
mademoiselle de Souvré, et comme remercîment des ser-
vices du père. Louvois est né en 1641 ; il a eu la survivance
de son père à quatorze ans, en 1655 ; il n'a donc que vingt
et un ans. Pour un esprit tant soit peu sérieux, il n'était donc
pas raisonnable d'admettre qu'un gamin de cet âge allât diri-
ger un service aussi difficile que l'était celui du secrétariat de
la guerre, à cette date surtout où la France envoyait une
expédition contre la cour de Rome, et d'autres à Madagascar,
au Canada, en Algérie, à Erfurth... ; à cette date enfin où
toute l'armée française achevait sa réorganisation , œuvre de
vingt années d'efforts de la part de Le Tellier. C'est pourtant
cette faute incroyable que les historiens ont commise trop
légèrement. Louvois eut le droit de signer, mais en réalité,
celui de travailler avec son père au secrétariat, au milieu de
tous ses parents, oncles et cousins , tous commis à la guerre ,
intendants, officiers ou ambassadeurs.
Quant à Le Telher, il resta au secrétariat de la guerre
officiellement jusqu'en 1667, initiant peu à peu son fils aux
LE TELLIER ET LOUVOIS. 331
nécessités de ces graves fonctions , et obligeant successive-
ment par son habileté et ses insinuations tous les chefs de
corps d'armée à adresser leurs dépêches à son successeur et
à exécuter les ordres que ce dernier leur envoyait. La guerre
de la dévolution fut le début du jeune Louvois ; seulement,
les difficultés surgirent vite, et le père fut souvent obligé de
venir aider son fils dans sa difficultueuse entreprise. La
guerre d'ailleurs éclatait-elle, Louvois quittait aussitôt le se-
crétariat, s'en allait surveiller sur place l'exécution des ordres
du Roi, tandis que le père revenait prendre son poste au
ministère et dictait les ordres. Au besoin même, si, par
aventure, Michel Le Telher demeurait à sa terre de Ghaville,
c'était son oncle Saint-Pouengesqui expédiait les ordres et les
courriers. En réalité donc, Louvois a été fort peu au secré-
tariat de la guerre de 1667 à 1677, époque où son père fut
nommé chancelier de France-^ il est resté plutôt pour cette
période un agent d'exécution , au point de vue de l'ensemble
bien entendu. Du reste , cette situation en partie double fut
heureuse pour Louis XIV et pour Louvois lui-même , en ce
sens qu'avec son caractère difficile et violent, le jeune mi-
nistre n'aurait pu s'accommoder longtemps de l'air de la
cour, et qu'il eût mis le désordre dans les commandements.
Ardent au plaisir et au travail , impétueux comme il était , il
eût bien vite succombé sous les efforts de ses ennemis ,
comme je le montrerai tout à l'heure pour les années 1672 et
1673, époque où il fiùllit disparaître du secrétariat, s'il n'eût
été sauvé à temps par son père. Rien d'intéressant, d'ailleurs,
comme les Archives trop peu connues du ministère de la
guerre pour se rendre compte de cette unité du père et du
fils. Le fils part , le père revient tout aussitôt. Quelle facihté,
quel avantage pour un homme aussi intelligent , aussi auto-
ritaire que le marquis de Louvois !
Ainsi donc , au moment où se passe le drame historique
dont je vais retracer les péripéties, Louvois a trente et un ans ;
il est dans la force de l'âge et des passions. Il a de nombreuses
maîtresses et fait partie de la bande joyeuse des La Val-
332 LES PRISONNIERS DE LA TOUR D'EN BAS.
lière, des Marsilly et des Luxembourg, et, ma foi ! leurs let-
tres, si j'en juge par celles que j'ai entre les mains, ne sont
pas faites pour donner une haute idée de leur moralité. Mi-
chel Le Tellier est tout autre. Quelque peu puritain, jansé-
niste par conviction , devenu cauteleux avec le temps par
l'habitude des cours, mais toujours à son poste, toujours
ferme, il veille pour ses enfants.
Au ministère , Louvois a pour commis d'anciens chefs de
bureau, parents ou alliés à son pèrC;, et qui lui sont tout
dévoués, tels que Charpentier, Carpatry^ Darbon , Dufres-
noy, etc. ^ S'éloigne-t-il, il emmène avec lui Dufresnoy, le
mari de sa maîtresse. Est-ce pour facihter ses amoureuses
rencontres, même en voyage, ou simplement pour débar-
rasser la jeune femme de son féal époux? Je ne le puis affir-
mer; cette méthode expéditive est pourtant dans ses habi-
tudes, MM. de Courcelles et de Rochefort ne l'ont que trop
appris à leurs dépens.
Carpatry reste au secrétarit ; il travaille avec Le Tellier
pour l'exécution des ordres militaires ; Darbon s'occnpe des
affaires d'argent et de famille ; Nallot se charge des négo-
ciations secrètes, etc.
En 1670, j'ai montré Louvois s'en allant à Pignerol et
à Turin. En 1671, il part dès le mois d'avril. En 1672,
il quitte Paris au mois d'août, et n'y revient plus de l'année,
occupé qu'il est du siège de Gharleroy, et fort agacé même
de ce retard prolongé, car dans la lettre à son père
du 24 décembre 1672^, il insiste auprès de lui pour ren-
trer. Il ne reparaît pourtant que dans le courant de 1673.
Mais ce séjour n'est guère prolongé. Le 1" mai il s'é-
loigne pour n'être à Paris qu'à la Toussaint. Il s'agit cette
fois des préparatifs du siège de Maëstricht, de surveiller
les conspirateurs qui veulent attenter à la vie du roi de
^ Pour la composition du secrétariat de la guerre à cette époque, voir les
Errata historicjues militaires de 1869 et le Dépôt de la guerre, par Th. lung.
(Dumaine, 1872.)
2 P. 314, V. 270, Mss. Dépôt de la guerre.
LE TELLIER ET LOUVOIS. 333
France, et les gens de cour qui souhaitent sa disgrâce. Le
Tellier est au secrétariat , et dans ses lettres , Louvois
reconnaissant le remercie vivement du soin qu'il prend de
ses affaires. Le 6 juillet, il lui écrit : "Je vous envoie une
» lettre que M. de Montauzier écrit pour obtenir les gr
w auxquels le Roi a bien voulu en accorder. Je vous supplie
» d'en faire faire les expéditions et de les adresser. Je suis,
» avec le respect que je vous dois, tout à vous ^ » Le
27 septembre enfin, il annonce son retour ^.
Pour l'année 1674, mêmes procédés. Louvois quitte le
ministère le 19 avril 1674, où son père vient le remplacer
aussitôt^. Il rentre en juillet, et Le Tellier retourne à sa terre
favorite de Chaville. Il tombe malade en octobre, et Le Tel-
lier reparaît. « Une saignée qui a été faite ce matin à mon
« fils, à cause de son indisposition, écrit Le Tellier au prince
M de Condé, le 8 octobre 1674 , lui ayant ôté la liberté de
» pouvoir signer la lettre ci-jointe, me donne l'honneur
" d'écrire h Votre Altesse. Je me suis acquitté de ce devoir
" pour lui, et je la supplie très-humblement de l'assurer du
» profond respect avec lequel je suis'^... » — « La maladie de
) Monsieur votre fils, répond Condé le 14, me donne bien de
» l'inquiétude. Je vous prie de m'en mander souvent des
» nouvelles. Mon fils vous prie de faire aussi ses compli-
" ments h M. de Louvois, et de l'assurer qu'il prend à son
') mal toute la part qu'il se peut^. » « Mon fils, riposte Le
» Tellier, est très-obligé à la bonté qu'a Votre Altesse de
» vouloir bien compatir à son indisposition. Il a eu plusieurs
1) accès de fièvre assez violents, et a été saigné sept fois. L'on
» espère qu'elle retournera entière, de quoi l'on ne peut
» pourtant juger que demain ou après-demain^. »
Pendant l'année 1676, Louvois part le 15 mars, et ne
* P. 6, V. 305, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 411, V. 306, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 3:36, V. 366, Mss. Dépôt de la guerre.
4 Y. 401, Mss. Dépôt de la guerre.
5 P. 142, V. 401, Mss. Dépôt de la guerre.
6 V. 401, Mss. Dépôt de la guerre.
334 LES PRISONNIERS DE LA TOUR D'EN BAS.
rentre qu'en août. Le 23 avril, il prescrit à Darbon et à
Carpatry de remettre les sceaux de l'Ordre à Le Tellier'.
Le 19 juillet, il offre à son père de coucher chez lui, à Ver-
sailles , pour la facilité du service , et le 22 , il lui demande
s'il peut revenir à Versailles, après le siège d'Aire ^.
En 1677, Louvois quitte encore le secrétariat, et c'est
ainsi que le 15 août 1677 Le Tellier peut écrire à Saint-
Mars : « Sa Majesté veut bien que vous fassiez acheter les
« livres que le nommé Dubreuil demande, et que vous les lui
» remettiez . »
L'erreur n'est donc pas possible; d'ailleurs, avec les titres
des lettres, les dates des voyages, les annotations et l'écri-
ture du secrétaire , il est facile de se rendre compte si c'est
Louvois, ou son père, ou Saint-Pouenges, qui ont fait rédiger
les dépêches.
Ainsi, pour l'envoi du prisonnier de Lyon à la Bastille, du
11 janvier 1673, l'ordre est de Le Tellier ou de Saint-Pouen-
ges; pour le prisonnier de mars 1674, dirigé sur le donjon
de Pignerol, il émane de Louvois, etc Il en est de même
pour les lettres adressées à Fouquet , Lauzun et leurs parents.
Le contenu de la dépêche, d'ailleurs, suffirait presque pour
reconnaître quel en est l'auteur. Louvois est dur ou spirituel;
Le Tellier est toujom^s méthodique et doux dans la forme.
Le moine jacobin n'a donc pas été envoyé par Louvois.
Quoique le motif de son incarcération se rattache à la même
affaire que celle de l'Homme dit au Masque de fer, il aura
été expédié probablement par Saint-Pouenges, ou mieux
par l'archevêque de Lyon, l'oncle de Louvois. C'est ce qui
exphque l'incertitude de Louvois à propos du moine jaco-
bin et de l'époque de son incarcération.
Mais quel était cet homme? De prêtres arrêtés à ces époques
troublées de 1692, 1693 et 1694, je n'en connais que trois
importants. J'ai déjà parlé du jacobin conduit à la Bastille,
le P' août 1684, par M. de Rochefort. Or, dans la forte-
^ P. 369, V. 473, Mss. Dépôt de la guerre.
2 p, 123, 198, V. 476, Mss. Dépôt de la guerre.
L'ABBÉ DU COLOMBIER. 335
resse se trouve un autre abbé , dont l'aventure est assez
mystérieuse pour qu'elle intéresse le Pape lui-même. Sui-
vant les historiens, l'affaire du Colombier ne se rattacherîiit
qu'à un détail concernant l'Ordre de Saint-Lazare. D'après
moi , elle aurait une portée plus grande.
Le 6 juin 1673, en effet, Louis XIV, alors au camp de
Wassen , écrivait à M. de Besmaus : «Ayant donné ordre
" pour faire conduire en mon château de la Bastille l'abbé
» du Colombier, je vous écris cette lettre pour vous dire que
» vous ayez à le recevoir en mondit château, et de le tenir
» sous bonne et sûre garde, jusqu'à nouvel ordre'. /> Le
15 février, Nallot écrivait de son côté à M. de Louvois :
«J'ai gardé quelques jours l'ordre qu'il vous avoit plu me
» faire adresser. Monseigneur, pour faire arrêter l'abbé du
" Colombier, auparavant que de le faire arrêter J'ai remis
» l'ordre du Roi à M. le chevalier du guet, qui l'a mené à la
» Bastille, et parce que son ordre ne disoit rien touchant les
» papiers de ce faux prélat , les papiers ont été mis dans une
» cassette qu'on a scellée en présence du prisonnier, puis
» remise à la garde de l'hôte où il logeoit , dans la rue du
'jBouloi, à l'hôtel du Bouloi. Cette cassette doit contenir
» beaucoup de patentes de Home , et des lettres de ceux avec
') lesquels il avoit correspondance^. « .
Le 1 9 juin^, Louvois répondait en prescrivant à Besmaus
de prendre toutes les précautions nécessaires pour la garde
de ce prêtre. Il ordonnait en même temps à Nallot et au sieur
Testu, chevalier du guet, de procéder avec soin à l'inven-
taire des objets appartenant à ce personnage. L'abbé du
Colombier fut effectivement enfermé ; une lettre autographe
de Besmaus à Louvois , du 4 juillet* , en fait foi.
Jusqu'ici , rien que de très-naturel : mais il paraît qu'au
fond l'affaire n'était pas d'une simplicité pareille, car à
* P. 35, V. 303, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 376, V. 360, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 159, 162, V. 304; p. 52, v. 361, Mss. Dépôt de la guerre.
4 P. 22, V. 361, Mss. Dépôt de la guerre.
336 LES PRISONNIERS DE LA TOUR D'EN BAS.
Rome, l'arrestation de cet homme fit grande impression,
et, le 8 juillet' , l'abbe' Coquelin , agent secret de Louvois,
écrivait à ce ministre : «... Le cardinal me dit qu'il étoit
» très-fàché d'une nouvelle qui étoit venue le plus mal à
" propos du monde; que Son Excellence l'avoit chargé de
» le venir dire, et de me montrer la lettre' qu'elle est de
)i M. le cardinal Nerli , qui lui mande qu'en vertu d'un ordre
» de Sa Majesté , en date du 6 juin , l'abbé du Colombier a
» été mis h la Bastille, et qu'il disoit que c'étoit pour n'avoir
» pas voulu signer un consentement qu'on lui avoit demandé,
» pour l'union des biens de l'Ordre de Saint-Lazare et de
V celui du Saint-Esprit; il dit que c'étoit fâcheux Je lui
» ai demandé s'il connoissoit cet homme; il me dit que non;
» je lui ai fait son histoire, qui ayant rendu la joie à notre
» conversation, je lui ai dit qu'il voyoitbien qu'un homme de
» cette trempe pou voit bien être arrêté pour d'autres affaires
" que celles de Saint-Lazare Le lendemain j'ai appris au
» Pape l'incident du Colombier, et je lui ai dit que, comme
5) il n'étoit instruit des choses du royaume, il savoit combien
;> il étoit délicat de se mêler de tout ce qui avoit l'ombre de
» prisonnier d'État ; que , comme le Roi ne se mêloit pas de
" ceux que le Pape faisoit mettre au château Saint-Ange ,
» qu'il étoit juste que le Pape n'entrât pas dans les affaires
)) de ceux que le Roi faisoit mettre à la Bastille Je lui ai
» fait voir combien il serait honteux pour la cour de Rome
» de se brouiller avec la France pour un si maigre sujet, et
» pour lin aussi grand fripon que le sieur du Colombier. •.;
Cet homme, effectivement, était en relation avec quantité
d'agents de l'étranger et de l'intérieur, qu'il avait rencontrés
à Turin , à Lyon , à Bruxelles. Son ordre d'incarcération se
rattachait donc à la mesure générale prise un peu partout
par le ministre sur le sol français, en vue d'un complot
contre la vie du Roi. Que devint-il? Resta-t-il à la Bastille?
Je le suppose , car depuis, je n'en ai plus entendu parler.
> P. 18, V. 235, Mss. Dépôt de la guerre.
LE MOINE JACOBIN DE PIGNEROL. 337
Le troisième prêtre arrêté est également un jacobin.
Celui-là me paraît remplir plus exactement les conditions
exigées, APignerol, en effet, se trouvait un couvent de Jaco-
bins, qui avait eu souvent maille à partir, soit avec le gouver-
neur général , le marquis de Piennes , soit avec Saint-Mars ,
à cause des intrigues auxquelles les Révérends Pères avaient
prêté la main à propos de Fouquet et de Ijauzun , fait très-
ordinaire, car, dans toutes les histoires secrètes de ce temps,
ces messieurs remplissaient volontiers les fonctions d'agents
secrets, surtout dans les villes frontières.
Or, le 8 janvier 1672, le prieur des Jacobins de Pigne-
rol écrivait à M. de Louvois : «Le premier jour de l'an , à
» quatre heures du soir , M. d'Ardinaut , capitaine des gardes
■ » de M. le marquis de Piennes, m'a rendu une lettre de
» cachet du Roi , par laquelle Sa Majesté m'a ordonné de
» faire sortir de notre monastère le Père Gonna, religieux
>; de notre Ordre, et profès de notre maison, et de lui donner
» obédience pour un autre couvent de la province. Je n'ai
» pas manqué d'obéir Il a obédience pour le couvent de
« Turin.... Il est né à Turin, mais son père est Lyonnois'. "
Ce Gonna exécuta-t-ill'ordre royal? Se rendit-il à Turin,
ou continua-t-il ses menées du côté de Lyon où était son
père? Je ne sais; seulement, le II janvier 1673", M. de
Saint-Pouenges, l'oncle de Louvois, adressait à M. l'arche-
vêque de Lyon l'ordre suivant : « Monseigneur, ayant été
» informé par mon cousin, le comte d'Armagnac, qu'il vous
)) a envoyé un religieux jacobin qui prétend avoir des
» secrets considérables, je lui ai ordonné de vous mander
» que je vous permettois de le mettre dans mon château de
» Pierre- Cise, Mais depuis, ayant jugé plus à propos de le
» faire venir ici, je vous fais cette lettre, pour vous dire que
» mon intention est que vous le remettiez entre les mains du
» sieur Legrain , prévôt général de la connétablie et maré-
') chaussée de France , et que vous adressiez au marquis de
1 P. 37, V. 299, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 133, V. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
22
338 LES PRISONNIERS DE LA. TOUR D'EN BAS.
» Louvois une instruction bien ample de tout ce qu'a fait
n et dit ledit religieux jacobin, depuis quil est du côté de
» Lyon ' . )) Il ajoutait en même temps par dépêche privée :
« Vous connaîtrez si clairement par la lettre du Roi , qui
» sera ci-jointe, le sujet du voyage du sieur Legrain, que je
» n'ai rien à y ajouter '^. » A la même date, on prescrivait
à l'ambassadeur de France à Turin, M. de Servient, de
donner des ordres pour faire arrêter tous les courriers d'Es-
pagne; d'autre part on ordonnait à La Motte -Lamyre de
« fouiller tous les courriers qui passaient près de Bordeaux se
» rendant à Lyon par le Piémont et inversement tous les
» quinze jours ^. » Saint -Mars enfin recevait la mission de
prier M. de Saint-Léon de faire conduire chez lui, par trois
soldats de garde, tous les étrangers qui viendraient dans la
ville"*. Une surveillance exacte se faisait donc à la fron-
tière à cette époque. Mais ce religieux jacobin arrêté était-il
le Père Gonna de Lyon, de l'année précédente? Je n'ai
là-dessus aucune preuve. Le fait est que Besmaus, qui rend
compte jour par jour au secrétaire d'Etat des personnages
de son département entrant à la Bastille, ne mentionne pas
cet individu. Je présume donc que le religieux jacobin du
prieuré de Pignerol a été arrêté soit à Pignerol , soit à
Turin, par ordre de M. de Servient, ou envoyé directement
par l'archevêque de Lyon ou le sieur Legrain , qui avait des
instructions secrètes. Encore une fois, pour connaître ces
faits , il faudrait examiner en détail la correspondance de
M. de Servient, notre ambassadeur, et celle de l'archevê-
que de Lyon. Mais je ne crois pas me tromper de beaucoup,
en disant que ce jacobin doit être l'un des deux que je viens
de signaler, ou peut-être mieux , un seul et unique person-
nage. Gela expliquerait l'incertitude de Louvois en 1676, et
S£i demande à Saint-Mars pour savoir qui lui a amené ce
* P. 135, V. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 130, V. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 276, V. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
* Ravaisson, p. 160.
LE MOINE JACOBIN DE PIGNEROL. 339
prêtre, et le nom du signataire de la dépêche d'envoi.
Que ce soit donc le Père Gonna, de Pignerol, ou un autre
jacobin de Turin ou de Lyon , le fait est qu'un prêtre de cet
Ordre se trouve enfermé dans la Tour d'en bas du donjon ,
où il fut assez malmené, par parenthèse, grâce à Saint-Mars
qu'il rudoyait fort. « Puisque la menace que vous avez faite
« au prisonnier qui est avec le sieur Dubreuil l'a déjà rendu
« sage, vous ne devez pas manquer de la lui renouveler de
«temps en temps » Il paraît que l'instrument dont
aimaient à se servir Saint-Mars et son cousin Blainvilliers ,
quand les prisonniers parlaient trop haut, était ce fameux
gourdin qui fut plus tard à la disposition des épaules de
Mattioli Au fond, l'idée de frapper un prêtre inquiétait
la conscience de cet infâme geôHer, qui se voyait proba-
blement rendre dans l'autre monde, et au centuple, les coups
qu'il avait distribués en celui-ci. Mais Louvois, celui qui
rit des grillades de Hollandais faites par son aimable ami
le duc de Luxembourg, n'est pas homme à s'inquiéter
de si peu ; il lui répond : « Au surplus de ce que vous
« m'écrivez, je dois vous expliquer qu'il est vrai que ceux
» qui frappent les prêtres au mépris de leur caractère sont
» excommuniés ; mais il est loisible de châtier un prêtre quand
» il est méchant, et que l'on est chargé de sa conduite.
>) Pourvu que celui-ci soit autant en sûreté avec le valet de
» M. de Lauzun qu'il l'est avec le sieur Dubreuil, le Roi se
« remet à vous de le changer de prison, ou, en cas que vous
« jugiez à propos de le laisser avec ledit Dubreuil, de le
» faire attacher de manière à ce qu'il ne puisse lui faire du
» mal »
Ce fut donc dans la prison de ces malheureux qu'on amena
successivement l'espion et empoisonneur Dubreuil, ainsi que
le fameux Mattioli.
«Depuis que Monseigneur m'a permis de mettre Mattioli
» avec le jacobin, dans la Tour d'en bas, écrit Saint-Mars à
» Louvois, le 7 septembre 1G80, ledit Mattioh a été quatre
» ou cinq jours à croire que le jacobin était un homme que
22.
340 LES PRISONNIERS DE LA TOUR D'EN BAS.
» j'avois mis avec lui pour prendre garde à ses actions
w II fut désabusé lorsque le jacobin un jour descendit de
» son lit tout nu Moi et mon lieutenant avons vu leurs
V manoeuvres, par un trou au-dessus de la porte' »
Quel horrible type que celui de ce geôlier, qui occupe ses
loisirs à rire avec ses lieutenants des misères de ceux qui
sont confiés à sa garde! Digne valet d'un maître à qui il peut
sans crainte raconter de semblables infamies!
Au mois d'octobre 1681 , le moine fut enfermé à Exiles.
C'était l'un des deux merles.
Or, de ce mot merle, employé par Saint-Mars, on a voulu
faire un terme injurieux adopté avec intention par le geôlier
pour désigner les prisonniers d'Exilés. Dans notre langue
verte moderne, il est vrai, l'expression un beau, un vilain
merle , a quelque chose de trivial, de choquant. Avait-elle ce
sens à l'époque où vivait Saint-Mars? Je ne le crois pas. Le
gouverneur du donjon voulait-il simplement faire preuve
d'esprit et d'érudition à l'égard de l'abbé d'Estrades? C'est
probable. S'est-il servi pour cela d'un terme alors usité, et
<]u'on a cherché à expliquer dans V Investigateur? « Dans le
0 Dictionnaire de Trévoux, dit à ce sujet M. N. M. de Gre-
5) noble , on lit au mot Merle : Cet oiseau a tiré son nom de ce
» qu'il va seul et sans compagnie^, merula cjuod mera, id est,
1-' sola volitat, comme dit Varron. Dans le Languedoc, à
» Marseille, à Nice, le merle bleu, le merle de roche, sont
^) appelés passa solitaris, soulitaris , soulitaria. « Je laisse
donc aux chercheurs l'appi'éciation de cette étymologie.
Quant au séjour du moine jacobin à Exiles , je n'en parle-
rai que pour mémoire. Déjà malade en 1680, le malheureux
devint hydropique, et mourut le 4 janvier 1687 , au moment
où Saint-Mars venait d'obtenir le gouvernement des îles de
Lérins.
Le 9 octobre 1686, en effet, Louvois écrivait à Saint-Mars :
«J'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite le 26 du mois
* P. 319, V. 625, Mss. Dépôt de la guerre.
MORT DU MOINE JACOBIN. 341
» passé , qui ne désire de réponse que pour me dire que vous
» auriez dû me nommer quel est celui de vos prisonniers qui
)) est devenu hydropique. "
Le 3 novembre suivant , il ajoutait : <> Il est juste de faire
» confesser celui de vos deux prisonniers qui devient hydro-
» pique, lorsque vous verrez apparence d'une prochaine
» mort. Jusque-là, il ne faut pas que lui ou son camarade
« aient aucune communication. »
he Jusque-là de Louvois est tout simplement ravissant. Le
malheureux prisonnier n'en mourait pas moins le A janvier
1687; le lendemain, Saint-Mars annonçait l'événement au
ministre, et celui-ci répondait le 13 : « J'ai reçu votre lettre
» du 5 de ce mois, par laquelle f apprends la mort d'un de
» vos prisonniers . »
Ce fat toute son oraison funèbre. De ce malheureux , Saint-
Mars ne donne pas le nom, et je n'ai pu retrouver encore la
lettre qui le concerne. Mais la maladie du prisonnier, sa
manière d'être avec le geôlier, ses colères au début de sa
captivité, ne suffiraient pas à le faire distinguer suffisamment
de son voisin de cellule, si calme et si placide pendant ses
trente années d'incarcération, que la mort de ce dernier et
la note de Du Junca ne permettraient pas de les confondre.
Je le ferai voir, en effet, dans le chapitre suivant : le
deuxième prisonnier de la Tour d'en bas, l'incarcéré de mars
167-4, le mort de 1703, le sieur de Marchiel de Du Junca ,
ne sont en réalité qu'un seul et même prisonnier. Son ex-
compagnon ne peut donc être que le moine jacobin , mort le
4 janvier 1687.
CHAPITRE VIII.
L'Homme dit au masque de fer.
(1673-1703.)
Complots contre Louis XIV. — Les empoisonneurs en 1672. — Michel Le
Tellier et la noblesse. — Relations de Louvois. — Ordres de Louvois (1672-
1673). — Le complot de 1673. — Ses instigateurs. — Les agents de
Louvois. — Le Père Hyacinthe, provincial des Récollets d'Arras. —
Arrestation du sieur de Oldendorf. — La souricière de Péronne, — M. de
Lespine-Beauregard. — Les arrestations de mars et d'avril 1673. — L'homme
que vous savez. — Absence de Louvois. — Retour de Louvois. — Fin du
complot de 1673. — Envoi du prisonnier à Pignerol. — De Marchiel a
Pignerol, à Exiles, à Sainte- Marguerite, à la Bastille. — Mort du prisonnier
masqué. — Conclusion. — Identité du personnage. — Son nom. —
Documents qui font défaut. — Où les trouver?
Des cinquante prisonniers dont j'ai retracé l'histoire, un
seul reste à connaître , celui û^e 1 673 , le prisonnier de la Tour
d'en bas. Ce dernier cadre-t-il, comme date , comme intérêt,
comme précautions, avec les données du problème telles
■qu'elles existent, c'est ce que j'espère arriver à démontrer.
« L'Homme au masque de fer sera toujours vraisemblable-
M ment un problème insoluble» , ditle Père Griffeten 1768 ^ .
«L'histoire n'a pas le droit de se prononcer sur ce qui ne
» sortira jamais du domaine des conjectures» , ajoute M. Henri
Martin dans son Histoire de France^. « L'histoire du Mas-
5> que de fer restera probablement à jamais obscure » , con-
clut M. Michelet^. Il faut avouer que c'est là une façon aisée
de trancher les questions ; or, je l'ai dit et répété dans mon
Avant-propos , ainsi que dans l'histoire de cette mystification
légendaire, j'ai plus de confiance dans l'axiome de notre
maître à tous , Augustin Thierry : « Notre véritable histoire
» nationale est encore ensevelie dans la poussière des chroni-
» ques contemporaines. » En effet, avant de se prononcer si
1 De la Méthode dans l'histoire, t. III, p. 292.
2 T. XIV, p. 564.
3 T. XII, p. 425.
COMPLOTS CONTRE LOUIS XIV. 343
catégoriquement, il eût été tout au moins juste de chercher;
mais, comme l'assure Augustin Thierry, « il est bien plus com-
« mode de ressasser les opinions précédemment émises que
)) de se livrer au labeur ingrat des vérifications sur pièces des
)) faits qu'on expose >' . Les études de synthèse historique
datent d'hier, et rien qu'en examinant les différentes phases
de cette légende je suis resté émerveillé des richessiss que
contiennent nos Archives , et effrayé des erreurs qu'on
apprend encore à la jeunesse française
Les procédés du surintendant Fouquet, ses projets, son
arrestation, son procès, les efforts multiples de sa clientèle
et de sa famille, si nombreuse et si solidement établie,
n'avaient pas été sans révéler un mal étrange qui avait
pour point de départ, je l'ai prouvé, le mécontentement de
la noblesse, sa situation précaire et son ambition. Les dis-
sensions religieuses, il est vrai, n'étaient pas étrangères à
ce mouvement, Les protestants se souvenaient toujours de
la Saint-Barthélémy ; en butte d'ailleurs à une hostilité sourde
et constante de la part des gouvernants, ils avaient trouvé
pour leurs intrigues un appui à l'étranger, appui d'autant plus
sincère qu'il était intéressé. Ils avaient même cherché dans
l'assassinat politique une solution à leurs haines et h leurs
vengeances. A une époque où l'axiome de la force primant le
droit était accepté à tous les degrés de la hiérarchie sociale et
politique, où les mots de liberté individuelle et d'égalité devant
la loi étaient inconnus, cette étrange méthode de résoudre
les difficultés trouvait des admirateurs et des complices.
Il avait donc fallu toute la patiente habileté et l'énergie de
Michel Le Tellier et de Golbert pour faire dévier cet esprit
d'ambition, cette soif de jouissances, soit sur les entreprises
commerciales et militaires lointaines (la Compagnie des Indes,
le Canada , Madagascar, etc.), soit sur des expéditions bril-
lantes (Djidjelli, Rome, la Turquie, Candie, etc.). Ces ha-
biles ministres ne devaient réussir, du reste, qu'à reculer
l'heure de la décadence et de la chute finale , après avoir
entouré d'une auréole lumineuse cette belle figure d'un Roi
344 LE MASQUE DE FER.
amoureux de la gloii^e et du beau et trouvant toute une
génération prête à le suivre dans cette carrière sans lende-
main qu'on devait appeler la jeunesse de Louis XIV.
Malgré cette personnification de la puissance centralisatrice,
cette négation de la noblesse française, cette espérance de
l'autocratie religieuse, le Roi de France et sa famille n'en
étaient pas moins exposés aux projets criminels de cette bande
mystérieuse des empoisonneurs et de leurs puissants alliés.
En 1664 , la mère et la femme du duc de Savoie étaient
mortes empoisonnées.
Le 27 janvier 1664, en effet, l'ambassadeur d'Espagne,
M. de La Fuente, écrivait à son Roi : « Votre Majesté sait déjà
» que le duc de Savoie a perdu sa mère et sa femme en quinze
» jours. Je dirai seulement à Votre Majesté que la mort de ce
» dernier a surpris tout le monde. . . On ne fait aucun fond sur
" le duc, qui, selon le bruit commun, abhorre les Français ' . »
A peine âgé de vingt-cinq ans, Louis XIV était directement
menacé, car le 10 septembre lordHallis, ambassadeur d'An-
gleterre, écrivait de Paris à sir H..Bennett, secrétaire d'État :
« Monsieur, il n'y a pas ici de nouvelles, mais un homme
)) venu de Lyon accuse un autre Lyonnais d'avoir voulu tuer le
« Roi. Le premier est arrêté et remis entre les mains de six
» archers de la garde , et l'on a envoyé l'ordre de se saisir du
» second. Ceci m'a été rapporté hier de Vincennes , d'où la
» pluie ramènera, dit-on, la cour d'ici à la fin du mois. »
Et le 14 il ajoutait : « On fait toujours grand bruit d'un com-
» plot contre la personne du Roi. On a fait des perquisitions
» exactes dans toute la ville, et dimanche dernier, lorsque je
» fus à Charenton, au prêche, deux exempts aux gardes et un
M lieutenant se tenoient à la porte et examinoient attentive-
)/ ment tous ceux qui sortoient. Je ne fis pas semblant de les
» voir. Il paroîtroit qu'ils avoient quelque indication pour
" découvrir la personne qu'ils cherchoient... ^ »
En 1668 , les mêmes inquiétudes se renouvellent. Cette
' Ravaisson, t. IV.
2 Ravaisson, t. III, p. 6.
COMPLOTS CONTRE LOUIS XIV. 345
fois , notre ambassadeur à Londres , M. de Ruvigfny , signale à
M. de Colbert « l'arrivée en Angleterre d'un des sujets les plus
» malintentionnés du monde. » L'ambassadeur ajoutait que,
caché dans un cabinet, chez un ami, il avait entendu la con-
versation de ce misérable... Cet individu n'était autre que
Roux de Marsilly , natif de Nîmes et protestant. Arrêté, con-
duit à la Bastille, il fut jugé, condamné et, roué vif le
20 juin 1669.
Le lieutenant criminel, M. Défita, qui fut chargé de l'in-
struction de cet attentat, fit à ce propos part au ministre des
dépositions et des lettres d'un négociant de Lyon nommé
Jacques Gueston, envoyé du comte de Molina et de Bucking-
ham et mêlé à toutes les affaires ténébreuses de Londres
et de Bruxelles ' . On arrêtait en même temps de nombreux
agents dans les provinces , et particulièrement Eustache
Dauger, qui fut conduit à Pignerol. Cette année-là, enfin,
Colbert, dit Pierre Clément, faillit lui-même succomber à une
tentative d'empoisonnement.
Or , à cette époque , que sont devenus tous ces individus ,
hommes ou femmes, compromis dans les mystérieuses aven-
tures que j'ai indiquées au commencement de ce chapitre,
tous ces personnages qui voyagent, se rencontrent, se retrou-
vent , qui ont des banquiers à leurs ordres et des points de
repère tout indiqués ?
Exili , le gentilhomme de la reine Christine , l'agent
romain, a déjà été enfermé à la Bastille le 2 février 1663,
et mis en liberté le 27 juin de la même année, en même
temps que le capitaine de chevau-légers Gandin de Sainte-Croix
(21 mai). Tous deux sont à Londres en 1669 avec Roux de
Marsilly.
Les prêtres Mariette et Dubuisson (ditLesage) et la femme
Voisin ont été arrêtés en 1667. Mais, grâce au crédit de ma-
dame de Montespan , qu'ils auraient pu compromettre, ils
obtiennent une ordonnance de non-lieu.
1 Histoire de l'édit de Nantes, par Benoît, t. IV, p. 125.
346 LE MASQUE DE FER.
François Galaup, dit le marquis de Chasteuil, etc., est en
prison, mais il sera mis en liberté l'année suivante par ordre
de Golbert. Les procès de madame de Casteldys, à Gaen, de
Madeleine Bavent, à Rouen, de la dame La Douze las Tourre
sont à peine terminés.
Quant aux principaux agents ou membres de ces conspira-
tions , faux monnayeurs , empoisonneurs, etc., que nous
avons cités , ils sont dispersés un peu partout au commence-
ment de l'année 1670.
Exili , le comte ou chevalier Gonnor, Gaudin de Sainte-
Croix, le chevalier de Lorraine, Georges du Hamel, sieur de
La Tréaumont , mademoiselle Desponts, Rabel , Bock, etc.,
sont à Londres.
A Bruxelles , à Gand, à Cologne , à Amsterdam, à Madrid
et sur la frontière d'Espagne, se trouvent le fameux et introu-
vable Paul Sardan , dit comte de Sardan , dit Paul, dit Mi-
rande, dit marquis de la Houssaye, dit François de Raulo ,
dit marquis Dauphin, et ses complices Foncenade , Audijos ,
don Miguel Morton, l'évéque de Cadix, le chevalier de
Malte Antonio Salamanque, Van den Enden, les agents du
comte de Monterey, du comte de Molina , de M. de Lisola,
van Bulen , van Buninghen , madame de Grave , Poucet
d'OrvilHers, de Croy, l'Homme dit au masque de fer, etc.
A Lyon, à Pignerol, à Turin, à Rome, se croisent l'abbé du
Colombier, le comte Castelmajor, Berthominat, dit la Cha-
boissière, dit Delorme, Robert de La Mire, comte de Bachi-
mont et sa femme , née Paul Haye et comtesse de Coëtlan ^
le président Truchi, le marquis de Saint-Maurice, le duc de
Giovanisso, le comte de Broglio et sa noble épouse, le comte
de Montemajor, marquis de La Bosse, Lemaire, l'agent Pon-
sieux, Louis de Vanens , les parents d'Exili , plus tard le
chevalier de Lorraine et leur chef, l'incroyable François
Galaup, marquis de Chasteuil, quand il sera rendu à la
liberté , etc. En France et à Paris se groupent et se multi-
plient les nommés Dalmas, Terron du Clauzel, le sieur de
Sainte-Colombe, Laboissière, Trabot, Gallet, marquis de
COMPLOTS CONTRE LOUIS XIV. 347
Gessac, de la Mesnardière, le chevalier de Monteau, de la
Miclieiière, chevalier de Villers, de Lendricourt, Degrois,
Bors de Baret, Alexandre de Canoiiville, marquis de Raf-
fetot, le marquis de Monteran, de Saint-Meurs, marquis
de Dampierre , Desrochers , chirurgien du Roi , le comte de
Glermont, Etienne de Bray, de Vassart, le marquis de Ter-
mes, Castanieri, dit La Pierre, dit Saint-Georges; Dubreuil,
dit Martin, dit Louvigny, dit Samson , etc.
En Normandie se réunissent, autour de La Tréaumont, le
chevalier de Rohan , le marquis de Sourdeval, le chevalier
des Préaux, François des Grieux, le sieur de Louvigny, le
comte de Mouchy , Alexandre de Créquy-Berneuil, le sieur
d'Aigremont, François Malet de Graville, le sieur de Saint-
Martin , Alphonse de Châlons de Saint-Martin, etc En
Angoumois , en Languedoc, en Guienne , se groupent éga-
lement de nombreux mécontents. Les femmes ne sont pas
les dernières à prendre part à ces conspirations. Elles en sont
les agents les plus actifs. Les unes habitent Paris ou les envi-
rons, comme la Voisin, la Poulain, la Filastre, la dame
Larcher , la Dode, la Trianon , etc. Les autres voyagent.
Quant à leurs complices , elles font partie du tout Paris d'alors
et s'appellent la Montespan, la comtesse de Soissons, made-
moiselle de Montalais, de Polignac, d'Escalopier , Anne
Saran, dame de Villers, de Villedieu , mademoiselle SelUère,
de Tingry, Renée Morice d'O , mademoiselle Facy , de Dreux,
laVéron, du Sauzay-Garadoz, comtesse d'Alluy, dame de
Rouville, etc.
Les entremetteurs obligés entre ces hommes perdus de
dettes et ces femmes éhontées et superstitieuses en propor-
tion , sont naturellement des prêtres tels que Dulong , cha-
noine de Notre-Dame , Guibourg , le diseur de messes ,
Lépreux , Danon , Racine, OHvier Baub , le curé de Lannoy ,
Mariette, le fameux Dubuisson (dit Lesage), etc.
Or , je ne cite ici que les principaux ; je passe les agents
inférieurs et beaucoup d'autres... De ces menées multiphées
les principaux chefs pour Turin, Lyon, Marseille, sont le
348 LE MASQUE DE FEB.
comte de Bacliiraont , le marquis de Chasteuil , le comte de
Castelmajor; pour l'Espagne, PaulSardan etFoncenade; pour
la Normandie, La Tréaumont ; pour la Hollande, Van den
Enden et van Buninghen; pour la Belgique et l'Allemagne,
Oldendorf, Sardan, La Tréaumont, etc.
Ces gens ont des banquiers à Londres, h Amsterdam,
à Bruxelles; à Venise, les sieurs Castelli et Pocabelli; à Rot-
terdam, Pedi ; à Paris, Gadelan, Penautier, receveur géné-
ral du clergé de France, de Belleguise ; à Toulouse, le nommé
Albo, etc..
C'est donc au milieu de ce dédale d'intrigues politiques
et particulières , de complots et de passions inassouvies, qu'il
faut chercher les traces de bien des événements pour cette
curieuse période du dix-septième siècle que les remarquables
travaux de MM. Pierre Clément et Ravaisson ont permis
d'entrevoir. C'est le 7 mai 1669 qu'alarmées de l'ambition
de Louis XIV, l'Angleterre, la Suède et la Hollande ont
signé à la Haye un traité de garantie.
C'est le 30 janvier 1670 que le chevalier de Lorraine est
arrêté , puis exilé à Rome. C'est au mois de mars que Madame
obtient du roi d'Angleterre l'abandon de la ligue; le 30 juin
qu'elle meurt. C'est le 6 avril 1672 que la guerre est déclarée
à la Hollande, le 12 juin que le Rhin est passé par les trou-
pes françaises, le 31 juillet que Gaudin de Sainte-Croix
meurt à Paris et que la marquise de Brinvilliers se sauve en
Angleterre; le 30 août, enfin, que les frères de Wytt sont
assassinés.
Le maréchal de Luxembourg est en Hollande, et dans le
pays de Waës, où, pour se distraire lui et ses mercenaires,
il fait ginUer habitants et habitations ; Turenne , sur les bords
du Rhin ; Louvois sur le théâtre même de la campagne, avec
Vauban , préparant les sièges où un jeune Roi de trente-
deux ans, entouré de ses maîtresses et d'une cour affolée de
désirs et de plaisirs, viendra triompher à heure fixe.
Michel Le Tellier, le sieur de Chaville, est au secrétariat
de la guerre, servant de lien entre le Roi et son fils, le mar-
MICHEL LE TELLIER ET LA KODLESSE. 349
quis de Louvois, entre ce dernier et les généraux. Il n'a pas
trop de tout son calme et de toute son habileté pour éviter
la chute dont lui et son fils sont menacés. La famille Le Tel-
lier, d'ailleurs, est toute-puissante. Depuis l'année 1643
qu'il est entré au secrétariat de la guerre, Le Tellier a su
peu à peu établir sa fortune sur une base solide, s'allier
aux plus grandes familles, placer ses parents et ses amis dans
tous les emplois. L'année précédente son fils Louvois a été
nommé chevalier de l'Ordre, et son second fils archevêque
de Reims à l'âge de vingt-neuf ans. A la cour, il est vrai, un
parti important s'agite contre le jeune Louvois, dont les allures
quelque peu cassantes et autoritaires ont blessé les vieux chefs
des armées de la guerre de trente ans. Les humanitaires
et les conspirateurs l'attaquent constamment sous prétexte
de blâmer les violences qu'il ordonne. Les ambitieux et les
courtisans jalousent sa fortune naissante, s'effrayent de l'au-
torité de cet intelligent' secrétaire d'Etat, et de le voir deve-
nir premier ministre. Le parti de la vieille noblesse enfin se
groupe pour renverser cette progéniture des Le Tellier, si
envahissante à son détriment. Les familles des Condé et des
Turenne ont réuni cette fois leurs efforts ; la catastrophe est
donc prochaine. M. Camille Rousset, dans son premier
volume de \ Histoire de Louvois, a rendu d une façon saisis-
sante ces combats du jeune secrétaire d'Etat de la guerre
contre les intrigues de cette noblesse toujours prête à se sou-
venir de ses exploits de la Fronde et des ce 7it jours d'Auver-
gne, toujours disposée à chercher à l'étranger un appui pour
ses prétentions et l'assouvissement de ses besoins sans cesse
renaissants. Mais le meilleur moyen de lutter, c'est de lutter
de loin, c'est d'éviter ces pièges d'une cour où chaque mot
se pèse , où chaque regard s'interprète. Or Louvois est partout
à la fois, en 1670 à Turin, en 1671 dans les Flandres, en
1672 sur les bords du Rhin. Il ne revient qu'au commence-
ment de 1673 pour repartir le 1" mai et ne rentrer qu'à la
Toussaint. De loin, du reste, il fit bien mieux ses affaires, en
préparant les succès de son maître et en laissant son père et
350 LE MASQUE DE FER.
son oncle , M. de Saint-Pouenges, surveiller ses intérêts au-
près du Roi.
La crise n'en est pas moins authentique; il faut lire, je
l'ai déjà dit, les lettres nombreuses du père et du fils, la
correspondance avec Garpatry, pour s'en rendre compte. Mais
Louvois joue serré, et cette fois, grâce à son père, il rendra
au Roi le plus signalé des services, en empêchant l'exécution
d'un infâme attentat contre sa vie, et en le mettant sur la
voie des complots qui se trament à Rouen , dans les Flandres,
en Provence, dans les Pyrénées, en Guyenne , dans le Poi-
tou, de concert avec les Hollandais et les Espagnols.
C'est qu'en effet, pour cette fin d'année 1672, et pour
la suivante, Louvois entretient partout les correspondances
les plus secrètes et les plus suivies.
A Bruxelles , c'est avec la fameuse duchesse de Meckel-
bourg (Angélique de Montmorency-Bouteville) , dont les
galanteries et les intrigues occupent tant de place dans VHis-
toire amoureuse des Gaules. Elle avait à cette époque qua-
rante-sept ans, et pourtant c'était d'elle que le 10 juillet 1673
mademoiselle de Scudéry écrivait à Bussy : « Je vis hier
)' madame de Meckelbourg à l'hôtel de Languedoc. Il y avoit
» nombreuse compagnie d'hommes et de femmes , et pour elle,
» elle étoit sur un lit de gaze bleue et blanche , en vérité plus
j' charmante que tout ce qu'il y avoit de jeune à la cour. »
Elle venait probablement de toucher les arrhes des services
particuliers qu'elle avait rendus à Louvois.
A Paris, le jeune secrétaire d'Etat est en relations avec
madame de La Baume, une intrigante que Bussy accusait
d'avoir laissé prendre copie de son Histoire amoureuse. Cette
madame de La Baume n'était autre que Catherine de Bonne,
comtesse de Tallart, nièce du premier maréchal de Villeroy,
femme de Roger d'Hostun de Gadagne, marquis de La
Baume, et mère du maréchal de Tallart. Elle avait été la
maîtresse de Bussy et passait pour une femme perdue de
mœurs '.
* V. 305, Mss. Dépôt de la guerre.
LES RELATIONS DE LOUVOIS. 351
A Paris également, Louvois a des rapports avec une ma-
dame Foucault. C'est pour cette dame qu'il écrivait à Nallot ,
le 22 février 1673 :
« Retournez voir madame Foucault, et dites-lui qu'elle
M fera plaisir de trouver bon de n envoyer personne à son
11 jardin, et que l'on y fera faire ce qu'elle voudra aussi pro-
» prement et à aussi bon marché qu'elle le pourra faire. Et
» après cela retirez-vous , c'est-à-dire que l'on aime mieux
» qu'elle ne fasse rien faire, qu'on y laisse entrer quelqu'un
» autre ^ . «
Mais Nallot, l'ami de Louvois, est parent de cette dame
d'Aubray qui a la courageuse persévérance d'intenter un
procès à la Brinvilliers. Nallot meurt subitement au mois de
juillet , Louvois écrit tout aussitôt à son agent Duclos :
« Vous me ferez plaisir de garder, jusqu'à mon retour, la
» cassette qui vous a été remise chez le feu sieur Nallot , et Gar-
« patry vous fera encore porter un lit dont je vous prie défaire
» de même et de prendre soin qu'il ne soit gâté^ .. . ii Et madame
Nallot d'Aubray, sœur de Nallot, répond : « Monseigneur,
» je crois que M. Carpatry vous aura assuré que je lui ai mis
» entre les mains votre lit blanc. Je payerai madame Foucault
» lorsqu'elle me demandera de l'argent. Mon frère, avant de
» mourir, m'a informée de l'affaire , sachant que je sais me
» taille quand il le faut ^ . »
Qu'était cette dame Foucault ? Que signifiait ce lit blanc?
Je n'ai là-dessus rien de positif. Louvois, d'ailleurs, se sert
alors un peu partout, en France comme à l'étranger, d'a-
gents fidèles à ses ordres, au grand déplaisir du secrétaire
d'État chargé des affaires étrangères, et des ambassadeurs
qui ne cessent de se plaindre au Roi de ces empiétements du
jeune ministre.
A cette même époque , ce dernier fait exécuter des arres-
tations un peu partout.
* P. 266, V. 391, Mss. Dépôt de la fjuerre.
2 28 juillet 1673. P. 167, v. 3()1. Dépôt de la guerre.
3 20 août 1673. P. 243, v. 361, Mss. Dépôt de la guerre.
352 LE MASQUE DE FER.
Le l"novembre 1672, c'est La Reynie qui est chargé d'in-
struire l'affaire d'un prétendu marchand de chevaux , porteur
d'un passe-port, et d'un nommé de Mireville qui contrefait
les ordres du Roi à Alençon et à Lisieux. Ce sont les sieurs
Ghaudot et de Vieux-Moulin qui sont tenus au secret , un
nommé Biaise qui est enfermé h Plerre-Cise, ainsi qu'un
sieur Geilhe ', etc.
Aux frontières, Louvois prescrit à ses agents '' d'enlever à
tout prix les courriers d'Espagne. Puis, afin d'atténuer l'ar-
bitraire de ces dispositions, il écrit, le 4 janvier ^, au comte
de Molina, pour l'inviter à ne plus faire partir de courrier
qui ne soit muni d'un passe-port bien en règle. Il lui exprime,
à ce propos , ses regrets pour la confiscation de ces dépêches ;
le lÂ^, il renouvelle ses protestations au marquis de Mejo-
rada, ministre du roi d'Espagne, et en même temps envoie
des ordres en sens inverse à Villars, Perthuis, Nancré, che-
valier Perrin , Saint-Mars, Chamlay, des Carrières. « Les
» Espagnols, ajoute-t-il à M. de Lespine-Beauregard, n'ont
» h s'en prendre qu'à eux de Vaccident qui vient d'arriver à
» leurs courriers^. »
Ce des Carrières, chargé d'affaires de France à Liège,
était un ancien agent de Fouquet, dévoué à Louvois, et
homme fort habile, qui joue un jeu fort important pen-
dant cette période, et dont il serait intéressant de con-
naître plus en détail les faits et gestes. C'est ce des Carrières
qui, deux ans plus tard, obtiendra des consuls de Liège
l'autorisation d'enlever la Brinvilliers. Or, ce métier était
loin de se faire sans danger, car à la date qui m'occupe du
commencement de l'année 1673, il manque d'être assas-
1 P. 2, 5, 6, V. 269, Mss. Dépôt de la guerre.
P. 11, V. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
P. 95, V. 359, Mss. Dépôt de la guerre.
P. 174, V. 305, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 130, 170, V. 301 ; p. 250, V. 3t-3, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 8, V. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
'' P. 109, V. 303, Mss. Dépôt de la guerre.
5 P. 320, 321, 322, 447, v. 301 ; p. 416, v. 428, Mss. Dépôt de la guerre.
ORDRES DE LOUVOIS (1672-1673). 353
sine. Le 22 avril, Louvois écrit à ce propos au chancelier
de Liège, M. de Liverlo, pour se plaindre de l'attentat
commis et le menacer de représailles; il engage en même
temps des Carrières à s'éloigner de la rivière, près de laquelle
il loge, pour être plus en sûreté. Il se plaint enfin à l'évé-
que de vStrasbourg, qu'il a vu l'année précédente, de la
conduite du commandant de la citadelle de Liège, M. le
baron de Vierzet, qui n'est autre qu'une créature de M. de
Monterey.
Quel événement donnait donc lieu à ces préoccupations
et h ces colères du jeune secrétaire d'État? J'ai déjà dit qu'en
1664, en 1668, en 1669, il avait été question de projets
d'attentat contre la vie du Roi.
Or, en 1672 , le 14 septembre, Louis XIV écrivait au duc
de Saint-Aignan , gouverneur du Havre' : « Vous m'avez fait
" plaisir de me mander par ce gentilhomme ce que vous avez
» découvert du dessein de la personne nouvellement arrivée
ji au Havre (La Tréaumont). Il est bon de la faire observer
» pour être averti de tout; mais il ne faut pas l'empêcher
1 Voici, pour l'intelligence du récit, les noms des principaux gouverneurs
de provinces et de places fortes :
Gouverneurs des provinces : de Guyenne, maréclial d'Albret ; de Brouage,
de Carnavalet; du Dauphiné, de Lesdiguières ; d'Aunis, duc de INoailles; du
Lyonnais, marquis de Villeroy; de Bourgogne, duc de Navailles ; de Langue-
doc, duc de Verneuil.
Gouverneurs des places fortes : de Guise, M. Bridieu ; de Sedan, de Termes,
d'Avesnes, comte de Broglies ; de Calais, duc de Charost; de Landrecy, de
RoncheroUes; du Havre, duc de Saint-Aignan (Saint-Clair), major; de Marien-
bourg, marquis de Saint-Genez; de Saint-Malo, marquis de Goëtquen; de
Cbaiiny, du Passage; de Saint-Quentin, de Pradel ; de Lille, d'Humières; de
Dunkerque, de La Bourlie; d'Arras, de Montpezat ; d'Ath, de Nancré; de
Hesdin, de Villepeau; de Bapeaume, d'Orthye; d'Arnheim, de Galvo; de La
Fère, marquis de La Brosse; de Bergues, de Castaux; de Stenay, de Bourle-
mont; de Boulogne, d'Aumont; de Doullens, marquis de Saules; d'Amiens
de Bar ; de Graves, de Béton ; de Mézières, de Cossé, etc.
Intendants : de Languedoc, de Bezons; de Bourgogne, Bouchu; d'Alencon
Colbert; de la généralité de Rouen, de Creil; de Montauban, Feydeau de
Brou; du Soissonnais, de Machault; d'Auvergne, de Marie; du Poitou de
Miromesnil ; de Touraine, de Ribeyre ; de Provence, de Rouillé ; de Guyenne
de Sève; de Champagne, Caumartin; de Normandie, Cliamillart ; de Picardie
Rouillé du Coudray; de Berry, Tubœuf.
23
354 LE MASQUE DE FER.
V d'exécuter sa commission , ni la compagnie qu'il attend,
» ni d'aller où il lui plaira ; au contraire , il ne faut pas que
" vous fassiez semblant de rien voir'. » Et le 8 mars de l'an-
née suivante , l'ambassadeur de Venise , Michel , adressait
au doge la curieuse dépêche suivante (Archives de Venise) :
« Sérénissime prince, la cour s'est rendue à Versailles, où
» elle séjournera jusqu'au 25 du courant. Des ordres précis
)) ont été donnés pour reconnaître tous ceux qui entrent au
» palais de Sa Majesté. On dit que cela se fait par le conseil
« du Roi d'Angleterre, le zèle qu'il porte à la conser-
T vation de Sa Majesté lui faisant craindre que quelque
V sacrilège, irrité peut-être des maux soufferts par sa patrie
V ou par sa religion, ne trame en son cœur quelque projet
V tragique. »
Le fait annoncé par l'ambassadeur n'était malheureuse-
ment que trop vrai. Une vaste conspiration, dont les rami-
fications s'étendaient sur divers points de la France et de
l'étranger, s'était ourdie pour attenter à la vie du Roi. En
réalité, ce n'était que la continuation des entreprises précé-
dentes.
A Versailles , à Saint-Germain en Laye , où séjourna la
cour au commencement de l'année 1673, la surveillance
devenait extrême. Louis XIV, du reste, était à la veille de
partir pour un siège nouveau , celui de Maëstricht , auquel le
jeune secrétaire d'État, le marquis de Louvois, n'attachait
une si grande importance que pour reconquérir une influence
fort ébranlée à cette époque. Les ordres les plus sévères
vivaient été adressés aux différents gouverneurs des places
où devait passer le Roi , et des détachements de mousque-
taires avaient même été envoyés dans ces différents endroits.
A Péronne particulièrement, le lieutenant de Roi, M. de
Lespine-Beauregard ^, cousin de Louvois, par parenthèse,
ainsi que M. de Perthuis à Cambrai, avaient reçu ordre
1 OEuvres de Louis XIV, t. V, p. 500.
2 28 avril 1673. P. 469, v. 303. 27 avril. P. 452, v. 303, Mss. Dépôt de
la guerre.
LE COMPLOT DE 1G73. SES INSTIGATEURS. 355
d'éloigner les poudres voisines des maisons que devait habi-
ter le Roi à son passage.
Quels étaient donc les instigateurs de ce complot que
Michel Le Tellier et le marquis de Louvois allaient connaître
par l'arrestation d'un des chefs de l'entreprise, l'un des
agents les plus actifs des Hollandais et des Espagnols, agent
et chef qu'ils devaient faire disparaître de la scène du monde,
et au moyen des secrets duquel ils pourraient, en rendant
un service signalé à leur Roi et maître, tenir en main les
secrets de quantité de gens et mettre fin à la cabale que cer-
tains personnages de la cour' avaient soulevée contre eux?
MM. de Molina, de Lisola, van Buninghen , van Bulen
et le marquis de Grave paraissent avoir été accusés le plus
volontiers par Louvois de cette machination infernale.
Le 11 avril , en effet , Louvois écrivait à l'évéque de Stras-
bourg : « Vous ne sauriez prendre trop de précautions pour
» vous garantir des misérables qui ont intention de vous assas-
» siner, ni faire trop de choses pour faire sortir le marquis
)) de Grave de Cologne, puisque, pendant qu'un homme
V convaincu de tant d'infâmes projets demeure dans une ville,
» elle ne peut passer pour neutre'^, »
Le 16 mai, il ajoutait au même personnage : « Le Roi se
» remet à M. l'Electeur de faire ce qu'il jugera à propos sur
» l'affaire du nommé van Bulen ; mais Sa Majesté croit qu'il
» seroit de méchant exemple de donner grâce à un homme
M convaincu d'être entré dans un aussi méchant complot que
» celui où il étoit... »
M. de Lisola, du reste, ne devait pas moins que MM. de
Grave et vj?n Bulen, exciter les désirs de vengeance du
ministre. Ce dernier, en effet, à quelque temps de là, écri-
vait : « Il y a de l'apparence que M. de Lisola doit bientôt
1 Cette détermination de la noblesse n'a jamais fait de doute. L'affaire Rohan
était déjà préparée à cette époque. Dans les Archives de Simancas se trouve
une lettre du Roi à Molina pour correspondre secrètement avec M. de Lovt-
vigny, le frère de Guiche, alors grand prévôt à Valenciennes. Cette lettre si
compromettante est du 4 janvier 1673. (Archives nationales.)
2 P. 192, V. 30.J, Mss. Dépôt de la guerre.
356 LE MASQUE DE FER.
« partir de Liège pour s'en retourner à Cologne. Gomme ce
)) seroit un grand avantage de le pouvoir prendre, et que
)i même il n'y auroit pas grand inconvénient de le tuer , pour
» peu que lui ou ceux qui seroient avec lui se défendissent ,
» parce que c'est un homme fort impertinent dans ses dis-
:> cours , et qui emploie toute son industrie , dont il ne manque
» pas , contre les intérêts de la France , avec un acharnement
» terrible, vous ne sauriez croire combien vous feriez votre
«cour à Sa Majesté, si vous pouviez faire exécuter ce projet
» dès qu'il s'en retournera'. »
De qui Louvois et Le Tellier tenaient-ils cet important
secret? L'ambassadeur de Venise prétend qu'on en fut rede-
vable au Roi d'Angleterre. Or, le Père Hyacinthe , Père pro-
vincial des Récollets d'Arras, qui a été l'un des principaux
agents dans cette affaire , écrivait , à propos de ce complot ,
le 31 mars ^ : " Ledit gentilhomme Y^trïe sur toutes choses qu'on
V ne sache pas que c'a été le baron d'Aspres, chef des états de
« Zélande, qui a donné avis de la conspiration. » Il se peut
que le Roi d'Angleterre et notre ambassadeur, a la suite des
complots de 1664, de 1568, de 1669, aient tenu la cour
de France au courant des rumeurs vagues qui circulaient;
mais pour le cas particulier qui m'occupe, j'ai tout lieu de
supposer que le point de départ réel est dans cette confi-
dence du baron d'Aspres. Gomme c'est de Bruxelles, d'ail-
leurs, que les conspirateurs devaient partir, la concordance
est plus naturelle. Dès le 6 octobre 1672, en effet. Le TelUer^,
alors au secrétariat, écrivait au Père Hyacinthe pour le remer-
cier des avis qu'il avait fait parvenir, et l'engager à faire
savoir confidentiellement de qui il tenait lesdits avis. Le
25 novembre, il lui donnait des instructions pour le prier
d'envoyer secrètement à la cour un gentilhomme hollandais ^ .
Dans une autre dépêche, il 1 engageait à adresser à Paris,
1 P. 113, V. 304, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 280, V. 333, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 61, V. 269, Mss. Dépôt de la guerre.
* P. 217, V. 274; p. 320, v. 269, Mss. Dépôt de la guerre.
LE PERE HYACINTHE. 357
au Père Germain Allard, le susdit gentilhomme pour qu'on
le pût voir sans éveiller l'intention. Le Père Hyacinthe exé-
cuta, paraît-il, à la lettre les ordres du ministre, car le 14 dé-
cembre il était à Paris, et adressait au ministre la curieuse
dépêche suivante : « C'est pour assurer Votre Excellence
» que je suis hier arrivé avec le gentilhomme en cette ville,
» où il a reçu l'avis ci-joint selon l'adresse que j'avais donnée
» pour ses lettres. Le Père Germain Allard m'a écrit de ne
» pas passer outre et de l'attendre ici aujourd'hui. Je me
» persuade que c'est par ordre de Votre Excellence. Le gen-
» tilhomme et moi attendons ici l'honneur de vos comman-
» déments ' . »
Le théâtre où cette partie du drame va se dénouer est
donc circonscrit sur les frontières des Flandres françaises,
de Cambrai à Arras, de Saint-Quentin à Péronne. Les insti-
gateurs du complot, je l'ai dit, sont Espagnols, Romains et
Hollandais. Les agents que Le Tellier et Loùvois emploie-
ront pour mener à bonne fin la découverte de cette conspi-
ration sont :
M. de Lespine-Beauregard , cousin de Louvois, lieute-
nant de Roi à Péronne (agent exécutif) ;
M. de Perthuis, lieutenant de Roi à Cambrai (agent
exécutif) ;
Le Père Hyacinthe (Lefebvre), Père provincial des Récol-
lets d'Arras (agent secret) ;
Le Père Germain Allard (agent secret) ;
Un gentilhomme d'Artois (le sieur de Fiennes, baron
d'Aisne , agent secret) ;
Le sieur de Lorette ou Lorette (agent secret) ;
M. Carpatry, secrétaire et commis de Le Tellier et de
Louvois ;
M. Nallot, agent de Louvois;
M. Cayte , agent secret;
Le baron de Quincy, fort lié avec M. des Mottes, secré-
taire de M. de Monterey;
1 P. 250, V. 281, Mss. Dépôt de la guerre.
358 LE MASQUE DE FER.
MM. Wimbois et de la Tixère , attachés au cabinet noir;
M. Legrain, géne'ral de la connétablie et maréchaussée
de France ;
Le baron d'Aspre, chef des états de Zélande ;
M. des Carrières, agent secret à Liège, etc.
Tous ces gens sont dévoués; ils ne songent qu'à bien faire-
pour être récompensés, et à sauver la vie de celui qui repré-
sente pour eux le chef du pouvoir exécutif. Rien de curieux
comme leurs dépêches au ministre : « Je souhaite que Dieu
M me fasse la grâce de me rendre maître du chef de ces exé-
(icrables ^ pour rendre ce service important à Sa Majesté» ,
écrit de Lespine-Beauregard le 27 mars. « Quant à la détestable
n conspiration, ajoute le Père Hyacinthe, Votre Excellence
» doit avoir reçu deux de mes lettres sur ce sujet; je n'omet-
» trai rien pour la diligence et pour faire savoir à Votre
» Excellence tout ce qui viendra à ma connoissance. » Et
plus loin : « Je souhaite de tout mon cœur pour que celui
« qui est arrêté soit le détestable chef de la conspiration, car
» par ce moyen la personne sacrée du Roi sera en sûreté, et
» hors d'inquiétude. Ce seroit un effet des soins et des
» ordres ponctuels que m'auroit donnés Votre Excellence,
» dont je la congratule par avance^. » Tous, du reste,
reçoivent de fortes indemnités, des frais d'espionnage
grassement évalués. Pour avoir découvert le chiffre d'une
correspondance de ces conspirateurs avec de grands sei-
gneurs de la cour, Wimbois obtient de Carpatry une gratifi-
cation de six cents livres (trois mille francs).
Le zèle est donc certain; mais quelle méthode compte
employer Louvois pour arriver à découvrir ce complot?
Évidemment Le Tellier et son fils n'ont pas laissé de résumé
des ordres qu'ils ont envoyés; toutes leurs dépêches sont
éparses , au milieu d'une quantité d'autres , dans nombre de
volumes. C'est donc un travail de reconstruction qu'il a
fallu entreprendre.
1 P. 256, V. 359, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 292, V, 310, Mss. Dépôt de la guerre.
LE PÈRE HYACINTHE. • 359^
A la fin de l'année 1672, sur l'ordre de Michel Le Tellier,
le Père Hyacinthe et le marquis de Piennes s'étaient rendus
secrètement à Paris. La preuve de ce fait et de l'ingérence du
père de Louvois dans cette aventure se trouve dans une lettre
adressée le 5 février 1673 par le Père Hyacinthe : « J'ai cru,
« ainsi que je l'ai dit à Monseigneur votre père qui l'a approuvé,
» qu'il étoit important de ne pas laisser loger dans les auberges
'" de Paris le gentilhotnine, lorsque je l'ai fait mettre à la mai-
» son du sieur de Lorette, frère de mon secrétaire ^ » Ce fut
donc Michel Le Tellier qui reçut le gentilhomme, qui l'en-
tendit, le questionna, et qui eut le premier des indices cer-
tains de cette vaste conspiration; c'est lui, enfin, qui fit
repartir le récollet et le marquis avec les instructions les
plus détaillées à la fin de décembre 1672, avant le retour de
son fils.
Le 10 janvier, en effet, le même Père Hyacinthe écrivait
d'Arras au marquis de Louvois ^ : « A mon arrivée aujour-
» d'hui en cette ville, le gentilhomme a trouvé ici les deux
» billets dont j'envoie la copie à Votre Excellence. Il doit
» partir incessamment pour la Zélande, afin de s'aboucher
» avec la personne des états qui lui a écrit, et un acte des
» mêmes états. Il doit ensuite aller à Bruxelles... Il rendra
» un compte exact de ce qui se passera de plus secret. Le
» gentilhomme a fait achat à Paris de plusieurs belles étoffes,
» baudriers , miroirs et plusieurs autres bijoux, pour faire
» présent à ses correspondants ^.,. »
Le ministre avait-il donc quelque signalement particulier
du personnage? Ce que savaient effectivement Le Tellier et
Louvois , c'est qu'à la fin de 1672 le chef de la conspiration
habitait Paris; qu'il était retourné à Bruxelles pour chercher
ses complices, qu'il s'y trouvait en compagnie de dix indi-
vidus. La bande se composait de Hollandais, de Lorrains et
1 P. 73, V. 232, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 31, V. 310, Mss. Dépôt de la guerre.
3 II y en avait, paraît-il, pour 2G04 livres. P. 73, v. 232, Mss. Dépôt de la
guerre.
360 - LE MASQUE DE FER.
d'Irlandais. L'argent nécessaire à l'entreprise était fourni
par un sieur Groët, habitant Amsterdam. Le traité signé
par les conspirateurs était déposé à Bruxelles chez un nommé
Abraham Kiffied.
Quant au chef actif du complot, il était jeune, élégant,
Lorrain de naissance, ancien capitaine dans les troupes de
cavalerie de l'Empire , mestre de camp pour l'instant. Gomme
tous les aventuriers de l'époque, il portait plusieurs noms.
A Paris , on l'appelait le chevalier de Riffenbach; à Bruxelles
il se faisait nommer le c/ievalier des Harmoises . Fort instruit
pour le temps, notre homme parlait plusieurs langues,
menait grande vie, et passait pour avoir enlevé la femme
d'un colonel de Bohême '.
Aussitôt après son retour, et dès qu'il eut communication
de ces renseignements que venaient corroborer beaucoup
d'autres de même nature, Louvois lança ses ordres avec la
précision dans les détails qui le caractérise et qui a fait de
lui un de nos plus grands chefs d'état-major.
Partout il prescrivit d'arrêter les courriers et les gens
suspects. Dans les Flandres, ii envoya ses agents les plus
intimes, Cayte et Carpatry. Sous prétexte d'assurer le ser-
vice du Roi, il fit partir pour Péronne, Gambray, Saint-
Quentin, des détachements de mousquetaires, les seules
troupes sur lesquelles il put réellement compter. Il fit sur-
veiller très-activement les abords de la résidence royale, et
établir une vaste souricière près de la place de Péronne,
assuré qu'il était par ses espions que les coupables (courriers
ou conspirateurs) , trop prudents pour s'aventurer de jour
dans les places françaises, essayeraient tout au moins de
passer la Somme à gué pendant la nuit , gués qui se trou-
vaient des points obligés sur la route directe de Belgique à
Paris ou à Saint-Germain. Tout était donc prévu par le
sagace ministre, et les résultats furent tels qu'il les pouvait
attendre.
1 Année 1673. V. 305, Mss. Dépôt de la guerre. Lettre anonyme de
Louvois. (Autographe.)
LA SOURICIERE DE PEROiNNE. 361
Les détails fournis à ce sujet par Lespine-Beauregard sont
des plus intéressants et des plus instructifs. Le lieutenant
écrivait en effet, le 21 mars :
«Il n'est passé par Péronne, depuis le gentilhomme de
» Silésie que j'ai arrêté, qui sera gardé sûrement à Avetti,
» comme vous m'avez marqué, aucune personne qui puisse
» être soupçonnée du détestable attentat contre la personne de
» Sa Majesté, étant des nations et des portraits cjue vous m'avez
r> inarcjnés. Je me fais fort lorsque le clief de cette conspiration ,
» s il prend son chemin par cette ville ,
» Je fais aussi veiller, le mieux que je puis, à nos faux pas-
» sages; mais comme il y en a huit et qu'il faut de la dépense
" poiu' assujettir des personnes de confiance jour et nuit aux-
» dits passages, je ne puis faire autre chose que de recom-
» mander à celui qui a la direction sur ses gens du sel et de
» la douane, d'y avoir incessamment l'œil et de promettre une
» bonne récompense à celui qui pourra saisir un des gens que
•il je cherche, sans pourtant qu'ils sachent pourquoi \ » Et il
ajoutait, le 27 ^ : « Suivant votre ordre, je mis dès hier sur neuf
» faux passages de la Somme par lesquels 07i doit passer à
» cheval, neuf p ers opines de confiance qui veilleront si bien, le
» jour et la nuit, que si les scélérats que nous attendons se
» présentent, ils seront assurément arrêtés, aussi bien que
5' ceux qui se trouveront porteurs de lettres ou paquets adressés
» à des personnes de considération. Je vous prie de me mander
» de quelle nation est le chef de la conspiration, si vous le
» savez Je donne vingt-cinq sous par jour à chaque
') employé sur les faux passages et ai promis une récom-
» pense de grande considération à ceux qui arréteroient un
)) de ceux que nous cherchons et particulièrement le chef
» dont j'ai donné le portrait, comme il m'a été envoyé. J'ai
» aussi toujours eu deux hommes aux portes de cette ville
11 depuis l'ordre que vous ni avez donné de faire veiller sur les
M passages. Je souhaite que Dieu me fasse la grâce de me
1 P. 240, V. 360, Mss. Dépôt de la {{uerre.
2 P. 254, V. 359, Mss. Dépôt de la {{ueire.
362 LE MASQUE DE FER.
>i rendre maître du chef de ces exécrables , pour rendre ce
)) service important à Sa Majesté. »
Les mesures sont donc bien prises, et Louvois peut
attendre en toute sûreté : d'ailleurs la correspondance entre
le premier ministre et le Père Hyacinthe est active.
En voici quelques extraits, qui valent mieux que tous les
récits: «J'ai reçu, écrit Louvois, le 14 janvier, votre lettre
» du 10 de ce mois ; je serai bien aise d'avoir toujours des
» nouvelles de celui dont vous m'écrivez et je vous prie de
» continuer à m'en donner '. » Le 25, il renouvelle ses in-
structions'^ et l'invite à faire connaître si Vilvorde reçoit des
fortifications^. Le 31, ilTengage à renouer des relations avec
le baron de Quincy et à rendre compte de ce qu'il peut
apprendre.
Le Père Hyacinthe à Louvois (Arras, 5 février) : « Le
)) gentilhomme me mande sur toutes choses de ne pas lui
» écrire par les messagers ordinaires^. »
Louvois au Père Hyacinthe, le 15 février :
« Donner des nouvelles de l'intelligence que le ministre
» des Mathurins qui est à Rouen a avec les Espagnols^. »
Le Père Hyacinthe au ministre, 20 février :
<t Je me suis entendu avec le baron de Quincy, qui est
» venu me trouver à Arras. Le baron est très-lié avec M. des
M Mottes, le secrétaire intime de M. de Monterey *'. »
Louvois au Père Hyacinthe, 22 février :
« On lui envoie le montant de ses frais d'espionnage'. »
Le Révérend au ministre, 18 mars :
« J'envoie à Votre Excellence la copie de la lettre que le
" gentilhomme m'a envoyée par son fils ainé^. »
1 P. 159, V. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 293, V. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. â45, V. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
* P. 73, V. 232, Mss. Dépôt de la guerre,
5 P. 160, V. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
6 V. 232, Mss. Dépôt de la guerre.
■^ P. 271, 344, 366, v. 301, Mss. Dépôt de la guerre.
8 P. 154, V. 333, Mss. Dépôt de la guerre.
LA SOURICIÈRE DE PÉRONNE. 363
A cette date, la surveillance entre dans sa période active ;
les agents du ministre sont sur la piste.
Le 22 mars, le Père Hyacinthe écrit au ministre :
à Celui que j'ai euA'oyé à Bruxelles pour observer la per-
» sonne qui est le chef de la bande qui a dessein d'attenter
» sur la personne du Roi, m'a écrit du 19 qu'il a trouvé cet
» homme et est logé avec lui. Il le dépeint entièrement comme
M je vous l'ai dépeint par ma dernière. Il me dit qu'il a trois
n hommes avec lui qui le servent fort bien, vêtus sans livrée,
)) mais tous diversement, et qu'ils sont souvent vêtus d'autre
» façon, et qu'il n'a pu encore savoir de quelle nation ils sont,
» car ils parlent diverses langues ; il me mande aussi que le
» chef dit qu'il va lever un régiment de cavalerie, mais qu'il
» doit faire auparavant un voyage dans la Lorraine. Il me
« mande qu'il est fort libéral et qu'il y a des personnes de
» condition qui le viennent voir souvent, et que ce sont des
» étrangers qu'il n'a encore su connoître, mais qu'il a bien
)) connu un député de Hollande qui a été, le 18, environ
» quatre heures seul en sa chambre, proche de lui ; il a tâché
» d'écouter ce qu'il disoit, mais il n'a entendu que quelques
» mots qui n'ont pas de suite ; il a diverses fois entendu les
» noms de Roi et de Paris ^. «
Le 31 mars, il ajoute : « Celui que j'ai envoyé à Bruxelles
« m'a mandé que le chef de la bande est parti le 27 de ce
» mois, et que les trois qui étoient avec lui sont partis le
» 25. Il est parti fort secrètement et il n'a jamais dit où il
» alloit, ni quand il partiroit, mais il a quelquefois dit qu'il
» alloit lever un régiment de cavalerie ; le jour auparavant
» qu'il est parti, il a eu une fort longue conférence avec le
» député de Hollande'^. »
Au reçu de cette lettre, Louvois adresse au Révérend la
lettre de cachet suivante, pour en faire usage, si besoin est.
« Étant très-important au service du Roi que celui qui sera
» indiqué par le porteur du présent billet soit arrêté et gardé
1 P. 195, V. 333, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 280, V. 333, Mss. Dépôt de la guerre.
364 LE MASQUE DE FER.
» sûrement jusqu'à nouvel ordre de Sa Majesté, son inten-
» tion est que MM. les gouverneurs de place, officiers de
» troupes, lieutenants généraux des bailliages et présidiaux,
M prévôts et maréchaux et autres officiers de justice, maires
» et échevins et habitants des villes et autres lieux auxquels
« le présent écrit sera montré, exécutent ponctuellement ce
» qu'il contient.
» Fait à Saint-Germain' »
Il écrit en même temps au lieutenant de Roi dans Péronne
qu'il approuve les soins pris par lui pour faire arrêter les
gens coupables de pernicieux desseins, et qu'il l'engage à
correspondre avec le Père Hyacinthe, provincial des Récol-
lets de Flandre^.
D'autre part, Louvois avait adressé le 1" avril, au com-
missaire des guerres en Picardie , le sieur Drouard , une
dépêche mystérieuse dont je n'ai pu encore découvrir le
sens, afin de préparer un logement poia^ le prùicipal prison-
nier^. Cette dépêche était ainsi conçue : « J'ai reçu votre
» lettre du 30 du mois, avec le plan qui y étoit joint. J'ap-
» prouve que vous changiez la porte de la chambre de M. de
n Mesgrigny, ainsi que vous le proposez, aussi bien que
)' celle qui va de la chambre dans ce qu'on appelle partout
» la garde-robe ; à l'égard de la porte que vous proposez de
» faire, pour aller de ladite garde-robe dans la grande
» chambre, où doit loger le principal prisonnier, s'il y a une
» fenêtre qui donne dans la cour, je suis d'avis de laisser le
» passage où je l'ai marqué , pour ne le pas priver de pouvoir
» lire dans son lit; car s'il n'y a point de fenêtre et que l'ou-
» verture que je vous ai marquée sur le plan ne soit qu'une
>' porte pour aller dans la cour, je suis d'avis que vous fassiez
» ce que vous proposez. J'approuve aussi que vous ayez
» envoyé le sieur Faye , et j'attends avec impatience d'ap-
» prendre la réponse que vous en recevrez. Mandez-moi
* 2 avril. P. 19;, V. 303. Dépôt de la guerre.
- 4 avril. P. 74, v. 303, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 16, V. 303, Mss. Dépôt de la guerre.
LA SOURICIERE DE PÉRONNE. 365
» quand vous pourrez vous en revenir, parce que je serois
)) bien aise que vous fussiez ici pour le 15 ou le 16 de ce mois, »
Louvois avait-il l'intention de rencontrer un personnage
important et de le questionner personnellement dans le cou-
rant du trajet du Roi de Saint-Germain à Maëstrecht ? Cela
est prësumable d'après les lettres au gouverneur de la Bastille.
Ces dépêches ne suffiraient -elles pas, que la suivante, datée
de Saint-Germain en Laye et adressée au sieur de La Clos ,
le 18 avril, le prouverait d'une manière péremptoire .
« Ces lignes sont pour vous recommander d'exécuter
« ponctuellement ce que le sieur Drouard doit vous avoir dit
» de ma part. Il faut que vous conduisiez l'homme que vous
» devez accompagner par Péronne, Roye, Gournay , Pont-
)) Sainte-Max ence et son afin que si nous étions partis de
)i Paris , je puisse le rencontrer en un de ces lieux-là pour lui
» parler ' . »
Mais la correspondance n'en continuait pas moins active
entre le ministre et le Récollet d'Arras. Le 9 avril, en lui
faisant parvenir la lettre de cachet, le ministre le priait
d'avertir les états de Zélande que , s'ils voulaient traiter à
l'insu de ceux de Hollande, on leur promettait un secret
absolu^.
Le lendemain, le sieur Lefebvre , en religion Père Hya-
cinthe , lui écrivait à son tour :
«J'ai reçu celle qu'il a plu à Votre Excellence de m'écrire
» le 28 mars, et ai envoyé au gentilhomme, afin qu'il fasse
') diligence sur son contenu
» Quant à la détestable conspiration , Votre Excellence
!! doit avoir reçu deux de mes lettres sur ce sujet; je n'omet-
» trai rien pour la diligence et pour faire savoir à Votre
» Excellence tout ce qui viendra à ma connoissance^. »
Le 5 il ajoutait : « J'ai reçu hier, par l'ordinaire, celle
» qu'il a plu à Votre Excellence de m'écrire le 2 de ce mois,
1 P. 314, V. 303, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 18, V. 303, Mss. Dépôt de la guerre.
•^ P. 21, V. 334, Mss. Dépôt de la guerre.
366 LE MASQUE DE FER.
» avec le billet pour celui qui a été à Bruxelles. J'ai reçu en
» même temps du gentilhomme le billet ci-joint, que je vous
« envoie. S'il savoit qui est M. de Beauregard et son adresse,
» il lui aurait écrit ce qu'on me mande de Bruxelles , touchant
» le départ de cet abominable conspirateur , afin qu'il prenne
)') ses mesures là-dessus. Si cet abominable chef passe par ici ,
» fai pris secrètement les miennes au juste pour quil ne nous
n échappe pas ^ .
» Quand le gentilhomme m'est venu donner en personne
1) les avis, le 29 du mois passé, prévoyant bien que ce détes-
» table chef sortiroit bientôt de Bruxelles , je lui demandai si
» l'homme qu'il avoit envoyé pour l'observer pourroit venir
'1 en cour. Car connaissant de vue ce misérable et les trois
» complices de sa suite, il ne pourroit pas paroître à la cour
» sans être reconnu de lui, et que ce seroit un moyen infail-
» lible de conserver la personne sacrée dn Roi. Il me dit que
M oui sur cette parole , et ce chef étant parti de Bruxelles ,
M je lui ai écrit ce matin, par l'exprès que j'ai renvoyé,
" d'effectuer sa promesse et de m'adresser ici cet homme. Si
» vous jugez qu'il soit nécessaire pour la conservation du Roi
» que cet homme aille en cour, pour observer ce chef, je prie
" Votre Excellence de me le faire savoir.
» Le sieur Lorette est parti ce matin avec l'exprès, pour
» aller chez le gentilhomme; je lui ai donné quelques instruc-
» tions que j'ai jugées utiles pour le service du Roi, en se
» divertissant avec le gentilhomme. Il a le dernier déplaisir
» de n'être pas été arrivé huit jours plus tôt ici ; il auroit été à
» Bruxelles, pour connoître et observer ce malheureux chef. »
Le 7 , nouvelle dépêche : « J'ai reçu, dit le Révérend Père,
>' celle qu'il a plu à Votre Excellence de m'écrire, du 4 du
» courant. J'ai envoyé un exprès au gentilhomme , afin qu'il
!' m'adresse ici incessamment l'homme qu'il avoit envoyé de
" sa part à Bruxelles. Aussitôt qu'il sera ici arrivé, je lui
» ferai prendre la poste selon les ordres que vous m'en don-
1 P. 34, V. 235, Mss. Dépjt de la guerre.
LA SOURICIERE DE PERONNE. 367
» nerez. Je souhaite de tout mon cœur pour que celui qui
» est arrêté soit le détestable chef de la conspiration, car,
1) par ce moyen , la personne sacrée du Roi sera en sûreté , et
" nous hors d'inquiétude. Ce seroit un effet des soins et des
■' ordres ponctuels qu'auroit donnés Votre Excellence, dont
î je la congratule par avance'. »
Le 8 , autre lettre de Louvois : « Je vous ai mandé d'en-
" voyer ici l'homme du gentilhomme qui connoît le malheu-
" reux chef, pour voir si celui qui a été arrêté à Péroiine est
-> lui. Il est important que vous le fassiez partir incessam-
■'' ment, pour se rendre auprès de moi, et de le faire partir
•> en poste s'il est arrivé^. »
« Le gentilhomme, répond le Récollet le 12 avriP, ayant
" reçu une lettre par laquelle je lui mandois de la part de
•' Votre Excellence de m'envoyer ici incessamment l'homme
' qu'il avoit envoyé à Bruxelles, pour observer le détestable
" chef, ledit gentilhomme est venu ici en persomme avec le
» sieur de Lorette. Je lui ai demandé si l'homme étoit arrêté
" avec lui, il m'a répondu que non, et lui en ayant demandé
» la raison , vu que c'est une affaire de la dernière consé-
» quence, et qui presse extrêmement, il m'a répondu que ce
" n'étoit pas de un ses domestiques dont il s'étoit servi, mais
■■> un de ses lieutenants, dans la ville où il a du pouvoir,
■'' auquel il avoit donné ordre d'observer à Bruxelles ce détes-
« table, sans lui dire le pourquoi.
» Qu'il se trouvoit maintenant fort embarrassé, ne sachant
" quel prétexte prendre pour l'envoyer à Paris , à moins que
« de lui confier le secret, craignant qu'après lui avoir confié,
)> il ne voulût pas venir en France pour être confronté à ce
" misérable, à cause que cela lui pourroit faire de méchantes
» affaires.
') Ledit gentilhomme , qui est ici, a été fort en balance de
» prendre la poste pour se rendre auprès de Votre Excel-
1 P. 292, V. 310, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 134, V. 303, Mss, Dépôt de la guerre,
^ P. 71, V. 334, Mss. Dépôt de la guerre.
368 LE MASQUE DE FER.
» lence ; il a cru que n'ayant pas vu ce détestable , son voyage
)) seroit inutile. Si pourtant Votre Excellence le jugeoit néces-
» saire, il partiroit incessamment pour la cour. Il attendra
M ici vos ordres , Monseigneur.
» Ledit gentilhomme ayant ensuite conféré avec le sieur
'! de Lorette sur le portrait de ce chef, lui dépeignant ce
!' misérable, il s'est ressouvenu qu'étant avec le gentil-
» homme à Paris, au faubourg Saint-Germain, au mois de
» décembre dernier, allant chez M. Goulon , V académiste , ils
" virent ensemble un homme qui étoit devant la boutique
» d'un sellier^, avec un justaucorps de panne et des boutons
)> d'argent. Ledit homme, après avoir regardé ledit gentil-
» homme, il s'approcha pour le saluer. Ledit gentilhomme
» passa outre sans le vouloir saluer, et à l'instant ledit sieur
» de Lorette demanda audit gentilhomme pourquoi il ne
» vouloit pas que cet homme le saluât ; il lui dit que c'étoit
» un Lorrain, qui avoit été capitaine de cavalerie dans les troupes
» de Lorraine , qu'il avoit vu à Bruxelles et à Varm,ée, qui
» menoit fort mauvaise vie, grandes dépenses et n'avoit rien,
" quil avoit enlevé la fe?nme d'un colonel de Bohême.
» Ledit sieur de Lorette, se ressouvenant à présent de
» cette entrevue , a dit en ma présence audit gentilhomme :
» Ne seroit-ce pas le même que celui qui a été arrêté , car il
)' lui est semblable en tout? Ledit gentilhomme présumant
» aussi que ce pourroit être cet homme, cela a fait résoudre
" le sieur de Lorette, ensuite de quelques particularités que
» le gentilhomme lui a dites, de partir incessamment pour
" s'en aller auprès de Votre Excellence pour connoitre si ce
» n'est pas le même. » Mais le même jour que le Père Hva-
cinthe adressait cette lettre et expédiait le frère de son secré-
taire intime auprès du ministre , ce dernier réclamait ' de
nouveau la présence du témoin promis. « Je serois bien aise,
» répétoit'il, de voir arriver ici l'homme du gentilhomme.
') Il sera bon qu'il soit ici le plus tôt qu'il se pourra, et au
1 12 avril 1673. P. 225, v. 303, Mss. Dépôt de la guerre.
LE PERE HYACINTHE. 369
« cas qu'il ne soit pas encore arrivé à Arras lorsque vous
)' recevrez cette lettre , vous le ferez partir en poste aussitôt
n qu'il y sera rendu. » Louvois, d'ailleurs, n'est pas satisfait.
Ses moments sont comptés; il est inquiet, il brûle, il touche
au but. Il a fait arrêter quantité de gens, il a entre les mains
le chef du complot, mais il ne possède pas encore les preuves
capables de le convaincre ; il attend d'heure en heure les
papiers contenus dans la fameuse cassette et qu'il a fait cher-
cher à Bruxelles, chez Abraham Kiffied. Or, le départ du
Roi est prochain. Avant de quitter Paris, Louvois n'aura
donc pas le temps d'éclaircir ce mystère. Que n'a-t-il le télé-
graphe à sa disposition? C'est par des courriers qu'il est
obligé de correspondre, courriers jamais assez rapides au («^ré
de son impétuosité et de son impatience. Aussi est-il irrité
et en méfiance contre tout le monde. Cette difficulté du gen-
tilhomme l'agace , et de suite il le soupçonne , et il écrit au
Révérend Père le 15 :
« J'ai reçu vos lettres des 12 et 13 de ce mois, avec le
" mémoire qui y étoit joint; la conduite de ce gentilhomme
)' me paroit fort suspecte, puisqu'il n'envoie pas l'homme
)! qui connoît les gens que l'on cherche. Il faut qu'il y ait
» peu de vérité dans l'avis qu'il a donné. Mais néanmoins
» vous ne devez lui en rien témoigner et lui laisser espérer
» une grande récompense pour ceux qui auront fait trouver
» le chef. Il faut exciter à envoyer ici l'homme qui le connoît.
» Cependant continuez à l'examiner de toutes manières, et de
» la grande quantité de questions que vous lui ferez, tâchez
» de tirer la vérité ' . . . »
Le Père Hyacinthe, en présence de cette impatience, se
contente de lui répondre, le 18 avril ^ : «Le gentilhomme va
» joindre à Bruxelles la personne que vous désirez d'avoir
» pour la conduire auprès de Votre Excellence. Il a jugé que
j) le meilleur moyen de lui faire faire ce voyage est de la prier
» de l'accompagner en Artois, où il supposera d'avoir besoin
* P. 73, V. 303, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 105, V. 333, Mss. Dépôt de la guerre.
24
370 LE MASQUE DE FER.
» d'aller ensemble , et ensuite il l'engagera insensiblement
« à aller jusqu'à Paris, sans rien lui dire, de crainte que s'il
» lui faisoit la moindre ouverture, et notamment de ce qu'on
M soubaite qu'il reste en cour, le gentilbomme croit qu'il ne
» pourroit persuader audit homme de faire ce voyage... »
Il ajoute, le 20 : « Le gentilhomme est parti ce matin
» pour aller chercher son homme pour l'amener en cour. En
» partant, il m'a fort chargé d'assurer Votre Excellence de
» ses respects ' . »
« Si celui que le gentilhomme doit envoyer à Paris peut
» arriver, répète encore une fois Louvois le 22, il faut qu'il
» s'y rende plus tôt, s'il est possible, et qu'il me vienne
') trouver ici. (Ce seroit bien nécessaire pour la confronta-
» tion avec un prisonnier.) Mais s'ilnepouvoitpas y parvenir
» sitôt , il ne pourra plus me rencontrer que sur la route du
M Roi, Sa Majesté partant sans faute le 1" mai pour son
» voyage, et il suffira qu'il se trouve à Péronne et qu'il m'y
» attende. J'y serai le 6 ou le 7 du mois prochain^ . «
« Il est impossible que ce gentilhomme vous ait induit
» en erreur, réplique le Révérend Père le 28; ce gentil-
» homme est chef d'une des plus anciennes familles de
» France , ayant une terre considérable dans l'Artois fran-
» çois, ne demandant aucune récompense de ce qu'il fait...
"Le gentilhomme ne laisse pas de soutenir la vérité de son
» avis, disant qu'il veut qu'on lui coupe le cou s'il n'est pas
>• véritable , et qu'il n'est pas un fripon, et que la vérité sera
» reconnue avec le temps ^... »
Mais cette lettre est malheureusement la dernière. Le Roi *
part, et Louvois l'accompagne, laissant son père au secréta-
1 P. 114, V. 334, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 366, V. 303, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 167, V. 334, Mss. Dépôt de la guerre.
^ A propos de ce départ, on pouvait lire dans la Gazette d' Amsterdam du
jeudi 11 mai 1673, sous la rubrique a Paris, 5 mai » :
« Le Parlement fut vendredi à Saint-Germain faire ses adieux au Roi avec
1) Messieurs de ville; ils complimentèrent Sa Majesté sur son départ et sur la
)' campagne qu'il entreprenoit. Les équipages de la Cour partirent dimanche;
DÉPART DE LOUIS XIV ET DE LOUVOIS. 371
riat. Ce ne seront donc plus les dépêches du jeune ministre
au Père Hyacinthe qui me guideront à l'avenir, mais celles
qu'il adressera à Le Tellier, à Carpatry et à Besmaus.
Le l"mai, en effet, Louvois' a quitté le Louvre; le 3, il
est à Pont-Sainte-Maxence, le 4, à Roye. Le 5, il arrive à
Péronne, comme il l'avait annoncé. Il y reste trois jours chez
son cousin de Lespine-Beauregard ; il y retrouve Carpatry
et Cayte avec la fameuse cassette de Bruxelles, ainsi que
l'inconnu recommandé à Drouard. Le 8 , il se rend de
Péronne à Arras. Il y loge chez son agent , le Père provin-
cial des Récollets, l'auteur de ces lettres multiples dont j'ai
donné quelques extraits. Il y rencontre le gentilhomme, le
sieur Lorette, le Père Allard, etc. Il paraît toutefois que
l'explication fut satisfaisante et la confrontation complète ,
car dès le lendemain 10 , il adressait à son père une dépêche
chiffrée, avec une autre pour Rome. Il envoyait en même
temps au gouverneur de la Bastille le curieux billet suivant,
illisible malheureusement dans quelques-unes de ses parties,
et que M. Ravaisson a donné : « Monsieur, il est de la der-
» nière importance que l'on continue à ne savoir point se
» qu'est devenu le sieur de Froid (ou Le Froid) que le sieur
» Legrain a amené à la Bastille , et qui m'a aussi prié de faire
» savoir au comte de Molina qu'il étoit entre vos mains. Je
)' vous prie de prendre sur cela toutes les précautions suffi-
» santés et d'obtenir qu'il reste au M , où quelqu'un qu'il
» l'on n en a jamais vu de plus magnifiques, et il en part encore tous les jours
» de cette ville qui ne le sont pas moins que ceux-là. Leurs Majestés partirent
» lundi et allèrent dîner à Saint-Gloud et coucher à Louvres en Parisis; mardi
» elles devaient coucher à Senlis et de là à Compiègne. Elles vont à petites
» journées et ne seront que demain à Péronne.... »
1 Les déplacements de Louvois, pour le deuxième trimestre de 1673, furent
les suivants : du l'^'' janvier 1673 au 7 mars, à Saint-Germain; fin de mars, à.
Versailles; tout avril, à Saint-Germain....; le 8 mai, à Arras; le 12, à la
Bassée ; le 13, à Lille ; le 15, au camp près de Gand; le 16, à Gourtray; le 25,
au camp près de Gand; le l^'' juin, au camp de Liquerke; le 3^ au camp de
Vossen; le 7, au camp d'Hongres; le 9, au camp de Stacken; le 10, à celui
de Tongres ; le 11, devant Maëstricht. (Ce tableau a été fait au moyen de»
en-tètes des dépêches du volume 304.)
24.
372 LE MASQUE DE FER.
« Qonnoît est aussi intime de tant de monde. Sur ce, je vous
M fais savoir aussi que si vous êtes obligé à faire assister le
» sieur Le Froid, vous le fassiez par quelqu'un qui n'ait pas
)) d'habitude avec vous ni aucun prisonnier". »
Il y avait donc à la Bastille un prisonnier important, celai
de Péronne ; il y était avant le départ de Louvois, puisque le
1 1 mai , de Besmaus lui écrit à propos de cet homme : « Je
« n'ai ouï parler de rien depuis votre départ, ni vu personne
» qui puisse donner aucun soupçon ^ » Ce nom de Le Froid
ou de de Froid donné dans la dépêche n'est évidemment
qu'un remplissage dans les habitudes du temps. La souricière
organisée à Péronne par M. le lieutenant de Roi de Lespine-
Beauregard a donc amené une capture de valeur. Or, ce
n'est pas une arrestation , mais une vingtaine au moins qui
ont été exécutées pendant ces six semaines, soit dans Pé-
ronne , soit aux neuf faux passages de la Somme , par les
gens apostés par ordre du ministre. Voici, d'ailleurs, ces
prises successives et les dépêches curieuses qui s'y rapportent :
Le 21 mars, Beauregard écrit :
« Il n'a passé personne par Péronne depuis le gentilhomme
» de Silésie que j'ai arrêté et qui sera gardé sûrement à Avetti (?)
» comme vous m'avez marqué »
« On amena hier un homme à pied qui avoit passé à un
» desdits faux passages , qui venoit proche donc , et qui étoit
1) chargé d'un paquet pour M. le Prince et d'une lettre pour
» le sieur Rochefort, valet de chambre de Son Altesse Séré-
)) nissime. — Je l'ai laissé passer. Le porteur étoit vêtu de
« toile, âgé de quarante ans ou environ, et disoit être en-
» voyé par le seigneur de son village dont j'ai oublié le
" nom\ "
Le 21 mars , ordre au sieur de Perthuis de différer encore
de trois semaines l'arrestation du sieur Spontelec ^.
1 P. 78, V. 304. Dépôt de la guerre.
^ Ravaisson, p. 158.
3 P. 240, V. 360, Mss. Dépôt de la guerre.
* P. 389, V. 302. Dépôt de la guerre.
LA SOURICIERE DE PERONNE. 373
Le 26 mars, nouvelle capture, celle d'un Allemand, et
nouvelle lettre de Beaurep,ard le 27 :
« J'ai arrêté hier un Allemand bienfait, âgé de vingt et un
» ans, qui était sur un cheval de louage qu'il avoit pris en
" deçà de Cambrai; il s'appelle Jean-Philippe Hoffmann,
" fils d'un échevin de la ville d'Aschaffenhourg, entre Mayence
» et Francfort , ainsi qu'il dit, et l'ai mis avec le gentilhomme
» de Silésie. «
« Ce dernier arrêté n'a que quatre pistoles pour toutes cho-
" ses. Il est parti de son pays il y a un an et a toujours demeuré
» à Bruxelles depuis ce temps-là, où il disoit être pour appren-
>' dre la langue française, et logeoit à l'enseigne de V Étoile
" de Cambrai. Il est parti de Bruxelles pour aller à Paris et a
» séjourné depuis quelques jours dans les villes sur le chemin.
» Ce gui m'a obligé de l'arrêter , est quil n'alloit que pour se
" perfectionner dans la langue française à Paris, qu'il ne con-
» noissoit personne , qu'il ii'avoit de lettres de personne et qu'il
« n'étoit pas gentilhomme. On a trouvé les lettres ci-jointes
» sur lui, qu'il m'a dit être lettres de recommandation qu'un
)) secrétaire de M. Ituriete lui a données. J'en ai ouvert deux ,
" et j'ai vu qu'il étoit qualifié gentilhomme et qu'il cherchoit à
» entrer au château de Saint-Germain enLaye ; je l'ai encore
') questionné sur le mémoire en françois que vous verrez qu'il
" avoit sur lui; il m'a dit que c'étoit une instruction qu'il
» avoit prise pour servir, ayant dessein de prendre condition
» s'il en trouvoit une bonne.
» Je ne crois pas qu'il soit du nombre de ceux que nous
» cherchons , mais aussi , en cas pareil , je sais qu'il ne faut
» rien négliger '. »
Le mêmejour^, envoi d'un prisonnier de Péronne à la Bas-
tille; la dépêche de M. de Lespine-Beauregard est ainsi conçue :
« Monseigneur, le nommé Daniel Ferrand a été conduit,
» suivant vos ordres , à la Bastille par La Ramée et six gar-
» des de M. le marquis d'Hocquincourt. M. de la Case l'a
1 P. 254, V. 359. Dépôt de la guerre.
2 P. 293, V. 360. Dépôt de la guerre.
374 LE MASQUE DE FER.
» reçu et en a donné le récépissé. Ledit La Ramée vous prie
» très-humblement de vous ressouvenir de lui , pour le faire
» employer sur l'Etat pour sa charge d'aide-major de cette
« place, à laquelle il a droit... — Péronne, 27 mars 1673. »
Le surlendemain , dans la nuit du 28 au 29, on arrêtait
également , à l'un des faux passages de la Somme , au mo-
ment où il traversait la rivière à la tète d'un groupe de cava-
liers , un homme qui, amené à M. de Lespine-Beauregard,
prétendit s'appeler Louis de Oldendorf. Sa taille , sa dé-
marche , les papiers cachés dans sa selle , tout enfin le
faisait coïncider avec le signalement fourni par le ministre.
Aussi, le jour même, partait-il pour la Bastille sous l'es-
corte des mousquetaires gris envoyés à Péronne et sous la
conduite de M. Legrain. Aussitôt prévenu de son arrivée chez
M. de Besmaus , Louvois se rendit près du prisonnier et l'in-
terrogea. Ou'advint-il? Ce qui est certain, c'est que, le 4,
il écrivait à Buninghen , à l'évêque de Strasbourg, à l'élec-
teur, et que le 7 avril il disait à M. de Méthelet :
«L'on a arrêté depuis quelques jours, à Péronne, un
Ti homme appelé Louis de Oldendorf, qui se dit de la ville
1) de Nimègue. Il est nécessaire que vous vous informiez si ce
i> qu'il dit est véritable , s'il y a des gens de ce nom dans la
» ville , s'il y a quelqu'un d'absent , et depuis quel temps et
» de quelle profession , et si ce sont des personnes ayant
» bonne réputation '. »
De son côté, de Lespine-Beauregard écrivait le 8 au minis-
tre" : " Je me suis donné la peine de vous écrire ce matin au
» sujet de l'homme que j'ai arrêté, qui s'est trouvé chargé
)) d'une somme considérable, et je vous écris la présente
» pour vous dire qu'un envoyé de M. le comte de Nap-
» pes est arrivé ici à midi, porteur de trois lettres ci-jointes ,
» dont il y en a deux de M. l'ambassadeur d'Espagne.
» Si les choses se succèdent comme je projette et comme
» je l'espère, le nommé Cayte, qui partit hier, sera à Ath le
1 P. 109, V. 428. Dépôt de la guerre.
^ P. 36, V. 360. Dépôt de la guerre.
LA SOURICIERE DE PERONNE. 375
" 11 OU le 12 du courant, avec le coffre qu'il est allé quérir à
» Bruxelles; il m'écrira d'Ath et ira à Anvers et ensuite
M reviendra ici avec le coffre. Vous me manderez si vous
» voulez qu'il le conduise jusqu'à vous , ou s'il suffira de le
» faire plomber ici à la douane et en charger la première voi-
» ture qui passera pour Paris ; quand j'aurai des nouvelles
» que le coffre sera à Ath, je ne manquerai pas de vous en
» informer ; je prie M. de Nancré de le faire escorter par six
» cavaliers , et de donner des lettres de recommandation
« audit Gayte pour prendre pareilles escortes dans les places
" par où il passera... »
« Je n'ai point de nouvelles de celui que j'ai dépéché à
» Bruxelles;, ajoute de Beauregard le 13 — J'ose vous de-
» mander si ledit Oldendorf est cet exécrable que nous cher-
» chons de cette abominable cabale... Le Père Hyacinthe ne
» m'a encore rien fait savoir "... " Et, pour le fameux coffre,
il racontait le 17 : « Celui que j'ai envoyé à Bruxelles en
w a rapporté heureusement le coffre du sieur de Oldendorf,
» qui n'a point été ouvert et qui est en dépôt chez M. de
11 Nancré, jusqu'à ce que mon homme soit de retour d'An-
^> vers, où il est allé pour porter la lettre dont il est chargé
» de la part du sieur de Oldendorf, pour tâcher d'attirer à
» la cour Ze pensionnaire de Horn. Il me reste à savoir si vous
» voulez que je vous envoie ledit coffre lorsqu'il sera ici'^. »
Au bas de la dépêche se lisaient ces mots, tracés de la main
du ministre : « Qu il fasse venir ce coffre, afin que je l'aie vu
au passage du Roi. » Mais il paraît que ce coffre n'arriva pas à
temps, car, le 22^, le ministre lui écrivait encore à ce
propos :
« Si le coffre que vous avez envoyé prendre à Bruxelles
5) n'étoit point venu à Péronne lorsque vous recevrez cette
» lettre, il est à propos que vous l'envoyiez incessamment
« chercher, afin qu'à mon passage dans la place où vous com-
1 P. 73, V. 360. Dépôt de la guerre.
2 P. 77, V. 360. Dépôt de la guerre.
3 P. 365, V. 303. Dépôt de la guerre.
376 LE MASQUE DE FER.
» mandez, je le puisse faire ouvrir et voirce qu'il y a dedans. "
Ce ne fut donc qu'à son passage à Péronne, comme je l'ai
dit , que le ministre put prendre connaissance des papiers
contenus dans la cassette de Bruxelles , qu'il envoya tout
aussitôt à son père par les soins de Carpatry pour les pouvoir
faire déchiffrer.
Mais la liste des captures est loin d'être close. Le ministre
recommande une surveillance toujours active aux faux pas-
sages. « Le 8, il est arrivé à midi, dit Beauregard, dans le
» carrosse qui va de Paris à. . . , un homme de mine basse \.. »
Ce malheureux avait sur lui trois cent quarante-huit pistoles ;
embarrassé, effrayé, il ne sut que répondre, et fut bel et bien
emprisonné et dépouillé de ses papiers. Il se disait, il est
vrai , joaillier de Liège, répondre au nom de Pierre Pitiat et
venir de Paris, où il logeait chez un autre joaillier nommé
Louis Alvarez. Mais comment avoir tant d'argent et si basse
mine? Il n'en fallait pas tant pour être enfermé. Notre homme,
heureusement, en fut quitte pour dix jours d'emprisonne-
ment. Ses papiers et les informations qu'il avait fournies
avaient été envoyés à Louvois ; le tout se trouva conforme à
la vérité, et le 8 le ministre ordonnait son élargissement.
Le 18 avril, paraît-il, fut un moment de grande préoc-
cupation pour Louvois , car les ordres se succèdent rapide-
ment ce jour-là. J'ai déjà dit que le 2 avril il avait adressé à
Drouard une instruction curieuse pour l'installation future
d'un prisonnier , en le priant d'être revenu le 15 ou le 16.
Or, le 18, Louvois écrivait également au sieur de La Clos :
« Ces lignes sont pour vous recommander d'exécuter ponc-
» tuellement ce que le sieur Drouard doit vous avoir dit de
» ma part. Il faut que vous conduisiez l'homme que vous devez.
> accompagner par Péronne^ Roye, Gournay , Pont-Sainte-
-> Maxence, etc., afin que, si nous étions partis de Paris, je
» puisse le rencontrer en un de ces lieux-là pour lui parler'. »
Le même jour , il mandait à de Lespine-Beauregard : « La
' P. 252, V. 303. Dépôt de la guerre.
2 P. 314, V. 303. Dépôt de la guerre.
LA SOURIGTÈRE DE PÉRONNE. 377
» lettre que vous avez prise au comte Dannape m'a été ren-
» due Si le bourgmestre van Denagen passoit à Péronne,
» il faudroit que vous le fissiez accompagner jusqu'ici par
)' quelqu'un que vous chargiez de ne le point quitter...
» Vous ne devez point lever les gardes que vous avez mis sur
» les passages jusqu'à ce que le Roi soit passé à Péronne . »
Enfin, le 30 avril, la veille de son départ, il recommandait
au goxiverneur de Douai, le sieur d'Ernemont, de ne point
parler, quand le Roi serait arrivé, du voleur qu'il avait fait
arrêter dans la maison du président de Saint-Waast , où il
était logé. « Il est bon que jusqu'à ce temps-là vous le laissiez
« en prison et gardiez ses papiers^. »
Le 1" mai, L ou vois quitte donc Paris ; le 5, il est à
Péronne, où il voit les prisonniers et le contenu de la
cassette ; le 8, il est à Arras ; le 16, à Courtrai. Or, le 8 mai
au soir, de Lespine-Beauregard lui écrit l'importante dépêche
suivante :
« Le prisonnier qui est ici arrêté au château de Péronne
» a été reconnu par deux personnes, qui l'ont vu pour un
" homme qui a grand commerce avec van Buninghen , ainsi
)' qu'il en est lui même convenu. // n'est point de ceux qui
» ont été vus ensemble au iionihre de quatre du détestable com-
» plot. Comme il n'en a été vu que quatre, il pourroit être des
)) six autres qui n'ont pas été vus. Il sera gardé soigneusement
» jusqu'à nouveaux ordres qu'il vous plaira donner* . »
Au bas de la dépêche se trouvent ces lignes de Louvois :
" Faire conduire à la Bastille par cinq ou six gardes de
» M. d'Hocquincourt et adresser une lettre à M. de Besmaus
M pour le faire recevoir, son nom en blanc... »
Le lendemain, de Lespine ajoutait : « Encore que ce cour-
» rierne m'aitpoint apporté delettresdeM. Carpatry, et que
>' je doute que ce soit de lui que vous ayez voulu me parler,
» pour le faire escorter par les mousquetaires du Roi, déta-
1 P. 308, V. 303. Dépôt de la guerre.
2 P. 505, V. 303. Dépôt de la guerre.
3 P. 196^ V. 360. Dépôt de la guerre.
378 LE MASQUE DE FER.
î) chés ici à ce sujet, étant difficile parle grand chemin qu'il a
M fait de savoir le jour fixe qu'il devoit arriver à Péronne,
» jugeant qu'il étoit chargé de dépêches importantes '... »
Tous ces événements pourtant ne s'étaient pas passés
sans éveiller l'attention, et pour ce fait encore il faut par-
courir les fameuses gazettes de Hollande. Dans le numéro du
jeudi 29 avril 1673 delà Gazette d'Amsterdam, on pouvait
lire l'entrefilet suivant, daté de Paris, 14 avril :
« Un capitaine de Péronne a arrêté deux Hollandais que
» l'on a amenés à la Bastille, sur le portrait que l'on avoit
» envoyé d'Angleterre, avec avis de se défier de deux per-
» sonnes comme le portrait les dépeignoit. On les a interrogés,
') et il y en a un qui se dit d'Utrecht... "
Le récit de la Gazette n'était pas complètement exact,
mais en réalité il donnait une idée assez juste de ce qui avait
transpiré de cette curieuse aventure. Ce fut, du reste, tout
ce qu'on en sut.
Or, que conclure de toutes les dépêches qui précèdent?
C'est que :
1" Une hande de dix individus de nations diverses ont
fait partie du complot ;
2° Que van Buninghen a été l'un des instigateurs de
cette conspiration ; que le banquier s'appelait van Groët,
d'Amsterdam, et le dépositaire des papiers, Abraham Kiffied ;
3° Que le chef de la bande est Lorrain, libellai, qu'il répond
aux noms de chevalier de liifjenbach, de chevalier des Harmoi-
ses, de Louis de Oldendorf;
4" Qu'on a saisi à Bruxelles la cassette dudit Oldendorf ;
5" Qu'on a souhaité s'emparer du pensionnaire de Hol-
lande de Horn, de van Bulen et de M. de Lisola, etc. ;
6° Qu'on a arrêté à Péronne ou auprès de Péronne un
certain nombre d'individus qui sont, par ordre de date:
Au commencement de mars, un gentilhomme de Silésie,
resté à Péronne ;
1 P. 197, V. 360. Dépôt de la guerre.
LA SOURICIERE DE PÉRONNE. 379
Le sieur Jean-Philippe Hoffmann, natif d'Aschaffenbourg,
âgé de vingt et un ans, arrêté le 21 mars;
Le nommé Daniel Ferrand, habitant de Bordeaux, conduit
le 27 mars à la Bastille;
Le sieur Louis de Oldendorjf, pris le 29 mars, conduit
à la Bastille le 30;
Le sieur Pierre Pitiat, joaillier, saisi le 8 avril;
Un prisonnier incomiu, dont le logement est préparé par
Drouard, et qui doit être dirigé sur Paris, le 18 avril;
Le bourgmestre van Denagen;
Un voleur de chez le président de Saint-Waast (à Douai);
Un dernier prisonnier conduit à la Bastille.
7" Qu'il existe à la Bastille un prisonnier que M. de
Besmaus n'appellera plus que l'homme, l'homme que vous
me marquez^ V homme que vous savez, qui est enfermé à
la Bastille avant le départ du ministre et que ce dernier a
interrogé.
La date de l'incarcération de ce prisonnier à la Bastille est
indiquée; elle est, au plus tard, des premiers jours d'avril,
et son arrestation près de Péronne le 28 ou le 29 mars,
puisque c'est le 2 et le 4? que Louvois écrit immédiatement
au Père Hyacinthe pour faire partir l'individu qui doit
être confronté avec le prisonnier et le reconnaître ; et le 3 que
le ministre envoie une lettre anonyme à van Buninghen.
En effet, on se rappelle que le 7, le Père provincial des
Récollets écrit au ministre : « Je souhaite de tout mon
» cœur pour que celui qui a été arrêté soit le détestable
1) chef... " De Lespine-Beauregard, qui a le signalement et
qui l'a arrêté la nuit au passage de la Somme, au moment
où il passait à cheval avec trois autres individus , a ré-
pété la même chose. Cela coïncide bien avec le départ de
Bruxelles des trois complices, le 25, et celui de l'inconnu,
le 27 mars. D'ailleurs, Louvois, une fois qu'il a vu la
cassette à Péronne, qu'il a entendu de vive voix les rapports
de Beauregard ainsi que ceux du Père Hyacinthe et du
gentilhomme à Arras, n'hésite plus, et écrit à Besmaus la
380 LE MASQUE DE FER.
curieuse dépêche que j'ai citée : « Il est de la dernière
» importance que l'on continue à ne savoir point ce qu'il
)) est devenu,.*... »
Mais quel est celui des trois individus arrêtés, et dont
je viens de donner la liste plus haut, qui puisse concorder
comme date de capture avec ce personnage?
Le gentilhomme de Silésie est resté à Avetti.
Le sieur Jean-Philippe Hoffmann est le fds d'un bourg-
mestre d'Aschaffenbourg ; il n'a que vingt et un ans, et, pour
Beauregard lui-même, il n'a rien de concordant avec le pri-
sonnier désigné.
Le sieur Daniel Ferrand a bien été conduit de suite à la
Bastille, et M. Ravaisson même a voulu le compter parmi les
prisonniers de Pignerol ; je ne comprends pas trop pourquoi,
puisque l'ordre de mise en liberté du personnage existe, et
qu'il a été donné aussi par M. Ravaisson'. Il est du 2 janvier
1671, et ainsi formulé:
« Vous avez à remettre au pouvoir du sieur Legrain, pré-
« vôt général de la connétablie et maréchaussée de France
» et de mes camps et armées, ou à l'un de ses lieutenants ou
)) exempts, le nommé Ferrand, habitant de Bordeaux et prison-
n nier en mon château de la Bastille, pour, suivant l'ordre que
» je lui ai donné, le conduire en sûreté, jusqu'à dix lieues loin
» de ma bonne ville de Paris, du côté de la ville de Bordeaux.
» Saint-Germain, 2 janvier 1674. »
Le joaillier Pierre Pitiat, arrêté le 8, a été mis en liberté
le 18.
Il reste bien le prisonnier mystérieux confié à Drouard ;
mais il est facile de voir, d'après les dépêches, que ce prison-
nier n'aurait pu arriver à Paris que vers la fin d'avril. Or,
le ministre ne compte lui parler qu'en route ; il ne concorde
donc pas avec celui de M. de Besmaus. D'ailleurs, il est mis
en hberté, car, le 27 mai, le ministre écrit du camp près de
Gand à Carpatry : «J'ai reçu votre lettre du 21, avec ce
1 Bibliothèque nationale, Mss. Ravaisson, p. 76.
LA SOURICIERE DE PERONNE. 381
» qui y étoit joint, à laquelle je n'ai pas de réponse à faire.
» Je vous dirai seulement de me faire savoir si dans la visite
» qui s'est faite à Péronne, de la selle du titulaire, on n'a rien
» trouvé". » Et il ajoutait le même jour : « Il faut attendre à
') la première bonne fête pour rendre au titulaire tout ce
» qu'on lui a pris , c'est-à-dire qu'il faut attendre au moins
» jusqu'à la mi-aoùt, et il faut rembourser à Drouardles frais
" qu'il a faits pour cette exécution^, »
Ce ne peut être le prisonnier envoyé de Péronne, le
7 mai ; les dates s'y opposent. Ce ne peut être enfin le
bourgmestre van Denagen qu'on fait accompagner. Il n'en
reste donc qu'un, l'homme à la cassette, le correspondant
du pensionnaire de Horn, le prétendu habitant de Nimègue,
qui s'est donné le nom de Louis de Oldendorf, celui dont
la capture, faite dans les derniers jours de mars, réjouit tant
le cœur de Lespine-Beauregard, celui que le sieur Legrain
a conduit à la Bastille. v
Mais évidemment Louis de Oldendorf est un faux nom,
qui ne trompe pas Louvois, comme le sieur Le Froid est une
fausse étiquette pour la Bastille.
Donc, après son entrevue de Péronne et d'Arras, Lou-
vois est maître du secret ; la cassette lui a fourni bien
des preuves. Carpatry l'a rapportée à Paris. C'est cette pré-
cieuse cassette que l'on retrouve chez Nallot, au moment de
sa mort. Elle y a été déposée par Carpatry, elle y est reprise
par lui. Seulement, comme le ministre est parti avant d'avoir
pu éclaircir les détails de cette ténébreuse affaire, comme ce
n'est que sur place qu'il a pu se procurer les renseignements
qui lui manquaient, il laisse à Carpatry et à son père, Michel
Le Tellier, le soin de faire déchiffrer des lettres qu'il a
trouvées et de réunir, pour le moment de son retour, les
pièces et dépositions qui doivent compléter le dossier.
D'ailleurs, il y a d'autres complices à atteindre, d'autres
gens à arrêter un peu partout. Malheureusement, à cette
1 P. 219, V. 304. Dépôt de la guerre.
2 P. 220, V. 304. Dépôt de la guerre.
382 LE MASQUE DE FER.
époque de répartition des attributions des secrétaires d'Etat
par grandes divisions territoriales, grâce à la difficulté des
voies de communication , il était malaisé de se procurer les
signalements exacts, les papiers réels des individus; les co-
quins ont donc beau jeu pour établir des alibis. C'est en raison
de cette latitude laissée au crime que j'ai pu montrer de com-
bien de noms certains d'entre eux, comme François Galaup et
Paul Sardan, se sont affublés dans leur longue carrière d'in-
trigues et de crimes, sans que des ministres, même comme
MM. de Colbert et Louvois, aient été en mesure de les recon-
naître. On peut donc dire, avec certitude de complète vérité,
qu'au point de vue moral, au point de vue de la répression
des crimes, notre société du dix-neuvième siècle a fait des
progrès tellement considérables, qu'en jetant les veux sur ce
passé, que les panégyriques et les historiens peu conscien-
cieux ont représenté si brillant , il y a bien du sombre à ce
tableau, et qu'en résumé on peut se regarder comme heureux
de n'y avoir pas vécu. Pour le temps, évidemment, le pro-
grès était déjà considérable par rapport aux périodes précé-
dentes. Colbert, Louvois, et Le Tellier avec ses grands jours
d'Auvergne et la fin des exactions d'une noblesse impunie,
devaient, pour les masses, paraître des grands hommes, ce
qu'ils étaient en réalité, et faire rejaillir sur le Roi, assez
intelligent pour les comprendre et les appuyer, toute la gloire
de cette phase de notre histoire.
Louvois est donc parti pour suivre les opérations de l'ar-
mée et faire triompher le Roi à Maëstricht. Il ne reviendra
qu'à la Toussaint. Tout ce temps , il l'emploiera à recevoir
des dépositions, à se tenir au courant de ce qui se passe à
Paris et de ce que fait à la Bastille le sieur Louis de Olden-
dorf, dit Le Froid, dit de Froid Il remet à son retour la
possibiUté des dernières confrontations.
Ce n'est qu'à ce moment, du reste, qu'il aura besoin
des preuves qu'il accumule. Lui et son père ont en main le
secret de quantité de gens et les moyens de s'en faire des
amis forcés.
ABSENCE DE LOUVOIS. 383
Le 10 mai, il écrit à Besmaus; sa lettre se croise avec
celle du gouverneur :
« J'ai reçu votre lettre du 5 de ce mois, lui dit ce dernier,
') je fais humainement tous mes efforts pour suivre vos or-
" dres. Je n'ai ouï parler de rien depuis votre départ, ni vu
» personne qui me puisse donner aucun soupçon , et je ne
» quitte pas ici un moment. Je fais observer, sur les avis que
» votre bonté me donne , l'homme que vous me marquez ,
» et quand il voudroit me tromper, ce que j'ai peine à croire,
j) on n'a pas ouï de messe dans toute la montée que vous con-
» naissez, depuis votre absence. Je continue avec toute l'appli-
» cation possible à vous bien obéir. L'homtne pleure souvent,
» se plaint beaucoup, et ce matin il me disoit giie vous pre-
» niez plaisir à désobliger un grand seigneur, qui possible vous
» le rendroit. J'écoute tout; il me presse d'avertir Vambassa-
» deur ou de lui permettre d'écrire voilà tout. Quand vous
» aurez la bonté de m'ordonner quelque chose, je serai très-
». ponctuel à vous croire '. » Et en haut, de la main de Lou-
vois : « Continuer à le faire garder à vue sévèrement, et
)) m' informer de temps en temps de tout ce qu'il dira. »
Cette note fait l'objet d'une lettre du 18 mai, datée de
Courtray, ainsi conçue :
« J'ai reçu votre lettre du 11 de ce mois, laquelle ne dé-
» sire de réponse que pour vous prier de continuer toujours
» à garder avec la même sévérité l'homme dont vous me
» parlez , et à m'informer de temps en temps de tout ce qu'il
» vous dira^. »
A partir de cette date, je ne retrouve plus de lettres qu'à
de longs intervalles, mais elles suffisent pour indiquer la
filiation. Le 4 juillet 1673, en effet, Besmaus écrit :
« Vous y auriez vu comme le lendemain que M. l'abbé
» du Colombier fut mis ici, que par intelligence avec M. Nal-
« lot, quoique votre ordre ne le portât pas, je ne laissai de
» faire tout ce que vous m'avez ordonné par deux des vôtres.
1 P. 211, V. 360, Mss. Dépôt de la {juerre.
2 P. 142, V. 304, Mss. Dépôt de la guerre.
384 LE MASQUE DE FER.
» J'y continuerai le plus exactement que je pourrai. Je vous
» disois aussi qu'il vous demandoit permission de vous écrire
» aussi bien que le sieur Ferrand. Pour celui c/iie vous savez ^ il
» me tourmente sans cesse à son ordinaire, ne fait que pleu-
» rer et gémir, disant, comme je vous ai déjà dit, Monsei-
» gneur, que vous croyez qu'il soit à M. de Lisola , et non à
5) celui àqui il appartient'... Les affaires de la Bastille, dont
wj'ai pris la liberté de vous écrire, n'ont eu aucune suite
» digne de vous, et je n'ai ouï parler de rien. Celui que vous
« savez a été souvent incommodé et l'est encore parfois , et me
» prie sans cesse de vous écrire qu'il n'a nul commerce avec
» Lisola, qu'il croit le seul auteur de sa détention.
» J'ose, Monseigneur, vous dire, en vous demandant tou-
3) jours l'honneur de votre protection , le mortel déplaisir que
» j'ai que M. le comte de Beauvais se soit sauvé avec le sieur
» Baudouin, par une corde de dessus la terrasse que ses amis
» lui ont attachée à une ficelle qu'il a jetée par-dessus la mu-
» raille des fossés du château à la faveur d'une boule de plomb
» et remontée en haut et liée à la muraille, et sesdits amis
» la lui tenant tendue en bas dans le pré, il s'est glissé en un
» moment, quoique la chose paroisse affreuse et quasi im-
» possible, et je ne saurois à qui m'en prendre qu'à Law et
» au dépit que j'ai que madame sa mère me l'ait par trop de
» tendresse fait ôter d'une bonne chambre où il a été long-
» temps, pour le mettre dans la cour avec tous ses amis, qui
» lui ont donné tous les instruments nécessaires pour percer
» doucement une porte sur la terrasse la nuit, et enlever
» avec une terrière une planche par où ils sont entrés sur la-
« dite terrasse que j'ai toujours crue plus sûre que pas un
» cachot, et où, de tout temps, le Roi a permis aux prison-
» niers de se promener'^. »
Ces deux dépêches sont fort importantes; elles nous mon-
trent qu'à la même date l'abbé du Colombier est à la Bas-
tille. C'est cet abbé dont on s'inquiète à Rome. Quant au
1 P. 22, V. 361, Mss. Dépôt de la guerre.
' P. 369, V. 361, Mss. Dépôt de la guerre.
ABSENCE DE LOUVOIS. 385
sieur Daniel Ferrand, puisqu'il est cité nominalement , il ne
peut être confondu avec l'homme que vous savez. Pour le
comte de Beauvais , la preuve de l'incarcération est utile,
car elle nous montre l'intérêt qu'avait Louvois, qui était
venu lui-même voir Oldendorf à la Bastille, à écrire le
10 mai à M. de Besmaus « d'obtenir qu'il reste au M..., où
» queh/il'un cjiiil connoit est aussi intime de tant de monde » ,
Donc, l'homme que vous savez (ledit sieur Louis de Olden-
dorf) est lié avec le comte de Beauvais. Il le connaît,
et c'est là le motif de son carcere dura, et de l'interdiction
d'aller à la messe, pour qu'on ne puisse le rencontrer
ni voir dans les cours. On n'a pas encore songé, paraît-il,
à lui mettre un masque.
C'est là la dernière lettre que j'ai pu retrouver de Besmaus
à Louvois pendant son absence. Louvois est alors au siège
de Maëstricht avec toute la cour. Il a bien d'autres intérêts à
surveiller ; son père d'ailleurs est à Paris pour régler les
affaires urgentes .
Les seules dépêches que j'ai eues entre les mains pour cette
même période sont relatives à la cassette et à son contenu.
J'ai déjà raconté ce qui s'était passé à la mort de madame
Nallot, il est donc inutile d'y revenir. Mais il y eut proba-
blement échange de pièces importantes, car, le 12 mai, Car-
patry écrivait à Louvois: « L'ordinaire m'a rendu ce matin
» la lettre que Je la viens de déchiffrer, et je pars dans l'in-
« stant pour l'aller faille voir à M. Le Tellier, qui est depuis
» avant-hier après midi à Chaville , et lui ferai voir aussi la
>) dépêche pour l'Italie que Belou m'a adressée par votre ordre
» pour être envoyée par un courrier exprès ' . »
Le 2 juillet^ également, Louvois approuvait Carpatry pour
tout ce qu'il avait fait, et lui ordonnait de remettre une gra-
tification à Vimbois pour avoir trouvé le chiffre. Le 6 ^, il pres-
crivait une deuxième gratification de six cents livres au sieur
1 P. 216, V. 360, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 28, V. 305, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 69, V. 305, Mss. Dépôt de la guerre.
as
386 LE MASQUE DE FER.
de la Tixère pour une découverte du même genre. Enfin , le
26', il priait Drouard de continuer h lui adresser ses in-
formations les plus exactes sur tout ce qui se passait relative-
ment à l'affaire de Péronne. Malgré son éloignement de
Paris, les préoccupations du jeune secrétaire d'État étaient
donc constantes,
D'autres événements d'ailleurs d'une certaine gravité, et
se rapportant au complot de Péronne, sont également à
signaler pour cette période. Au mois de janvier 1673, avait
lieu à Lyon l'arrestation du moine jacobin.
A Paris se plaidait par contumace l'affaire Brinvilliers.
Le 16 mars, Lachaussée, valet de Gaudin de Sainte-Croix,
avait été exécuté à la Bastille. Gastanieri, dit La Pierre, dit
Saint -Georges , ne devait être arrêté à Turin que dans les
derniers mois de la même année.
Le 27 mars, le receveur général du clergé de France,
l'empoisonneur Pierre-Louis de Reich de Penautier, avait
dû comparaître au Ghâtelet pour être renvoyé une première
fois des fins de la plainte, faute de preuves, le 15 juin 1673.
Au même mois de juin , l'abbé du Colombier avait été en-
voyé h la Bastille, ainsi que l'homme d'affaires de ce maré-
chal de Luxembourg que Louvois flattait, pendant que,
d'autre part, il recommandait à son ami La Vallière de l'a-
moindrir, autant que faire se 'pouvait, dans V esprit du Roi.
C'était vers le naême temps qu'un autre confident de Louvois,
le sieur Nallot, le possesseur de la fameuse cassette du pré-
tendu sieur de Oldendorf , succombait soudainement.
A Maëstricht enfin, le sieur Caluzio était arrêté et
dirigé sur le donjon de Pignerol, où il devait retrouver ses
dignes émules en empoisonnement, sa femme et ses complices,
Philippe Carlos et Aymé.
Avec de tels éléments d'information et de confrontation,
Louvois pouvait rester tranquille loin de Paris. Son père,
Michel Le Tellier, veillait ; installé au ministère , tenu au cou-
1 P. 227, V. 305, Mss. Dépôt de la guerre.
ABSENCE DE LOUVOIS. 387
rant de tout par Garpatry, Darbon et de La Clos, il avait en
main les fils du complot et de l'intrigue de cour qui devait en
être la conséquence, histoire de femme probablement, comme
tout ce qui se passait à cette époque. Aussi Louvois ne
devait-il pas avoir mauvaise fjrâce à remercier ce père si
dévoué à ses intérêts, et surtout si habile, qui savait, à dis-
tance et sans bruit, l'aider avec un tel art à l'établissement de
sa fortune. La lettre suivante, prise parmi tant d'autres
identiques, l'indique suffisamment :
« Je souhaite, écrit-il à son père le 27 mai 1673, qu'il
» fasse plus beau temps à Chaville qu'ici , où il fait un froid
V qui enrhume tout le monde. Je le suis beaucoup, mais
« comme ce n'est que du cerveau , et que cela ne m'empêche
» pas de dormir, j'espère en être quitte.
» J'ai reçu la lettre dans laquelle je vois la continuation
« des soins quil vous plaît de prendre de mes affaires. Je vous
» dois déjà tant , que je ne sais comment vous remercier de tout
V ce que vous faites présentement pour moi, si ce n'est vous en
» demander la continuation et vous assurer que je souhaite que
» vous puissiez avoir les mêmes bontés pour les affaires qui
11 viendront d'ici, et cependant je ne vous pourrai bien persuader
5) de mon extréîne reconnoissatice ^ . »
Cette année-là, Louvois ne revient à Paris qu'à la fin de
novembre, comme il l'a annoncé à son père. Evidemment,
une fois dans la capitale ou à Versailles , il ne faut plus
songer à trouver des traces continues des conspirateurs du
printemps. Garpatry, Le Tellier et Besmaus sont aussi à Paris ;
il est donc plus naturel de se parler que de s'écrire. Toutefois,
par les dépêches de l'extérieur, adressées de nouveau au Père
Hyacinthe et à de Lespine-Beauregard, on peut voir que
Louvois s'occupe activement de confronter les coupables et
d'examiner à loisir les documents et dossiers qu'on a réunis
pendant son absence.
Quinze jours à peine après son arrivée, le 5 décembre;, il
i P. 215, V. 304, Mss. Dépôt de la guerre.
25.
388 LE MASQUE DE FER,
prescrit au Père Hyacintlie et îiu lieutenant de Roi dans Gour-
tray, M. de Pertliuis, de faire mettre en liberté un gentil-
homme sujet d'Espagne, nommé Charles de Tiennes, baron
d'Aisne, « dont, disait ]e ministre, M. Dufresnoy a demandé
M au Roi la hberté avec assez d'empressement, ce que Sa
" Majesté n'a pu refuser'. " Ce Charles de Tiennes était le
fils aîné du gentilhomme qui avait servi d'agent au Révérend
Père. Il est donc probable qu'il fut arrêté pour éviter les in-
discrétions, laisser passer un temps suffisant, et faire com-
prendre au Père qu'il y avait danger à s'occuper de
certaines recherches.
Le 11 janvier, de Lespine-Beauregard écrivait de Péronnc
à M. de Louvois : « Le nommé Nicolas Joachim , officier
» d'artillerie h Cambray, et un appelé Nicolas Mathon , de
» Cambray, sont en prison à Laon. Ledit Joachim est celui
!) que vous avez vu ici h votre passage, et qui persiste dans
w le premier dessein où vous l'avez vu^.... » Le 16, Louvois
lui répondait : « Je ne savois pas que l'homme dont vous me
» parlez, qui a été conduit à Saint-Quentin, fût celui que j'ai
" vu à Péronne. J'ai écrit à M. de Pradel de le faire mettre
» en liberté d'une manière qui ne fasse pas soupçonner que
" l'on avoit quelque considération pour lui^. » Le 2 janvier
également , le ministre faisait mettre en liberté le sieur
Daniel Ferrand, l'habitant de Péronne, l'une des victimes de
la souricière préparée aux faux passages de la Somme.
Le 1" février, il écrivait de Saint-Germain au Père Hya-
cinthe : « J'ai vu par vos deux lettres les derniers avis que
» vous a donnés le gentilhomme ; l'on en tirera tout ce qui
>' pourra être de quelque utilité au service du Roi , et il est
» bon d'entretenir toujours quelque commerce avec lui^ — .»
Le 10 mars, enfin, le secrétaire d'État de la guerre adres-
sait par un courrier extraordinaire l'ordre suivant : « Le Roi
î P. 72, V. 309, Mss. Dépôt de la f[uene.
2 P. 73, V. 4i9, Mss. Dépôt de la guerre.
•* P. 494, V. 363, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 1, V. 364, Mss. Dépôt de la guerre.
RETOUR DE LOUVOIS. 389
» ayant jugé à propos, pour le bien de son service, d'envoyer
» à Pignerol un prisonnier , lequel, quoique ohscnr, ne laisse
» pas d'être homme de conséquence , Sa Majesté l'a fait partir
» d'ici sous la conduite du sieur Legraia, qui le conduira
') jusqu'à la poste qui est au delà de Lyon, nommée Bron,
>) où il se trouvera le 30 de ce mois, où a'ous aurez soin de
» l'envoyer recevoir de ses mains par dix hommes assurés de
» votre compagnie, commandés par un de vos officiers, aux-
» quels le sieur Legrain donnera toutes les instructions néces-
3) saires pour la manière dont ce prisonnier devra être gardé ;
» vous recommanderez à l'officier de le conduire sans éclat
« par les chemins et de le faire entrer dans Pignerol sans bruit
» et même sans que l'on s'aperçoive que ce soit un prisonnier
» que vos qens conduisent dans le donjon, oit vous te traiterez
» de la même façon que le prisonnier que M. de Vauroy vous a
» amené >)
Le 7 avril, V homme que vous savez, le prisonnier de
Péronne , se trouvait au fameux donjon, sous !a surveillance
jalouse du plus parfait des geôliers, M. de Saint-Mars, l'âme
damnée du secrétaire d'État de la guerre.
La première partie du drame était accompiie. Le Tellier
et Louvois pouvaient vivre en paix dans la plénitude de la
puissance et de la faveur. Ils avaient rendu au Roi le plus
grand des services, et par la découverte de papiers impor-
tants, par les fils de l'intrigue qu'ils avaient pu débrouiller,
se trouvaient être sur la voie des conspirations qui devaient
éclater quelques mois après en Normandie (affaire La
Tréaumont) , en Guyenne et en Languedoc (Audijos et
Foncenade), etc., ainsi que des ténébreuses affaires de
la Brinvilliers, de Poncet d'Orvilliers, de Vanens et des
empoisonneurs; lutte immense d'une société sans nom,
lutte qui devait avoir la révocation de l'édit de Nantes et les
dragonnades pour péroraison sanglante. Par cette connais-
sance même des secrets de tant de gens, des intrigues qui s'é-
taient ourdies autour du Roi, grâce à l'appui des femmes
galantes habituées delà cour, ils avaient pu combattre avec
390 LE MASQUE DE FER.
avantage la cabale qui les devait emporter. La prise de Maës-
tricht n'avait pas suffi pour rétablir la faveur du jeune secré-
taire d'Etat. Plus que jamais Louis XIV était assailli par les
réclamations et les plaintes déguisées de gens intéressés à la
chute de toute cette famille, si nouvelle et si puissante. Le
prince de Gondé et Turenne avaient manifesté hautement
leurs prétentions; on n'attendait donc que le retour du
secrétaire d'Etat pour faire surgir l'occasion où éclaterait
le mécontentement du Roi. Louvois semblait perdu; ses
amis s'éloignaient déjà de lui, lorsqu'un revirement inattendu
se produit à la suite d'une entrevue de Le Tellier et de
Gondé. Le prince est devenu, tout à coup et comme par en-
chantement, plus bienveillant que jamais pour le jeune secré-
taire d'Etat. Au lever du Roi, le lendemain, il l'accueille
avec toutes les marques de la plus vive sympathie, ce
que voyant , courtisans et valets s'empressent de l'imiter.
Quant à Turenne , il suffit d'une démarche personnelle de
Louvois, conseillée par l'habile Le Tellier, pour calmer les
justes susceptibilités du maréchal. Que s'était-il donc passé
dans l'esprit de ces grands seigneurs acharnés après le
secrétaire d'État? Le Tellier a-t-il fait entendre à quelques-
uns qu'il a de quoi les compromettre et même les perdre?
Gela est plus que probable. Dans ces procès successifs qui' se
déroulèrent depuis l'arrestation du voyageur de Péronne , il
y eut à chaque instant de ces substitutions de personnes et
de pièces. Je le montrerai dans une autre étude que celle-ci ,
je l'espère, et je ferai ressortir d'une façon plus évidente
encore la duplicité , l'habileté , la fourberie constante que cha-
cun se trouvait dans la nécessité d'employer pour rester bien
en cour. Curieuse époque que celle-là, où tout n'est que com-
promis dans les paroles et dans les actes ! La lettre suivante
de Louvois au duc de Montausier, gouverneur du Dauphin,
en donnera une simple idée. Elle est du 23 juin 1673 :
« J'ai reçu une lettre de M. le lieutenant criminel, par
)' laquelle il me mande que, procédant contre quatre faux
» monnoyeurs qu'il a fait arrêter, ils ont accusé M. de Sainte-
DE MARCIilEL A PIGNEROL. 391
M Maure d'être un de leurs complices, et comme je sais que
5' vous prenez part en ce qui le touche, j'ai cru que je devois
» vous donner avis de ce qui se passe en cela , afin que vous
" puissiez profiter et empêcher que si ledit Sainte-Maure y est
» effectivement mêlé, je ne tombe dans aucun inconvénient;
n mais vous jugez bien qu'il est à propos que personne naît
» connoissance de l'ordre que je vous donne sur cela , et que je
" vous supplie de recevoir comme une marque de la passion
» avec laquelle je suis ' " Un ministre aidant à l'évasion de
faussaires , c'est un indice du temps ; tout d'ailleurs est dans
ce goût. Le résultat des habiles mesures prises par Le Tellier
et Louvois n'en avait pas moins été atteint. Au commence-
ment de l'année 1674 , les individus arrêtés à Péronne
étaient interrogés, mis en liberté ou enfermés. Quant au
sieur Le Froid , dit Louis de Oldendorf , dit de Marchiel , il
était à PigneroL Rien de curieux comme les détails de cette
incarcératio;i , aussi complets que ceux donnés pour Péronne,
que ceux qui seront envoyés plus tard pour Exiles et Sainte-
Marguerite. On y reconnaît l'esprit d'ordre et de suspicion
qui a fait de Louvois l'un des premiers organisateurs de la
victoire. J'ai déjà donné plus haut la lettre de cachet pour le
donjon à PigneroL Elle était accompagnée de la dépêche
explicative suivante :
« M. Legrain partant présentement pour mener à la poste,
» par delà Lyon , le prisonnier dont je vous ai parlé par mes
» précédentes, je vous fais ce mot pour vous dire que l'in-
» tention du Roi est qu'il soit gardé avec les mêmes précau-
» tions que celui qui vous a été amené par le sieur de Vauroy ;
» et comme c'est un fripon insigne qui en matière fort grave a
» abusé de gens considérables , il faut qu'il soit traité par vous
» durement et que vous ne lui donniez que les choses absolu-
i) ment nécessaires à la vie, sans aucun autre soulagement tel
» qu'il puisse être". »
Ces ordres si durs de Louvois sont dans ses habitudes. Il
1 P. 319, V. 304, Mss, Dépôt de la guerre.
2 P. 398, V. 345, Mss. Déjjôt de la guerre.
392 LE MASQUE DE FER.
les donne pour assouplir les gens dès le début. C'est la me'-
thode qu'emploient les belluaires pour dompter leurs ani-
maux. Saint-Mars et Louvois n'en usèrent jamais autrement,
pour Fouquet comme pour les ministres protestants.
Mais où l'on reconnaît l'habitude de précautions minu-
tieuses du ministre, c'est dans les prescriptions qui précèdent
l'envoi du prisonnier. C'est le prévôt général de la connétablie
et maréchaussée de France , le sieur Legrain , le favori de
Louvois , qui a été chargé de la conduite du prisonnier.
Une fois arrivé le 30 à Bron, petit relai situé près de Lyon ,
sur la route de Chambéry , il doit le remettre entre les mains
des gens de M. 'de Saint-Mars. Or Louvois ne confie les détails
de l'échange et de la direction à suivre ni à Legrain ni à
Saint-Mars. C'est à M. de Séjournant, le directeur de la
poste de Lyon, qu'il adresse l'ordre ' à donner à M. le cheva-
lier de Saint-Martin et au sieur Legrain, avec injonction de
ne le livrer qu'en main propre et contre reçu. Quant à cet
ordre, il était ainsi conçu : " L'olficier de M. de Saint-Mars,
» envové par lui auprès de Lyon pour recevoir 2in prison-
« nier que le sieur Legrain lui doit remettre entre les mains,
:i le conduira incessamment dai2S le donjon de Pignerol, pre-
« nant les chenii7is pou?' passer toujours par les terres du Roi.
» Il prendra les précautions nécessaires pour la sûreté de sa
" garde, le fera, fortement attacher pendant la nuit et, outre
)i cela, gardera vue, et l'etnpêchera d'avoir commerce ni de
» vive voix ni par écrit avec qui que ce fût , ne souffrant point
» qu'il parlât de quoi que ce fût de ses affaires ni à lui ni à
yj aucun de ceux aui le qardenf. "
Du reste, Louvois savait à qui il avait affaire. Saint-Mars
avait envoyé à Bron le plus irréprochable de ses culs de
plomb, le chevaher de Saint-Martin. Aussi, Louvois, satis-
fait, lui écrivait -il le 30 mars : « J'ai reçu votre lettre
" du 21 de ce mois; vous avez bien fait d'envoyer à cheval
1 24 mars 1674. P. 408, v. 305, Mss. Dépùt de la guerre.
- 23 mars. P. 397, v. 365, Mss. Dépôt de la guerre.
^ DE xVIARCIIIEL A PIGNEROL. 393
» Jes soldats qui doivent conduire à Pignerol le prisonnier
» que je vous ai mandé qu'ils trouveroient à Bron , et vous
» n'aurez qu'à me faire savoir la dépense qu'ils auront faite,
w afin que je vous en fasse rembourser. » Et il ajoutait le
18 avril ' : « J'ai été bien aise d'apprendre l'arrivée du pri-
» sonnier que le chevalier de Saint-Martin vous a amené.
" L'intention du Roi étant qu'il soit traité fort durement, il
» il ne faut point lui donner de feu dans sa chambre , à
» moins que le g^rand froid ou qu'une maladie actuelle ne
" vous y oblige, et vous ne lui donnerez d'autre nourriture
)' que du pain, du vin et de l'eau, étant un fripon achevé,
» qui ne sauroit être assez maltraité ni souffrir la peine qu'il
y a méritée. Cependant vous ])ourrez lui faire entendre la
" messe , en prenant garde néanmoins que cela ne lui donne
>' pas occasion d'être vu de personne, ni de donner de ses
» nouvelles à qui que ce soit. Sa Majesté trouve bon aussi
" que vous lui donniez un bréviaire et quelques livres de
» prières^. » Le prisonnier était entré dans le donjon de la
façon qu'avait souhaitée le ministre, par le chemin que j'ai
indiqué, qui communiquait directement avec les prisons, et
évitait tout contact avec les habitants. Il suffisait qu'on arri-
vât de nuit pour que personne au monde ne se doutât de la
présence au donjon d'un nouveau malheureux.
A cette même date du 10 avril 1G74, jour de l'entrée du
personnage dans la citadelle, Saint-Mars était un homme
fort affairé. Le donjon , en effet, se trouvait avoir son com-
plet de prisonniers. Fouquet et Lauzun habitaient la tour
qui touchait au bâtiment central, Eustache Danger gisait
dans l'une des prisons de la Tour d'en lias, Plassot, la dame
Carrière et le bourgeois Butticaris occupaient également
des chambres près des logements des officiers. Le nouveau
venu hit donc installé dans la deuxième prison de la Tour
d'en bas.
Du prisonnier, les nouvelles sont rares pendant cette
1 îlavaisson, p. 177.
2 P. 308, V. 366, Mss. Dépôt de la guerre.
394 LE MASQUE DE FER.
période. Louvois est à l'armée , et n'écrit guère à son geôlier.
Les seules dépêches qui le concernent sont du 25 juillet et
du 6 décembre.
Celle du 25 juillet est ainsi conçue : «Le Roi trouve bon
» que vous donniez au dernier des prisonniers qui ont été
» conduits à Pignerol une feuille de papier et de la cire,
» pour m'écrire une fois seulement , et vous aurez soin de la
M retirer pour me l'envoyer. Au surplus, vous ne négligerez
» rien pour le garder avec toute l'exactitude qui vous a été
» prescrite en dernier lieu'. » Le 6 décembre, le ministre
ajoute : «... Puisque vous voyez que celui que vous avez
» envoyé quérir à Lyon ne peut pas vivre de ce que vous
» aviez l'ordre de lui donner, vous pourrez le mieux nourrir
)) que par le passé, et puisqu'il demande à se confesser, vous
>Lpouvez le lui permettre à Noël, lui donnant le même ecclé-
» siastique qui confesse M. Fouquet^.»
Le choix de cet ecclésiastique est un indice de la nature
particulière de ce prisonnier, et de l'importance qu'y attache
à cette datç le secrétaire d'État.
Les années 1675, 1676, 1677, 1678 sont de graves
années pour Louvois, toujours absent et laissant son minis-
tère, comme je l'ai prouvé, afin d'être à même de surveiller
de plus près les opérations des généraux. Il écrit peu et reçoit
encore moins de lettres de Saint-Mars, sur le compte duquel
il est tranquille. Il faut remarquer, du reste , qu'il y a beau-
coup de lacunes dans le volume des lettres reçues de cette
époque. Les sacs qui les contenaient ont sans doute disparu ^
ou sont peut-être enfouis dans quelque autre ministère.
En 1675, Louvois est en rapports constants avec des Car-
rières. Il lui demande des nouvelles de ce qui se passe dans
la maison d'un pensionnaire de Hollande où l'on soupçonne
que des Français sont cachés ; il lui envoie, par le même ordi-
naire , un mémoire de M. de Saint-Mars^.
1 p. 215, V. 370, Dépôt de la guerre.
'•^ Archives nationales. Ravaisson, p. 179.
3 P. 420, 546, V. 427, Mss. Dépôt de la guerre.
DE MARGHIEL A PIGNEROL. 395
Le 2 décembre 1675, le ministre écrit au geôlier : «J'ai
» reçu avec votre lettre du 23 du mois passé les papiers qui y
» étoient joints; j'ai lu ce qui étoit écrit dans le billet séparé
» de votre lettre. Ce qu'il contient n'est pas une chose qui
» mérite de réponse. Le Roi ne désirant pas se servir des
» expédients qui y sont marqués, vous pouvez néanmoins
» répondre à celui qui vous a parlé, que vous n'osez m'écrire
» de pareilles choses; cependant je vous prie de ne pas
» laisser de m'avertir de tout ce qu'il vous dira^ »
Ce fut là tout ce qui transpira de l'aventure. Gastanieri
dit Saint-Georges , Caluzio et sa femme , Dubreuil dit Sam-
son, dit Martin, dit Louvigny , Mattioli et son valet, étaient
venus occuper successivement le donjon, sans rien changer
à la quiétude du prisonnier. Le silence s'était fait sur son
existence, comme il s'était produit à la Bastille et à l'arrivée
à Pignerol. Ses réponses d'ailleurs à M. de Besmaus, les con-
versations qu'il avait eues à Paris avec le ministre , avaient
dû préparer ce malheureux à l'existence qu'il menait.
Le 11 mai 1681 donc, Louvois écrivait de Versailles
au commissaire des guerres de Pignerol , le sieur Duchaunoy :
« La mort de M. le duc de Lesdiguières ayant fait vaquer le
» gouvernementd'ExileSjleRoïVadonnékM. deSaint-Mars, et
« comme Sa Majesté désire que deux des prisonniers qui sont
» à sa garde y soient transférés pour y être avec autant de sûreté
» qu'à Pignerol , l'intention de Sa Majesté est qu'avec mondit
» sieur de Saint-Mars vous alhez à Exiles, pour examiner
)) l'état des lieux où ils pourront être enfermés , et les répa-
« rations qu'il y a à faire , pour y rétablir une entière sûreté,
» de la dépense desquelles vous m'envoyerez un mémoire,
» observait que ce n'est que des logements de ces deux pri-
» sonniers dont il doit faire mention , et que vous ne devez
» parler en aucune manière d'eux dans ledit mémoire de
« l'état présent du logement du gouverneur d'Exilés, ou des
» réparations qu'il pourra y avoir à faire ^. »
1 Ravaisson , p. 182,
2 P. 205, V. 654, Mss. Dépôt de la guerre.
396 LE MASQUE DE FER.
C'est qu'en effet à cette époque, la concorde, je l'ai dit, était
loin d'exister entre M. de Saint-Mars et M. le marquis
d'Herleville, gouverneur de Pignerol. Saint-Mars, qui\enait
d'être nommé gouverneur de la citadelle , en remplacement
de M. de Rissan , ne voulait pas admettre la suzeraineté du
gouverneur général. Les deux femmes surtout ne s'enten-
daient guère; d'ailleurs, Pignerol et la citadelle allaient
devenir un centre d'activité considérable et un lieu de con-
centration de troupes assez important, en vue de l'occupation
de Casai et de l'extension qu'on devait donner à l'armée
■de Piémont. L'établissement d'ouvrages nouveaux vis-à-vis
du donjon, dans la redoute de Sainte-Brigitte, pour se prépa-
rer à des éventualités cle défense, avait été décidé. Dans ces
conditions, le donjon ne cadrait plus avec les exigences
d'une prison d'Etat , aussi parfaite que celle que réclamait
Louvois.
L'envoi à Exiles fut donc décidé. C'était peu agréable
pour le gouverneur, qui se trouvait là plus isolé que jamais,
mais au moins le secrétaire d'État pouvait être tranquille, et du
côté des prisonniers et du côté du geôlier et de ses doléances
continuelles. Il comptait sans son hôte : Saint-Mars n'était
pas homme à demeurer une année sans quémander.
Les précautions n'en furent pas moins minutieuses , comme
tout ce que faisait le ministre. C'est le 11 que Louvois écrit
àDuchaunoy; le 12, il ajoute à Saint-Mars : «J'ai lu au Roi
)> votre lettre du 3 de ce mois, par laquelle Sa Majesté, ayant
« connu l'extrême répugnance que vous avez à accepter le
" commandement de la citadelle de Pignerol , a trouvé bon
') de vous accorder le gouvernement d'Exilés, vacant par la
)' mort de M. le duc de Lesdiguières, où elle fera transporter
!) ceux des prisonniers qui sont à votre garde, quelle croira
» assez de conse'quence pour ne les pas mettre en d'autres
» mains que les vôtres
" Je mande au sieur Duchaunoy d'aller visiter avec vous
n les deux bâtiments d'Exilés, et d'y faire un mémoire des
» réparations absolument nécessaires pour le logement des
DE MARCHIEL A EXILES. 397
)) deux prisonniers de la Tour d'en bas, qui sont, je crois , les
» seuls que Sa Majesté fera transférer à Exiles. Envoyez-moi
» un mémoire de tous les prisonniers dont vous êtes chargé, et
M marquez-moi ci côté ce que vous saurez des raisons pour
n lesquelles ils sont arrêtés. A l'égard des deux de la Tour
" d'en bas, vous n'avez qu'à les marquer de ce nom, sans y
» mettre autre chose.
» Le Roi s'attend que, pendant le peu de temps que vous
» serez absent de la citadelle de Pignerol, pour aller avec le
« sieur Ducbaunoy h Exiles, vous mettiez un tel ordre à la
« garde de a^os prisonniers qu'il n'en puisse mésarriver
» d'aucun, et qu'ils n'auront pas plus de commerce avec qui
M que ce soit qu'ils n'en ont eu depuis que vous en êtes
" chargé ' . »
Le 9 juin , le ministre adressait au geôlier les provisions
de gouverneur d'Exilés : « L'intention de Sa Majesté, disait-
» il , est qu'aussitôt que le lieu que vous aurez jugé propre
1) audit Exiles pour garder siirement les deux prisonniers de la
') Tour d'en bas sera en état de les recevoir, vous les lassiez
» sortir de la citadelle de Pignerol dans une litière, et les
» fassiez conduire sous l'escorte de votre compagnie, pour
)) la marche de laquelle les ordres sont ci-joints ; et aussitôt après
» le départ desdits prisonniers , l'intention de Sa Majesté est
" que vous alliez audit Exiles , pour prendre possession du
^1 gouvernement , et y faire à l'avenir votre résidence. Vous
" exécuterez ce que le Roi vous a ordonné , pour la subsis-
» tance des susdits deux prisonniers , que Sa Majesté s'attend
» que vous les garderez avec la même exactitude que vous avez
^1 fait jusqii à présent. Ainsi, il ne me reste qu'à vous recom-
« mander de' me donner de temps en temps de leurs nouvelles.
)) A l'égard des hardes que vous avez du sieur Mattioli, vous
« n'avez qu'à les faire porter à Exiles, pour les lui pouvoir
)) rendre, si jamais Sa Majesté ordonnait qu il fût mis en
» liberté^. »
1 P. 232, V. 684, Mss. Dépôt do la guerre.
2 Delort, p. 269.
398 LE MASQUE DE FER.
Deux jours après, il ajoutait : « Le Roi a trouvé bon de
y vous accorder tnille écus, tant pour lesdites réparations que
» pour celles que vous jugerez à propos de faire à votre loge-
» ment; à quoi, moyennant cela, vous prendrez soin défaire
» travailler incessamment , comme si cette dépense se faisoit
» à vos dépens, et lorsque la prison sera en état, l'intention
» de Sa Majesté est que vous transfériez les deux priso7iniers ,
» conformément à ce que je vous ai mandé par ma dertiière
j) lettre, et qu'en conséquence vous remettiez en ce temps-là
» au sieur de Villebois le commandement de la citadelle de
» Pignerol \ »
Les ordres étaient donc explicites , et Saint-Mars pouvait
écrire à l'abbé d'Estrades, en lui annonçant son départ:
«J'aurai en garde deux merles que j'ai à Pignerol, lesquels
» n'ont pas d'autres noms que MM. de la Tour d'en bas.
» Mattioli restera ici avec deux autres prisonniers " "
Il se rendit, en effet, à Exiles en compagnie de M. Duchau-
noy, trouva le château et la tour de César en parfaite conve-
nance pour recevoir les prisonniers. Il était d'ailleurs impossi-
ble, comme on l'a vu par les plans d'Exilés et la description que
j'en ai retracée, d'imaginer une prison plus sûre. On peut
en conclure qu'Exiles, plus que Pignerol, plus que la Bas-
tille, a été le véritable lieu d'internement de l'homme légen-
daire. Dans ce donjon , Saint-Mars est complètement isolé ,
en dehors de toute circulation, de tout lieu d'habitation et de
tout contact avec une garnison particulière.
Le 12 juillet, Saint-Mars était de retour de son inspection.
Il écrit tout aussitôt à Louvois pour le tranquilliser :
« Pour que l'on ne voie point les prisonniers , ils ne sorti-
» ront point de leur chambre pour entendre la messe , et pour
» les tenir en plus grande sûreté, l'un de mes lieutenants cou-
» chera au-dessus d eux, et il y aura deux sentinelles jour et
« nuit qui verront tout le tour de la tour, sans queux et les
1 Delort, p. 271.
2 Ravaisson, 25 juin 1681.
DE MARCHIEL A EXILES. 399
M prisonniers se puissent voir ni parler, ni pas tnême entendre ;
» ce seront des soldats de ma compagnie qui seront toujours
» posés en faction aux prisonniers. Un y a cju un confesseur qui
« m'inquiète un peu ; mais si Monseigneur le juge à propos ,
» je leur donnerai le curé d'Exilés , qui est un homme de bien
» et fort vieux, auquel je lui pourrai défendre, de la part de
» Sa Majesté , de ne point savoir quels sont ces prisonniers-
« là, ni leurs noms, ni ce qu'ils ont été, et de ne parler jamais
» d'eux 671 nulle maison du monde, ni de recevoir de vive
11 voix, ni par écrit , aucune communication ni billets. »
On ne pouvait entrer dans plus de détails, et pourtant
l'implacable ministre ne devait pas se déclarer satisfait.
Saint-Mars se voyait d'ailleurs dans l'obligation de remettre
le départ annoncé. Les événements précipités de Gasal , l'ar-
rivée prochaine de Catinat qui, caché chez lui et enfermé
comme faux prisonnier sous le nom de Guibert, n'allait quit-
ter Pignerol que pour sa nouvelle résidence de Casai ; la cor-
respondance secrète à entretenir avec le marquis de Piennes,
et la maladie de Duchaunoy avaient modifié les projets pri-
mitifs. Ce fut donc dans les premiers jours d'octobre seule-
ment que le nouveau gouverneur, sa famille, sa compagnie
et ses prisonniers abandonnèrent définitivement et sans bruit
le donjon d'historique mémoire pour se rendre à Exiles. Le
15 octobre , le déplacement était accompli.
Les dépêches pour cette période d'un séjour de cinq années
au fort d'Exilés sont assez nombreuses. Les voici dans leur
ordre. Elles satisferont mieux l'esprit de curiosité des lecteurs
que la narration la mieux arrangée.
Le 18 novembre 1681, Louvois écrivait à Saint-Mars :
« Le Roi approuve que vous choisissiez un médecin pour trai-
3) ter vos prisonniers, et que vous vous serviez du sieur Vigon
» pour les confesser une fois l'an'. »
Louvois à Saint-Mars, le 14 décembre 1681 :
« Vous pouvez faire habiller vos prisonniers, mais il faut
1 18 novembre 1681 ; p. 197, v. 659, Mss. Dépôt de la guerre.
400 LE MASQUE DE FER.
') que Jes habits durent trois ou quatre ans à ces sortes de
» gens-là'. »
Louvois à Saint-Mars, 31 décembre 1681 :
« J'ai expédié l'ordre nécessaire pour vous rembourser
>) les dépenses que vous avez faites pour vos prisonniers, et
M vous le trouverez ci-joint'. "
Louvois à Saint-Mars, le 2 mars 1682 :
" Comme il est important d'empêcher que les prisonniers
w qui sont à Exiles, que l'on nommoit à Piqnerol de la Tour
» d'en bas , n'aient aucun cotmnerce , le Roi m'a ordonné
» de vous commander de les faire garder si sévèrement
» et de prendre de telles précautio?is que vous puissiez répondre
)) à Sa Majesté qu'ils ne parleront à qui que ce soit, non-seule-
» ment de dehors, mais même de la garnison d'Exilés ; je vous
}' prie de me mander de temps en temps ce qui se passera à
» leur égard ^ . »
D'où proviennent ce nouvel excès de sévérité et cette inquié-
tude subite de Louvois? Redoutait-il quelque confrontation
avec les accusés de la Chambre ardente? Je ne sais, mais
Saint-Mars n'en répondait pas moins par retour du courrier ,
le 1 1 mars :
« J'ai reçu celle qu'il vous a plu me faire l'honneur de
» m'écrire, le 27 du passé, par laquelle vous me mandez,
» Monseigneur, qu'il est important que mes deux prisonniers
H n'aient aucun commerce. Depuis le commencement que
» Monseigneur m'a fait ce commandement-là, j'ai gardé ces
» deux prisonniers qui sont à ma garde aussi sévèrement et
» exactement que j'ai fait autrefois MM. Fouquetet Lauzun,
» lequel ne peut se vanter d'avoir donné ni reçu de nouvelles
') tant qu'il a été enfermé. Ceux-ci ne peuvent entendre parler
» le monde qui passe au chemin qui est en bas de la tour où
» ils sont , mais eux, quand ils voudroient, ne sauroient se
« faire entendre ; ils peuvent voir les personnes qui seroient
1 P. 383, V. 660, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 364, V. 661. Dépôt de la guerre,
3 P. 36, V, 675. Dépôt de la guerre.
DE MARCIilEL A EXILES.
401
» sur la montagne qui est devant leurs fenêtres, mais on ne
» sauroit les voir à cause des grilles qui sont au-devant de
» leurs chambres. J'ai deux sentinelles de ma compagnie
» nuit et jour des deux côtés de la tour, d'une distance rai-
« sonnable, qui voient obliquement la fenêtre de mes prison-
» niers. Il leur est consigné d'entendre si personne ne leur
» parle, et s'ils ne crient point par leur fenêtre, et de faire
» marcher les passants qui s'arrêteroient dans le chemin ou
» sur le penchant de la montagne. Ma chambre étant jointe à
» la tour, qui n'a d'autre vue que du côté de ce chemin ^ fait
» que j'entends et vois tout, et même mes deux sentinelles,
» qui sont toujours alertes par ce moyen-là.
Ias croisiées Croisées de i'ap|iai"tement
des prisonniers. de M. de Suint-Mars.
VUE DE LA TOUR DU CHATEAU d'exILES,
PRISE DE LA ROUTE DE FRANCE.
(1682.)
)) Pour le dedans de la tour , je l'ai fait séparer d'une ma-
)) nière où le prêtre qui leur dit la messe ne les peut voir, à
» cause d'un tambour que j'ai fait faire, qui couvre leurs
» doubles portes.
« Les domestiques qui leur pointent à manger mettent ce qui
» est de besoin aux prisonniers sur une table qui est là, et mon
1) lieutenant le prend et le porte. Personne ne leur parle que
5) moi, mon officier, M. Vigneron (le confesseur), et un méde-
« cin qui est de Pragelas , à six lieues d'ici, et en ma présence.
)) Pour leur linge et autres nécessités, mêmes précautions que
» je faisois pour mes prisonniers du passé '. »
1 Delort, p. 279.
26
402 LE MASQUE DE FER.
Qu'on veuille bien se reporter aux plans que j'ai donne's ,
aux descriptions que j'ai faites de ce qui se passait à Pigne-
rol, et l'on reconnaîtra là une identité de soins fort cu-
rieuse, qui ne laisse aucune prise à la critique.
Le ministre répond à cette dépêche, le 31 :
« J'ai reçu votre lettre du 11 de ce mois , avec le paquet
» qui y était joint. Le Roi ne veut pas qu'un autre lieutenant
» que celui qui a accoutumé de parler à vos prisonniers ait
» commerce avec eux^ »
Louvois à Saint-Mars, 18 avril 1682 (de Saint-Germain) :
« Le Roi ne trouve pas mauvais que vous alliez faire la
» révérence à M. le duc de Savoie auparavant son départ du
j) Piémont , après avoir mis ordre à la sûreté de vos prisonniers,
» de manière que pendant votre absence ils ne puissent avoir
» commerce avec personne et qu'il ne puisse mésarriver^. »
Louvois à Saint-Mars (de Versailles) , 11 mai 1682 :
« Votre lettre du 2 de ce mois m'a été rendue. Je ne vois
» pas d'apparence que le Roi puisse consentir que vous vous
» absentiez du gouvernement que Sa Majesté a bien voulu
» vous donner. Ainsi vous devez faire en sorte de mettre
» ordre à vos affaires sans quitter la place où vous êtes " . »
Louvois à Saint-Mars, 3 juin 1683 :
« Je crois que vous savez que les prisonniers qui sont à
" votre garde ne doivent point être confessés qu'ensuite d'un
» ordre du Roi, ou dans un péril imminent de mort ; c'est ce
" que vous observerez , s'il vous plaît ^. »
Louvois à Saint-Mars (à Versailles) , 16 avril 1684 :
« Il y a longtemps que vous ne m'avez parlé de vos prison-
» niers. — Je vous prie de me mander comment vous les gou-
» vernez et comment ils se portent. Mandez-moi aussi ce que
') vous savez de la naissance du nommé La Rivière et de l'aven-
» ture par laquelle il fut mis au service de feu M. Fouquet^. »
1 Mars 1682. P. 698, v. 675. Dépôt de la guerre.
,2 P. 251, V. 677, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 231, V. 678, Mss. Dépôt de la guerre.
4 P. 25, V. 693, Mss. Dépôt de la guerre.
^ Piavaisson.
DE MARCHIEL A EXILES. 403
Louvois à Saint-Mars, 2 octobre 168-4 :
« Je vous prie de continuer à m'informer de ce qui se pas-
» sera à l'égard de vos prisonniers'. »
Louvois à Saint-Mars, 5 janvier 1685 :
« Gomme il n'y a point d'apparence que le Roi veuille
» vous donner présentement le congé que vous demandez,
» vous pouvez m'écrire ce que vous avez à me dire en mar-
» quant sur l'enveloppe que vous mettrez à votre lettre quelle
)) me doit être rendue en mains propres, et sur celle-là une
» autre avec une adresse à l'ordinaire^ . »
Louvois à Saint-Mars, 30 janvier 1685 :
« La lettre écrite de votre main le 21 de ce mois m'a été
» remise. J'ai vu par ce qu'elle contient ce que vous ont dit vos
» prisonniers, qui n'est d'aucune conséquence^... »
Louvois à Saint-Mars, 7 mars 1685 :
« J'ai reçu votre lettre du 23 du mois passé. Le Roi veut
» bien que vous alliez prendre l'air dans le lieu que vous juge-
» rez convenable à votre santé ; mais Sa Majesté vous recom-
» mande de donner de si bons ordres pour la sûreté des prison-
n niers, que personne n'ait communication avec eux pendant
» votre absence et qu il n'en puisse mésarriver ^ . «
Louvois à Saint-Mars, le 7 juin 1685 :
« Vous pouvez me mander en détail quelle est l'intention
» de celui de vos prisonniers qui veut faire son testament,
» et, en mettant en dessous de votre lettre que c'est pour
» m'être remise en main propre, personne ne l'ouvrira^. »
Saint-Mars à Louvois, le 23 décembre 1685 :
« Mes prisonniers sont toujours malades et dans les re-
» mèdes. Du reste, ils sont dans une grande quiétude. »
Louvois à Saint-Mars, le 10 janvier 1686 :
« Je vous envoie le billet nécessaire pour vous faire tou-
1 P. 26, V. 718, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 107, V. 741, Mss. Dépôt de !a guerre.
3 P. 575, V. 741, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 127, V. 745, Mss. Dépôt de la guerre.
5 P. 89, V. 747, Mss. Dépôt. de la guerre.
26.
404 LE MASQUE DE FER.
» cher le remboursement de la dépense que vous avez faite
» pour vos prisonniers^ . »
Louvois h Saint-Mars , le 9 janvier 1686 :
« J'ai reçu la lettre que vous m'avez e'crite le 26 du mois
» passé, qui ne désire de réponse que pour vous dire que
» vous auriez dii me nommer quel est celui de vos prisonniers
y> qui est devenu hydropique"". »
Louvois à Saint-Mars, le 3 novembre 1686 :
« J'ai reçu votre lettre du 4 du mois passé. Il est juste de
» faire confesser celui de vos deux prisonniers qui devient
» hydropique lorsque vous verrez apparence d'une prochaine
n mort. Jusque-là il ne faut pas que lui ou son camarade
» aient aucune communication^. »
Le 4- janvier ce prisonnier mourait : le 5, Saint-Mars en
faisait part à Louvois, qui lui répondait le 13 :
a J'ai reçu votre lettre du 5 de ce mois, par laquelle j'ap-
» prends la tnort d'un de vos prisonniers'^ . "
Or, à ce moment même, un grand changement allait se
produire dans l'existence du prisonnier restant et dans celle de
Saint-Mars. J'ai dit quelles avaient été les plaintes du geôlier
à propos d'Exilés et de sa santé qui s'affaiblissait de plus en
plus. Elles avaient été écoutées, car le 8 janvier 1687 le mi-
nistre écrivait à Saint-Mars , deux jours avant d'avoir eu
connaissance de la mort de l'un des prisonniers :
« Le Roi ayant bien voulu vous accorder le gouvernement
» des îles Sainte-Marguerite, je vous en donne avis avec
') plaisir, afin que vous vous teniez prêt à vous transporter
') auxdites îles lorsque vous en recevrez les ordres de Sa Ma-
» jesté, de laquelle l'intention est que, aussitôt que vous en
» aurez reçu vos provisions, vous alliez faire un tour auxdites
M îles, pour voir ce qu'il y a à faire pour accommoder un
» lieu propre à garder sûrement les prisonniers qui sont à
1 P. 224, V. 761, IMss. Dépôt de la guerre.
2 P. 107, V. 769, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 23, V. 770, Mss. Dépôt de la guerre.
^ P. 231, V. 779, Mss. Dépôt de la guerre.
DE MARCHIEL A PIGNEROL. 405
» votre charge, dont vous m'enverrez un plan et mémoire,
» afin que je puisse prendre l'avis de Sa Majesté pour y faire
» travailler. Cependant vous retournerez à Exiles, pour
» attendre les ordres de Sa Majesté nécessaires pour les y
» conduire ainsi que votre compagnie. — Je crois qu'il est
» inutile que je vous recommande de prendre de telles mesures
» que, penda?it le temps que vous serez à aller aux îles Sainte-
>' Marguerite et à en revenir , lesdits prisonniers soient gardés
» de manière qu'il n'en puisse mésarriver , et qu'ils n'aient
» commerce avec personne ' . »
Le même jour, il écrivait au commis de la poste de
Grenoble :
" Je vous adresse une lettre pour M. de Saint-Mars, gou-
» verneur d'Exilés, que vous lui enverrez par un piéton
» exprès aussitôt que vous l'aurez reçue , lequel vous cliarge-
» rez de vous en rapporter la réponse que vous me ferez tenir
» par le premier ordinaire qui partira de Grenoble. »
Et le 13 il ajoutait :
« J'ai reçu votre lettre du 5 de ce mois, par laquelle j'ap-
» prends la mort d'un de vos prisonniers. Je ne vous réponds
» rien sur le désir que vous avez de changer de gouverne-
» ment, parce que vous avez appris depuis que le Roi vous
» en a accordé un plus considérable que le vôtre, avec
» bon air, dont je me réjouis encore avec vous , pour la part
» que je prends à tout ce qui vous touche"^, »
Voici la réponse du geôlier; elle est du 20 janvier, par
conséquent, c'est probablement celle qui a été rapportée par
le piéton de la poste :
« Je suis pénétré de la nouvelle grâce que je viens de rece-
« voir de Sa Majesté (gouvernement des îles). Si vous m'or-
n donnez d'y aller dans peu, je vous supplie de permettre
» que ce soit par le Piémont , à cause de la grande quantité
)) de neige qu'il y a d'ici à Embrun ; et à mon retour, qui
)i sera le plus prompt que faire se pourra, de trouver bon que
1 P. 114, V. 779, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 231, V. 779, Mss. Dépôt de la guerre.
406 LE MASQUE DE FER.
» j'aille, chemin faisant, prendre congé de M. le duc de Sa-
» voie, de qui j'ai toujours reçu mille honneurs. Je don-
» nerai si bien mes ordres pour la garde de mon -prisonnier
» que je puis bien vous en répondre, Monseigneur, pour
» son entière sûreté, et même pour l'entretien que j'ai toujours
)i empêché d^ avoir avec mon lieutenant , à qui j'ai défendu de
)) lui jamais parler, ce qui s'exécute ponctuellement. Si je le
Il mène aux îles , je crois que la plus sûre voiture serait une
« chaise, couverte de toile cirée, de manière qu'il aur oit assez
» d'air, sans que personne le pût voir ni lui parler pendant la
» route, pas m.ême les soldats que je choisirai pour être proche
« de la chaise, qui s er oit moins embarrassante qu'une litière
» qui peut souvent se rompre * . »
Il est impossible de préciser plus les détails et de montrer
mieux la similitude des moyens employés pour la conduite du
prisonnier de la Bastille à Pignerol, de Pignerol à Exiles et
d'Exilés aux îles. Louvois est satisfait, du reste, car il répond
par retour du courrier :
« Je vous envoie les expéditions de gouverneur des îles
« Sainte-Marguerite, et vous pouvez aller par le Piémont
» pour pouvoir faire vos compliments à M. le duc de Savoie,
" et éviter les neiges qu'il y a jusqu'à Embrun. Je vous prie
» de bien examiner dans les îles ce qu'il y a à faire pour
M pouvoir garder sûrement votre prisonnier, et de ne propo-
» ser que ce qui sera absolument nécessaire pour cela.
» A l'égard de la manière de transférer le prisonnier , le
'! Roi se remet à vous de vous servir de la chaise roulante
» fermée de la manière que vous proposez , ou de toute autre
» que vous jugerez à propos, pourvu que vous en puissiez
» répondre^. »
Saint-Mars quitta donc Exiles vers le 8 ou le 9 février 1687,
aussitôt après avoir reçu la dépêche ministérielle , se rendit à
Turin, fit visite au duc de Savoie, et repartit pour les îles
Sainte-Marguerite, où il arriva le 19. Il y tomba malade le
1 Delon, p. 282.
2 P. 506, V. 779. Dépôt de la {;uerre.
DE MARCHIEL AUX ILES DE LÉRINS. 407
25 du même mois, et ne put être en état de retourner à Exi-
les que le 26 mars.
Le 2 mars , pourtant , il avait rendu compte de sa mission
à Louvois , et le 16 celui-ci lui répondait aussitôt :
« J'ai reçu avec votre lettre du 2 de ce mois le plan et le
» mémoire qui y étoient joints , et ce qu'il y a à faire pour
» bâtir la prison et le logement que vous demandez (pour
» rendre sûre la personne de votre prisonnier) dans l'île
" Sainte-Marguerite, montant à 5,026 liv. que je donne ordre
» au trésorier de l'extraordinaire d'envoyer aux vôtres , afin
» que vous puissiez faire faire vous-même ce bâtiment de la
» manière que vous le désirez,
» Vous trouverez ci-joint l'ordre du Roi nécessaire pour le
» départ de votre compagnie du château d'Exilés. Moyennant
» quoi il ne tiendra qu'à vous de partir, ce que je crois que
« vous ne devez pas différer plus longtemps qu'aussitôt après
» Pâques, ne doutant pas que vous ne trouviez moyen de faire
» garder sûrement votre -prisonnier dans l'île de Sainte-Mar-
1' guérite pendant que l'on bâtira la prison que vous lui des-
1' tinez , de manière qu'il ne puisse avoir commerce avec per-
V sonne et qu'il ne puisse mésarriver dans les bâtiments qui
» sont déjà faits. Je ne vous recommande point de le faire
■» garder soigneusement dans le chemin, puisque je suis per-
" suadé que vous n'y manquerez pas ^ . »
Ces constructions nouvelles furent les prisons qui bor-
daient la mer et qui communiquaient directement avec le
château. Le château avait été élevé d'un étage et la chapelle
installée au fond du corridor, pour que prisonnier et geô-
lier pussent s'y rendre sans être vus de qui que ce fût au
monde.
Le 23 mars, Saint-Mars écrivait de Sainte-Marguerite au
ministre :
«Ily a trente-deux jours que je suis arrivé ici ; j'en ai passé
» vingt-six au lit
1 P. 235, V. 781. Dépôt de la guerre.
408 LE MASQUE DE FER.
« J'ai envoyé prendre ma litière h Toulon pour partir
M d'ici le 26 du courant, et j'espère être h Exiles en huit jours
» par la route d'Embrun et de Briançon. Dès que j'aurai reçu
" l'honneur de vos commandements, je me remettrai en mar-
M che avec mon prisonnier , que je vous promets de conduire ici
» en toute sicreté sans que personne le voie ni lui puisse parler.
» Je ne lui ferai point entendre la messe depuis son départ
» d Exiles jusqu'à ce qu'il soit logé dans la prison qu'on lui
» prépare ici , oii il y aura joignant une chapelle. Je vous
» réponds sur mon honneur de la sûreté entière de mon pri-
» sonnier', »
Le 26, en effet, Saint-Mars quittait les îles de Lérins;
le 5 avril, il arrivait à Exiles. Le 6 , le ministre lui écrivait :
« Il n'y a point d'inconvénient à ce que vous changiez le
» chevalier de Thézut de la prison où il est pour y mettre votre
V prisonnier , jusqu'à ce que celle que vous lui faites prépa-
» rer soit en état de le recevoir.
» A l'égard du passe-port que vous demandez pour vos
• hardes et équipages '^ »
Le 17 avril, Saint-Mars quittait définitivement le fort
d'Exilés avec sa compagnie, ses lieutenants, sa famille, ses
bagages et son pinsonnier , enfermé dans une chaise portée par
huit Piémontais qui se relayaient le long du chemin , quatre
par quatre. Il suivait îa route d'Embrun à Briançon, Grasse,
Mougins, le Cannet et Cannes.
Le 30 avril, le geôlier et tout son monde étaient aux îles;
et le 3 mai 1687 il pouvait écrire : « Je suis arrivé ici
» le 30 du mois passé. Je n'ai resté que douze jours en che-
" min , à cause que mon prisonnier étoit malade , à ce qu'il
» disoit n'avoir pas autant d'air qu'il l'auroit souhaité; je
» puis vous assurer, Monseigneur , que personne au monde ne
» l'a vu, et que la manière dont je l'ai gardé et conduit pen-
» dant toute ma route fait que chacun cherche à deviner qui
» peut être mon prisonnier. Le lit de mon prisonnier étoit si
1 Delort, p. 283.
2 P. 105, V. 782, Mss. Dépôt de la guerre.
DE MARCHIEL AUX ILES DE LERINS. 409
» vieux, si rompu, que tout ce dont il se servoit, tant linge
5) de table que meubles, qu'il ne valoit pas la peine d'appor-
» ter ici, l'on n'en a eu treize écus. J'ai donné à huit por-
» teurs qui m'ont apporté une chaise de Turin et mon
» prisonnier jusqu'ici, comptant ladite chaise 203 livres que
» j'ai déboursées. »
Par le retour du courrier, Louvois, alors à Luxembourg,
répondait le 22 mai : i'. J'ai reçu votre lettre du 3. C'est
" de l'argent comptant que l'ordre que je vous ai envoyé
" pour le nouveau bâtiment que vous devez faire faire aux
» îles Sainte-Marguerite, et vous n'avez qu'à vous adresser
» à M. l'intendant, qui vous en ordonnera le payement. Ainsi
" rien ne doit vous empêcher de commencer à taire travailler.
» Vous pourrez acheter les choses qui seront absolument
» nécessaires pour votre prisonnier, et en m'envoyant un
>' état de ce que tout cela vous aura coûté, je vous en ferai
» payer.
» Vous trouverez ci-joint l'ordre nécessaire pour vous
» rembourser des 203 livres que vous avez dépensées pour
» votre prisonnier du château d'Exilés aux îles Sainte-
" Marguerite ' . »
Le prisonnier est donc réellement installé aux îles. Cette
succession de dépêches ne laisse subsister aucun doute dans
l'esprit. L'identité et la régularité la plus parfaite se retrou-
vent dans les procédés et dans les traitements employés à
l'égard du personnage.
Pour la nouvelle période d'avril 1687 à 1694, les lettres
que je vais présenter achèveront de démontrer cette unité et
cette uniformité de précautions.
Louvois à Saint-Mars, 17 août 1687 :
« Sa Majesté a trouvé bon de vous accorder les dix-neuf
» cents livres que vous avez été obligé de dépenser de plus
» que le Roi ne vous avoit fait fonds pour l'accommodement
» de votre logement et des prisons (la prison) que vous avez
1 P. 156, V. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
410 LE MASQUE DE FER.
» eu ordre de faire faire, et vous les recevrez au premier jour.
» Cependant vous pourrez changer votre prisonnier (lorsque
» le bon état de sa. . .) du lieu où il est lorsque vous le jugerez
» à propos. " Et il ajoutait : « Pour la lettre que vous m'avez
» écrite en faveur du sieur Faure, aumônier et confesseur
» des prisonniers qui sont à votre garde, j'en ai rendu compte
» au Roi, qui a bien voulu augmenter ses appointements
» jusqu'à six cents livres par an. Je vous adresse un ordre
» pour lui faire toucher trois cents livres sur le fonds de
» l'extraordinaire des guerres ' . »
Le 8 janvier 1688, Saint-Mars donnait à Louvois des
détails aussi circonstanciés sur sa conduite à l'égard du pri-
sonnier qu'en 1682, lors de son arrivée à Exiles :
« Monseigneur,
» Je me donneray Ihonneur de vous dire comme j'ay mis
» mon prisonnier quy est toujours valtudinaire à son ordi-
» naire dans l'unne des deux nouvelles prisons que j'ay fait
» faire suivant vos commandemant. Elles sont grandes, belles
» et claire, et pour leur bonté je ne croy pas qu'il y en ait
» de plus fortes ny de plus asseurés dans l'urope, et mais-
» memant pour tout ce qui peut regarder les nouvelles de
" vive voix de prêts et de loing, se quy ne se peut trouver
" dans tous les lieux où j'ay esté à la garde de feu monsieur
" Fouquet depuis le moment qui fut aresté. Avec peu de pré-
» caution , l'on peut maisme faire promener des prisonniers
" dans tout l'isle, sans crainte qu'ils se puissent sauver, n'y
>> donner n'y resevoir auqunes nouvelles. Je prends la liberté,
« Monseigneur , de vous marquer en détail la bontté de se
» lieu, pour quand vous auriés des prisonniers à vouloir
» mettre en toute seureté avec un honneste liberté.
» Dans toute sette province Ion dit que le mien est mo?i-
» sieur de Baufort, et dautres dissent que cest le fis de feu
» Cronvel.
i P. 308, V. 783, Mss. Dépôt de la guerre.
DE MAllCIIIEL AUX ILES DE LERINS. 411
» Voisy sy ioint un petit mémoire de la depance que j'ay
" faite pour luy l'année dernière. Je ne le met pas en détail,
» pour que personne par qui il passe puisse pénétrer autre
» chose que ce quils croyent.
» Jay fait excequter, Monseigneur, les santances du con-
" seil de guerre que le major d'ici c'est donne Ihonneur de
)' vous envoi er.
» Mon lieutenant nommé Laprade prend la liberté , Mon-
" seigneur, de vous suplier très humblement, par sa lettre
" sy jointe , de luy vouloir accorder un congé de deux mois
« pour aller en Gasconnie vaquer à ces afferes , ou davoir la
» bonté de luy faire donner un Commitimus , pour faire venir
» les parties quil le plaides au parlement d'Aix, ce quy feroit
» qu'il sacomoderoient plutost que de passer de leurs pro-
') vinces en sellesy. Je vous demande en grâce la permission
» de me dire avec tout le respect et la soumition possible ,
» Monseigneur,
« Votre très humble , très obéissant et très oblige serviteur ,
» DE Saint-Mars.
' » Aux Isles, ce S"' janvier 1688. «
Le 16 janvier 1691 fut la date de la dernière lettre du
célèbre ministre à son geôlier. Cette lettre, insignifiante,
n'avait trait qu'à un acquit de dépenses \ Mais Louvois
mort, rien ne fut changé dans l'exécution des services.
Saint-Pouenges, Tilladet, Garpatry, Darbon, etc., étaient
toujours au secrétariat, avec Ghamlay cette fois, pour aider
le fils de Louvois, le marquis de Barbezieux, dans sa diffi-
cile mission.
Barbezieux était-il au fait de l'identité du personnage? Je
le suppose. Les détails, je crois, lui étaient inconnus, et il
ne les obtint que quelque temps après, de la bouche même
1 P. 15, V. 911, Mss. Dépôt de la guerre.
Louvois mourut jeune encore, à cinquante et un ans. Lui-même fut-il
empoisonné, comme certains auteurs l'ont assuré, ou succomba-t-il à la dou-
leur d'une disgrâce royale ? C'est ce que j'examinerai dans une autre étude.
412 LE MASQUE DE FER.
de Saint-Mars, quand ce dernier vint à Paris en 1693. En
tout cas , quinze jours après la mort de son père , le nouveau
secrétaire d'Etat envoyait, le 13 août, la dépêche suivante,
curieuse à plus d'un titre, parce qu'elle permet de contrôler
la date de la première incarcération du prisonnier :
« Votre lettre du 26 de ce mois passé m'a été rendue.
" Lorsque vous aurez quelque chose à me mander du pri-
" sonnier qui est sous votre garde depuis vingt ans , je vous
» prie d'user des mêmes précautions que vous faisiez quand
» vous les donniez à M. de Louvois.' »
Or, de Marchiel a été arrêté en 1673 et remis à Saint-Mars
au commencement de 1674; c'est un espace de dix-huit ans
qui s'est écoulé. La date indiquée par le ministre et les faits
sont donc en parfaite concordance.
De 1690 à 1693, six autres ministres protestants ont été
confiés aux soins de Saint-Mars : Cardel , Valsec, Molan ,
Malzac , Girard et Gardien. Un seul est mort, Malzac; je
l'ai prouvé.
Par conséquent, au commencement de l'année 1694, sept
années après son arrivée aux îles, treize après son départ de
Pipnerol, le geôlier Saint-Mars a six prisonniers, de Mar-
chiel et cinq pasteuYs protestants , accusés de crime de lèse-
majesté.
Le 28 janvier, il a écrit au ministre pour lui faire part
d'un fait particulier, et le 9 Barbezieux lui a répondu :
" J'ai reçu la lettre que vous avez pris la peine de m' écrire
« /e 21 du mois passé. Je vous puis assurer que personne ne
" l'a vue que moi , et quand vous avez quelque chose de
» secret à me mander, vous pouvez en user de la même
» manière ^ . »
Or, c'est à cette même date, un mois plus tard, que
Barhezieux, forcé par les circonstances de la guerre, par le
dernier bombardement de Pignerol, prendra la résolution
d'envoyer aux îles les trois prisonniers du donjon confiés à
1 P. 246, V. 1034, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 98, V. 1242, Mss. Dépôt de la gaene.
DE MARCIIIEL AUX ILES DE LERINS. 413
la garde de Villebois et de La Prade, et que va reparaître le
fameux Mattioli, dont M. Topin, annihilant d'un seul trait
de plume les treize années qui viennent de s'écouler et les
dépêches si curieuses que j'ai mises sous les yeux du lecteur,
a voulu faire le prisonnier tnystérieux de M. de Saint-Mars.
Ce qui m'étonne le plus dans l'erreur de cet écrivain d'un
talent si vif, c'est qu'il a eu comme moi entre les mains tous
les volumes où j'ai puisé ces multiples dépêches que j'ai
citées et dont j'ai ressassé mon livre, au grand détriment du
style. Pourquoi donc les a-t-il négligées? De quel droit les
a-t-il passées sous silence? Il est trop intelligent pour se
targuer d'ignorance ou d'oubli. Mais, je ne saurais trop le
répéter, la plus grave assertion de cet auteur a été d'avoir
voulu faire de la venue de Mattioli et de ses coprisonniers
aux îles une aventure mystérieuse , se produisant tout d'un
coup, avec des allures étranges, tandis qu'elle n'était que
la conséquence de l'abandon d'une place qui , deux ans
après, était cédée à la Savoie et qu'on commençait déjà à
démanteler. Le 20 mars 1694, en effet, Barbezieux écrivait
à M. de La Prade, à Pignerol :
« Le Pioi ayant résolu de faire transférer aux îles Sainte-
« Marguerite en Provence , aux ordres de M. de Saint-Mars ,
» les trois prisonniers d'Etat qui sont à votre garde dans le
» donjon de la citadelle de Pignerol, Sa Majesté m'a ordonné
» de vous écrire qu'elle vous a choisi pour les conduire les
» uns après les autres , cest-a-dire que, quand vous en aurez
35 mené lai, vous reviendrez en prendre un autre. J'adresse,
» pour cet effet, à M. le comte de ïessé l'ordre de Sa Ma-
« jesté nécessaire pour que M. le marquis d'Herleville laisse
« partir du donjon de Pignerol lesdits prisonniers, et une
» lettre de cachet pour ledit sieur de Saint-Mars que vous
» lui remettrez avec le premier de ces prisonniers. M. de
M Tessé pourvoira aux escortes et vous fera donner l'arpent
» que vous lui demanderez pour la dépense du voyage. Sui-
« vaut les intentions du Roi que je lui explique par la lettre
» que je viens de lui écrire, vous observerez de choisir quel-
414 LE MASQUE DE FER.
» qvie personne sage pour prendre en votre absence le soin
>) des deux prisonniers qui resteront pendant que vous con-
V duirez le premier ; vous exécuterez de même pour le
» deuxième prisonnier, tant que vous partirez avec le second.
» Vous savez de quelle conséquence il est que ces gens-là
» ne parlent et n'écrivent à personne pendant la route ; le
» Roi vous recommande d'y tenir régulièrement la main , et
» qu'il n'y ait que vous qui leur donniez à manger comme
» vous avez fait depuis qu'ils ont été confiés à vos soins.
" Vous ne devez partir de Pignerol avec le premier prisonnier
" que lorsque deux sergents de la compagnie de Saint-Mars
» qu'il y doit envoyer y seront arrivés, lesquels il doit choisir
» pour vous aider à cette conduite ^. »
Je n'ajouterai pas les dépêches complémentaires adressées
par Barbezieux à MM. d'Herleville et de Tessé. La première
est concluante, et suffit pour retirer tout le merveilleux que
M. Topin leur a voulu prêter. Mais je n'ai pas à revenir sur
la mort du prisonnier Mattioli, dont l'incarcération et l'in-
ternement aux îles étaient connus du public et racontés dans
les gazettes du temps. Ce sont des événements qui sont sans
importance dans mon récit. Ce que je fais actuellement et
ce que j'ai uniquement à continuer, c'est la production des
pièces, quelles qu'elles soient, nécessaires pour l'achèvement
de l'étude que j'ai entreprise.
De 1694 à 1698 , époque où Saint-Mars se rend à la Bas-
tille , les dépêches sont peu nombreuses ; il en existe pour-
tant assez pour compléter la série des dépêches qui con-
cernent de Marchiel et d'Oldendorf , et montrer la liaison
parfaite .
Le 20 juillet 1694, Barbezieux écrit à Saint-Mars'^ : «J'ai
» reçu la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire, sur
') les mesures que vous avez prises pour la garde de vos pri-
" sonniers. J'en ai rendu compte au Roi , qui a approuvé tout
» ce que vous proposez. Je vous prie seulement de me
1 P. 200, V. 1243, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 270, V. 1247, Mss. Dépôt de la guerre.
DE MARCHIEL AUX ILES DE LERINS. 415
» mander ce que c'est que le sieur de Nesmond dont vous me
» parlez. »
Pour l'année 1695, je retrouve deux dépêches seulement;
les voici. Barbezieux à Saint-Mars : « Le Roi trouve bon
» que vous permettiez au nommé Le Rousseau (Girard, dit Le
» Rousseau, l'un des ministres protestants) et à tous vos
» autres prisonniers, de faire leurs dévotions à Pâques, obser-
>' vant que ce soit un ecclésiastique en qui vous ayez confiance
') qui leur administre les sacrements'. »
Barbezieux à Saint-Mars, 20 décembre 1695 : «Gomme
" il est quelquefois arrivé que , par maladie ou autrement ,
" vous n'avez pu visiter les prisonniers qui ont été commis à
» votre garde, je vous prie de me mander qui a été chargé de
» ce soin à votre défaut, comment l'on en a usé en cestemps-
» là, afin que le Roi puisse donner ses ordres en conformité
» lorsque le cas arrivera^. »
C'est à cette dépêche interrogative que M. de Saint-Mars
répond par cette autre si curieuse, qui forme le complérnent
de celles de 1682 et de 1688 , et qui prouve la parfaite con-
formité dans les procédés ^ :
«Monseigneur,
» Vous me commandes de vous dire comment l'on en euze
» quand je suis apsent, ou malade, pour les visites etprécau-
» tions qui se font iournellement aux prisonniers qui sont
» commis à ma garde.
» Mes deux lieutenants servent à manjer aux heures réglées,
» insy qu'ils me l'ont veu pratiquer, et que je fais encore
1 25 mars. P. 362, v. 1292, Mss. Dépôt de la guerre.
2 P. 108, V. 1303, Mss. Bépôt de la guerre.
3 » Les originaux des dépêches du 8 janvier 1688 et du 6 jan%'ier 1696, que
11 n'avait pas connues M. Topin » , raconte M. Loiseleur, « m'ont été confiés
11 par M. Mauge du Bois des Entes, conseiller honoraire à la cour impériale
» d'Orléans, qui les tient de sa cousine, mademoiselle Mathilde de Thury. Le
11 haut de la seconde feuille de la lettre de 1696 a été déchiré par inadver-
» tance et probablement par un domestique, qui, voyant ce papier sur le
11 bureau de son maître et le jugeant sans importance, en a pris un morceau
» pour allumer une bougie : il n'y a pas d'autre mystère dans cette lacune. »
416 LE MASQUE DE FER.
» très-souvent lorsque ie me porte bien ; et voicy comment,
M Monseigneur. Le premier venu de mes lieutenants quy
» prend les clefs de la prison démon ensien -prisonnier par ou
» l'on commence, il ouvre les trois portes et entre dans la
» chambre du prisonnier quy luy remet honnestement les
» plats et assiettes qu'il a mis lui-même sur les autres , poui
)) les donner entre les mains du lieutenant quy ne fait que
» de sortir deux portes pour les remettre à un de mes ser-
« gents qui le resoit pour les porter sur une table à deux pas
» de là, ou est le segond lieutenant quy visite tout ce quy
» entre et sort de la prison , et voir s'il n'y a rien d'écrit sur
)) les vaisselles : et après que l'on luy a tout donné le nésé-
« saire, l'on fait la visite dedant et desous son lit, et de là
» aux grilles des fenestres de sa chambre, et aux lieux, insy
» que par toute sa chambre, et fort souvent sur lui; après luy
» avoir demandé fort sivilement s'il na pas besoin d'antre
» chose , Ion ferme les portes pour aller en faire tout autant
» aux autres prisonniers.
» Deux fois la semaine, Ion leurs fait changer de linge de
» table, insy que de chemises et linges dont ils se servent,
V que l'on leurs donne et retire par compte après les avoir
» tous bien visités.
» Lon peut estre fort atrapé seur le linge qu'on sort et
» entre pour le service des prisonniers qui sont de considéra-
« tion , comme i'en ay eu qui ont vouleu corompre par
» argen les blanchiseuze qui m'ont avoué quels navoit peu
"faire ce que lon leurs avoit dit, attendeu que je fesois
» moullier tout leurs linge en sortant de leurs chambre, et
« lorsqu'il étoit blanc et à demy sec, la blansicheuse venoit
» le passer et detirer chez moy en présence d'un de mes
» lieutenant quy enfermoit les paniers dans un coffre ieusque
» a se que l'on le remit aux vallets de messieurs les prison-
» niers. Dans des bougies il y a beaucoup à se méfier ; ien ay
» trouvé ou il avoit du papier au lieu de mèche en la rompant,
» ou quand lon s'en sert. J'en envoies (envovais) ageter à
» Turin à des boutiques non affectée. Il est ausy très dange-
DE MARCHIEL AUX ILES DE LÉRIINS. 417
» reux de sortir du ruban de ches un prisonnier seur lequel
» il écrit comme seur du linge sans quon sen apersoive.
» Feu monsieur Fouquet fesoit de beau et bon papier,
» seur lequel je luy laisois écrire, et après jalois le prandre la
» nuit dans un petit sacchet qu'il avoit couseu au fond de
» son au de chose que j'envoies à feu monseigneur votre
» père. »
(Le commencement de la seconde feuille a été déchiré par
inadvertance ; il ne reste que ce qui suit : )
«en
)i l'hon
" quy
» 1 Y a
» quy a leurs
» des prisons, dont je ne veux pas q...on entende une voix.
» Pour dernière précausion, l'on A'isite de temps à autre
» les prisonniers de jour et de nuit à des heures non réglées,
» ou souvent l'on leurs trouve quil ont écrit seur de mauvais
" linge quy ny a queux qui le saures lire , comme vous aves
» veu par ceux que ie eu Ihonneur de vous adresser. — S'il
» faut que je face , Monseigneur, autre clioze pour mieux
)) remplir mon devoir, je feray gloire toute ma vie de vous
» obéir avec le maime respect et soumission que je suis,
» Monseigneur,
» Votre très humble, très obéissant et 1res obligé serviteur.
» DE Saint-Mars.
1) Aux Isles, ce 6*^ janvier 1696, "
Le 15 janvier', Barbezieux, satisfait, répondait : «J'ai reçu
M la lettre que vous m'avez écrite le 6 de ce mois , sur la
» manière dont vous gouvernez les prisonniers qui sont
» commis à votre garde. J'en ai rendu compte au E.oi , qui a
» été bien aise de savoir les mesures et les précautions que
» vous prenez sur cela , à quoi Sa Majesté n'a pas jugé à
i P. 122, V. 1339, Mss. Dépôt de la guerre.
418 LE MASQUE DE FER.
» propos de rien ajouter, et Elle vous recommande seulement
» de continuer à les faire observer. »
Dans l'année 1696, je ne trouve plus qu'une dépêche du
26 octobre, pour faire envoyer les serrures des portes du
donjon de Pignerol, afin de rendre plus sûre la réclusion
des détenus qui se trouvent à Sainte-Marguerite. Cette mesure
n'a rien d'étonnant, si l'on se souvient qu'à cette époque la
place de Pignerol est rendue au duc de Savoie, et qu'elle
doit être démantelée ^ .
Le 27 octobre de l'année suivante, Barbezieux écrit :
ftVous pouvez faire habiller d'hiver les quatre prisonniers
» dont vous me parlez , et leur faire donner les autres choses
» que vous croyez qui leur sont nécessaires^. »
Et le 17 novembre, il ajoutait dans une dépêche où se
retrouvent quelques mots à propos de Marchiel : « J'ai reçu
» avec votre lettre du 10 de ce mois la copie de celle que
» M. de Pontchartrain vous a écrite, concernant les prison-
» niers qui sont aux îles Sainte-Marguerite, sur des ordres
» du Roi, signés de lui, ou de feu M. de Seignelay. Vous
M n'avez point d'autre conduite à tenir à l'égard de tous ceux
» qui sont confiés à votre garde, que de continuer à veiller à
» leur sûreté, sans vous expliquer à qui que ce soit, ce que
)■> fait votre ancien prisonnier^ . »
Deux jours après, il adressait à La Prade, un émule de
Saint-Mars, l'un de ses lieutenants de Pignerol, d'Exilés et des
îles , devenu gouverneur de la citadelle de Besançon , où il
gardait les empoisonneurs et empoisonneuses, cette dépêche :
« Je vois, par votre lettre ce qui se passe à l'égard des pri-
» sonniers dont vous êtes chargé ; vous avez très-bien fait de
» m'en rendre compte, et ce que vous avez de mieux à faire,
» est de tenir la main à ce qu'ils soient gardés sûre^nent, et saîis
» recommandatio?i^ . »
1 P. 352, V. 1348. Dépôt de la guerre.
2 P. 188, V. 1390. Dépôt de la guerre.
3 P. 171, V. 1392, Mss. Dépôt de la guerre.
4 19 novembre. P. 189, v. 1392, Mss. Dépôt de la guerre.
DE MARGHIEL AUX ILES DE LERINS. 419
Si j'ai cité cette dépêche, c'est pour démontrer l'unité
dans les procédés et dans les soins pour les différentes
prisons d'État qui sont du département du secrétaire d'État
de la guerre.
A la fin de l'année 1697 , le prisonnier de 1674 est donc
toujours aux îles, quelques mois avant que Saint-Mars
soit engagé par le ministre, comme je l'ai raconté longue-
ment dans les affaires du personnel , à accepter le gouver-
nement de la Bastille. Or, h cette époque, Dufresnoy, le
beau-frère de Saint-Mars, le chef du troisième bureau du
secrétariat (patentes et commissions, etc.), lui avait déjà
proposé de venir à Paris. A la mort de Dufresnoy, Barbe-
zieux , à la sollicitation d'un autre parent de Saint-Mars ,
M. Desgranges , revenait à la charge le l^"" mai, et Saint-Mars
lui répondait le 8 du même mois'.
Le 1 5 juin , Barbezieux répliquait à son tour : « J'ai été lonp^-
» temps sans répondre à la lettre que vous avez pris la peine
" de m' écrire le 8 du mois passé, parce que le Roi ne
» m'a pas expliqué plus tôt ses intentions. Présentement je
» vous dirai que Sa Majesté a vu avec plaisir que vous soyez
» déterminé à venir à la Bastille pour en être gouverneur.
» Vous pourrez disposer toutes choses pour être prêt à partir
» lorsque je vous le manderai, et emmener avec vous, en
» toute sûreté, votre ancien 'prisonnier'^ . »
Ce ne fut que le 19 du mois suivant que le ministre lui
adressa, de Marly, l'ordre définitif de route, ainsi conçu :
«Le Roi trouve bon que vous partiez des îles Sainte-Mar-
» guérite pour venir à la Bastille , avec votre ancien prison-
» nier, prenant vos précautions pour empêcher qu'il ne soit
» vu ni connu de personne. Vous pourrez .écrire par avance
» au lieutenant de Sa Majesté du château de la Bastille , de
» tenir une chambre prête pour pouvoir m.ettre ce prisonnier à
» votre arrivée ^' »
1 P. 1, V. 1430, Mss. DéjDÔt de la guerre.
2 P. 126, V. 1431, Mss. Dépôt de la guerre.
3 P. 129, V. 1432, Mss. Dépôt de la guerre.
27.
420 LE MASQUE DE FEU.
Cinq jours après, Saint-Mars envoyait au sieur Du Junca,
lieutenant de la Bastille, l'ordre de préparer la troisième
chambre de la tour Bertaudière, et le même jour il faisait
part au ministre des précautions qu'il comptait employer.
Ces précautions, on les connaît.
De Marclîiel devait être conduit dans une litière, aussi
sévèrement qu'il l'avait été à Exiles, aux îles et à Pignerol.
Le 4î août, du reste, Barbezieux répondait aux propositions
du geôlier par une adhésion complète : « J'ai reçu, lui
M écrivait-il, la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire
>' le 24 du mois passé, par laquelle vous me marquez les
» précautions que vous devez prendre pour la conduite de
» votre prisonnier . J'en ai rendu compte au Roi, qui les a
« approuvées et trouve bon que vous partiez avec lui, ainsi
" que je vous l'ai mandé par une de mes précédentes, que je
» ne doute pas que vous n'ayez reçue présentement.
» Sa Majesté n'a pas jugé nécessaire de faire expédier
)) l'ordre que vous demandez pour avoir des logements sur
" votre route jusqu'à Paris, et il suffira que vous a'ous logiez,
» en payant, le plus commodément et le plus sûrement
)) qu'il sera possible, dans les lieux où vous jugerez à propos
» de rester ' . »
Saint-Mars reçut le 10 la dépêche ministérielle. A la fin
du mois, il se mettait en marche, laissant le commandement
des îles et la garde des ministres protestants à M. de la Motte-
Guérin. Il emmenait avec lui son neveu Formanoir, un autre
officier, de Rosarges; son porte-clefs, Antoine Ru. Saint-Mars
avait alors soixante-douze ans ; il voyagea par petites jour-
nées , en remontant le Rhône , s'arrêta à Lyon , où il
déposa, dit-on, à, Pierre-Cise un autre prisonnier, le dernier
survivant peut-être des trois de Pignerol (le sieur de Herse?),
et fit une station à sa terre de Palteau.
Le jeudi 18 septembre, à trois heures de l'après-midi,
il entrait à la Bastille avec son prisonnier, et le lieutenant
^ P. 56, V. 1432, Mss. Dépôt de la guerre.
DE MARCHIEL A LA BASTILLE. 421
Du Junca pouvait écrire sur son rejjistre d'écrou la fameuse
citation :
«Jeudi 18 septembre 1698, à trois heures après midi,
» M. de Saint-Mars, gouverneur de la Bastille, est arrivé,
» pour sa première entrée, venant des îles Sainte -Marguerite
» et Saint-Honorat, ayant amené avec lui, dans sa litière,
» un ancien prisonnier qu'il avoit à Pignerol, dont le nom
» ne se dit pas ; lequel on fait tenir toujours masqué et qui
» fut d'abord mis dans la tour de la Basinière en atten-
» dant la nuit, et que je conduisis ensuite moi-même, sur
» les neuf heures du soir, dans la troisième chambre de la
» tour Bertaudière , laquelle chambre j 'a vois eu soin défaire
" meubler de toutes choses avant son arrivée, en ayant reçu
» l'ordre de M. de Saint-Mars...
» En le conduisant dans ladite chambre, j'étois accompagné
» du sieur Rosarges que M. de Saint-Mars avoit aussi amené
» avec lui et lequel étoit chargé de servir et de soigner ledit
» prisonnier, qui étoit nourri par le gouverneur. »
M. Formanoir de Palteau, le petit-neveu de Saint-Mars,
devait, soixante ans plus tard, confirmer cette narration,
quand il racontait à Fréron le voyage de Saint-Mars et son
séjour de quelques heures dans sa propriété.
« M. de Saint-Mars séjourna avec son prisonnier à sa terre
» de Palteau, près de Villeneuve-le-Roi. L'Homme au masque
» arriva dans une litière qui précédoit celle de M. de Saint-
» Mars ; ils étoient accompagnés de plusieurs gens à cheval.
» Les paysans alloient au-devant de leur seigneur. M. de
M Saint-Mars mangea avec son prisonnier, qui avoit le dos
" opposé aux croisées de la salle à manger qui donnent sur
» la cour : les paysans que j'ai interrogés ne purent voir s'il
« mangeoit avec son masque ; mais ils observèrent très-
» bien que M. de Saint-Mars, qui étoit à table vis-à-vis de lui,
» avoit deux pistolets à côté de son assiette. Ils n'avoient
» pour les servir qu'un seul valet de chambre qui alloit cher-
» cher les plats qu'on lui apportoit dans l'antichambre ,
» fermant soigneusement sur lui la porte de la salle à man-
422 LE MASQUE DE FER.
» ger. Lorsque le prisonnier traversoit la cour , il avoit
» toujours son masque noir sur le visage. Les paysans remar-
'» quèrent qu'on lui voyoit les dents et les lèvres ; qn'il étoit
M grand et avoit les cheveux blancs. M. de Saint-Mars coucha
» dans un lit qu'on avoit dressé auprès de celui de l'Homme
» au masque. Je n'ai pas ouï dire qu'il eût aucun accent
» étranger. . . »
La conformité de ces procédés avec ceux employés en 1 673,
1674, 1681, 1687, est donc irréfutable. L'erreur n'est pas
possible. Quant au déplacement, il n'avait d'autre valeur que
celle d'un changement de gouverneur, changement qui au-
rait dû suffire , du reste , pour détruire les hypothèses aux-
quelles un travail incomplet avait exposé la plupart des
historiens, et empêcher une idée de mystère qui n'avait
existé que dans la légende. C'était, en effet, le 18 septem-
bre 1698 que Saint-Mars arrivait à la Bastille; or, le 29
du même mois , la Gazette d' Amsterdam publiait la nouvelle
suivante :
« M. de Saint-Mars, qui étoit gouverneur des îles de Saint-
» Honorât et de Sainte-Marguerite, est arrivé ici depuis quel-
» ques jours pour prendre possession du gouvernement de la
« Bastille, dont il a été pourvu par Sa Majesté. »
Et dans le numéro du 3 octobre :
« M. de Saint-Mars a pris possession du gouvernement de
» la Bastille, où il a fait mettre un prisonnier qu'il avait
» amené avec lui, et il en a laissé un autre à Pierre-Cise,
" en passant à Lyon. »
De Marchiel était donc revenu à la Bastille, vingt-six an-
nées presque après l'avoir quittée. Enfermé de nouveau à la
troisième chambre de la tour Bertaudière, il y fut confié à la
surveillance spéciale de ses deux gardiens habituels, le major
de Rosarges et le porte-clefs Antoine Ru, presque aussi
anciens que lui auprès de M. de Saint-Mars, puisqu'ils l'ac-
compagnaient depuis trente ans.
Au début, le prisonnier fut assez rigoureusement surveillé.
Il fallait traverser la grande cour pour se rendre de la troi-
DE MARCHIEL A LA BASTILLE. 42a
sième Bertaudière à la chapelle; or, la consifpie de tenir le
prisonnier au secret le plus absolu était trop constante pour
que Saint-Mars se crût permis d'y contredire. Ce ne fut qu'à
.partir du 3 novembre 1698, sur le reçu d'une dépêche de
M. le comte de Pontchartrain, ainsi conçue : « Le Roi trouve
» bon que votre prisonnier' de Provence se confesse et coni-
» munie toutes les fois que vous le jugerez à propos » , qu'on
modifia le régime d'emprisonnement du malheureux. C'est
donc probablement pour cette simple cause, conséquence
d'une détention de tant d'années, et dans la crainte de laisser
reconnaître le prisonnier de 1673, qu'on mit un masque sur
la figure du malheureux lorsqu'il traversait les vastes cours
du château.
Dans cette célèbre prison, Marchiel recommença pendant
cinq nouvelles années une existence de tristesse et de silence.
Il y fut gardé, comme il l'avait été à Pignerol, à Exiles et
aux îles^ par de Rosarges et le porte-clefs Ru. Qu'il y eût été
traité avec plus d'attention que les autres détenus, il n'y a là
rien de surprenant. Quand on est resté trente années avec
un individu, aussi prisonnier que lui en réalité, le voyant,
lui parlant chaque jour, quelque dur geôHer qu'on puisse
être, on finit par s'attacher à sa victime, comme on le ferait
pour le premier animal domestique venu, et l'on est en droit
de lui procurer les douceurs et les facilités qu'on a en son
pouvoir, surtout si elles rapportent de jolis bénéfices.
Notre homme, du reste, était loin de se trouver seul dans
la fameuse forteresse.
Voici les noms de ces coprisonniers , en 1698, tels que
j'ai pu les établir au moyen des dépêches insérées dans les
registres de la maison du Roi ' :
Madame Guyon (avec une fille) ;
Le nommé Dubois;
Le sieur Wanderbourg ;
Le sieur de Vie ;
1 Archives nationales.
424 LE MASQUE DE FER.
Le sieur Girardot (avec un valet);
Les deux Premontrés;
Une demoiselle irlandaise (enceinte) ;
Quatre femmes;
Un inconnu j celui dont la Gazelle de Hollande de 1695
annonçait l'arrivée avec un masque sur le visage
( Cardif) ;
Le sieur Gordon , Anglais ;
Jacques Delfino, Génois, secrétaire de M.Walstein;
Le chevalier de Pennes;
Le nommé Val;
Le nommé Desimbert;
Ce qui formait un total de vingt prisonniers.
Cinq années encore d'Oldendorf demeura enfermé dans
la tour Bertaudière. Pris de malaise soudain le 18 novembre
1703, il mourut le lendemain.
« Du même jour lundy 19^ de novembre 1703, le pri-
» sonnier inconeu , touiours masqué d'un masque de ve-
>' lours noir, que M. de Saint-Mars, gouverneur, a mené
» avecque luy en venant des isles Sainte-Marguerite, qu'il
» gardet depuis lontamps, lequel s'étant trouvé hier un peu
» mal en sortant de la messe, il est mort cejourd'huy, sur
» les dix heures du soir, sans avoir eu une grande maladie,
« il ne se peut pas moins. M. Girant, notre homonier, le
" confessa hier; surpris de sa mort, il n'a point reseu les
» sacrements, et notre homonier l'a exorté un moment avant
» que de mourir. Et se prisonnier inconeu, gardé depuis si
» lontamps, a esté entere le mardy, a quattre heures de la
M pres-midy 20'°"^ novembre, dans le semetière Saint-Paul,
« nottre paroisse. Sur le registre mortuer -|-, on a doue un
>; nom aussy inconeu que monsieur de Rosarges , maior, et
'• M"^ Reil, sieurgien , qui hont signe sur le registre.
» _j_ Je apris du depuis qu'on l'avet nome sur le registre
n M'' de Marchiel; que l'o?i a paie -40 liv. d'enterement. »
Telle fut la péroraison de ce drame historique, de cette
aventure que la faveur incroyable du millionnaire Saint-
IDENTITÉ DU PRISONNIER. SON NOM. 425
Mars auprès de Louvois, Barbezieux et Pontchartrain , (jrâce
à sa belle-sœur madame Dufresnoy et au père de la femme
de son fils, M. Desgranges, les procédés particuliers de ce-
lui qui restera le premier geôlier de France, ses déplacements
nombreux, ses contes jaunes, et, plus tard, l'imagination
inventive et mordante de Voltaire, devaient rendre légen-
daire.
De Ma?x/uel était resté trente ans sept mois et dix-neuf
jours en prison, depuis son arrestation près de Péronne jus-
qu'à sa mort à la Bastille, et vingt-neuf ans sous la surveil-
lance inquiète de M. de Saint-Mars. C'est donc le prisonnier
d'il y a vingt ans de la fin de 1691.
De tous les prisonniers que Saint-Mars a eus sous sa garde,
et que l'on connaît sans exception aucune, de Marchiel est
le seul répondant à ces nécessités de temps, d'intérêt et de
soins exigées par la critique sérieuse.
Cet homme, en effet, comme tous les individus convaincus
d'intention de crime de lèse-majesté, a payé de sa liberté les
projets qu'il devait exécuter pour d'autres personnages plus
puissants. Agent des Espagnols, des Hollandais et des mé-
contents de France, il a été enlevé avec ses papiers par or-
dre de Louvois et de Michel Le Tellier. Il a servi à la fois
et la vengeance royale et celle de la famille des Le Tellier.
Il était de ceux qui , ])our ces raisons , ne pouvaient être
jugés et condamnés, parce que jugement et condamnation
auraient réclamé une longue procédure, à laquelle auraient
pris part nécessairement quantité de gens, trop même, de
ceux enfin que la justice n'était pas alors en mesure d'at-
teindre. Les Le Tellier, d'ailleurs, ne tenaient probablement
pas à divulguer cet escamotage humain, et pour cause. Ce
qui le prouverait d'une façon péremptoire , c'est que cet
homme et ses dépenses ne furent inscrits sur aucun des con-
trôles si détaillés des commissaires des guerres et des inten-
dants. Il n'est traité que sur le pied convenable, ordinaire et
régulier de quatre livres par jour. Les commissaires Loyauté,
Duchaunoy, et plus tard l'intendant de Casai, M. de Bréanf,
426 LE MASQUE DE FER.
n'ont pas à le désigner sur leurs registres, comme ils l'ont
fait journellement et nominalement pour tous les autres ,
Mattioli, Dubreuil, de Herse et Eustache Danger. Pour
Marclîiel, au contraire, Saint-Mars n'a jamais envoyé que
des états spéciaux, sans indication, adressés au secrétariat
de la guerre, et payés directement par ordre expédié des
bureaux , sans nulle explication du trésorier de l'extraordi-
naire des guerres et sans passer par la filière administrative
habituelle.
Depuis le jour de son arrestation, enfin, ce personnage
n'a jamais été vu que par de.Lespine-Beauregard, lieutenant
de Roi à Péronne, cousin de Louvois, qui n'a pas su ce qu'il
était devenu;
Par le sieur Legrain, prévôt général de la connétablie et
maréchaussée de France, ami de Louvois ;
Par Louvois lui-même et Le Telher, son père, qui l'ont
entretenu plusieurs fois à la Bastille ;
Par M. de Besmaus de Montlesun, gouverneur de la Bas-
tille et son geôlier, d'avril 1673 à mars 1674;
Par M. de Saint-Mars;
Par le chevalier de Saint-Martin, l'un des culs de plomb
de Saint-Mars, à Pignerol ; par La Prade, à Exiles et à Sainte-
Marguerite, jusqu'en 1692; par deRosarges, de 1692 à 1703,
et par le porte-clefs Antoine Ru, de 1673 à 1703.
A part ces personnes, « nulle âme au monde », dit lui-
même Saint-Mars, « ne peut s'être vantée d" avoir vu le prison-
« nier et d'avoir causé avec lui. »
Les deux prisons qui s'identifient particulièrement avec
lui sont celles d'Exilés, de 1681 à 1687, et de Sainte-Mar-
guerite, de 1687 à 1690. Pendant cette période, en effet,
l'isolement est complet. En 1681, il a quitté le donjon
devenu trop bruyant. Depuis 1690, il a des voisins, les
ministres protestants (écrivains et chanteurs) , puis Mattioli ,
Dubreuil et de Herse, que le blocus et l'abandon de Pignerol
ont obligé Barbezieux à faire évacuer sur les îles. Si nom-
breux qu'aient pu être ces déplacements de Péronne à la
IDENTITE DU PRISONNIER. SON NOM. 427
Bastille, de la Bastille à Bron et à Pignerol, de Pignerol à
Exiles, d'Exilés à Sainte-Marguerite, de Sainte-Marguerite à
la Bastille, ils ont nécessité des précautions et des moyens
identiques (litière, chaise fermée, masque), qui n'ont
aucune analogie avec ceux employés pour les autres prison-
niers. Les procédés de surveillance ont été les mêmes que
pour les criminels de cette espèce, sévères et durs au début,
mais en réalité réguliers, et s'adoucissant avec le temps et la
multiplication des rapports entre le détenu et le geôlier. Ils
forment , du reste , le cachet particulier du gardien de Lauzun
et de Fouquet, de celui qu'on appelle Bénigne Auvergne de
Saint-Mars.
De Marchiel" est grand , élancé, jeune encore en 1673;
c'est un libéral qui a beaucoup vu, beaucoup lu, qui parle
plusieurs langues , qui applique aux intrigues les merveilleu-
ses facultés dont il est doué ; c'est un officier de cavalerie ,
un Lorrain, au service du duc de Lorraine dépossédé et de
l'Empire. Son existence n'est pas plus étrange que celle de
ses collègues militaires du temps :
Gandin de Sainte-Croix, capitaine dans Tracy-Gavalerie,
l'amant de la Brinvilliers ;
Le marquis et mestre de camp de Bonnesson ;
Le capitaine Roux de Marsilly;
Georges du Hamel, sieur de La Tréaumont;
Paul Sardan dit marquis Dauphin , comte de Sardan , de
Paul , Paul de Mirande , puis François de Raulo , marquis
de La Houssaye;
Le lieutenant réformé Louis de Vanens ;
Foncenade et Audijos;
Le comte de Castelmajor, et de Montemajor;
Le sieur Robert de La Mire, comte de Bachimont, sieur
de Rurecourt et Yvranches, capitaine de cavalerie;
Le chevalier de Gonnor ;
François Galaup, dit l'auteur, le chevalier; Blanchart ,
Boineau , le marquis de Cliasteuil, major au régiment de la
Croix-Blanche, ex-capitaine des gardes deCondé, corsaire.
428 LE MASQUE DE FER.
gouverneur de prince royal , voleur, assassin , empoisonneur
breveté ;
Enfin que, le fameux Byzontin, comte de Watteville ,
officier déserteur , pacha , renégat , voleur , traître, puis abbé
de Baumes.
De Marchiel a disparu plus tôt que ses comparses de la
scène du monde, où il aurait certes fait parler de lui; voilà
tout. Comme beaucoup d'officiers de ce temps-là, comme
les La VaUière, les Luxembourg, les Cessac, les Feuquières,
les Rohan , les chevalier de Lorraine, etc., fous de luxe et
de jouissances, il a cherché dans le crime et les complots
les satisfactions qu'il rêvait. Ce fut un agent voyageur comme
Vanens; comme Chasteuil Il est à Paris à la fin de 1672,
à Bruxelles quelques jours après; il vient d'enlever la femme
d'un colonel de Bohème; il compte lever un régiment de
cavalerie et se prépare à revenir à Saint-Germain , en mars
1673. Il est initié à tous les complots Homme d'action,
il est sans doute l'un des chefs de cette vaste association cri-
minelle,, ou tout au moins l'un des agents les plus remar-
quables, dont la suppression a nlis Le Tellier sur la voie de
bien des crimes et de toutes les conspirations qui ont éclaté à
la même époque.
Louvois l'appelle le chevalier de Kiffenbach , le chevalier
des Armoises, le sieur Le Froid ou de Froid ; le gentilhomme
et le Père Hyacinthe le nomment le mestre de camp , le
Lorrain, le libéral; Besmaus en fait l'homme de Lisola ,
l'homme que vous savez; Saint-Mars le gratifie du titre de
l'homme de la Tour d'en bas, de merle; Barbezieux le cite
comme le prisonnier d'il y a vingt ans , l'ancien prisonnier,
le prisonnier de Pignerol ou de Provence; Du Junca l'inscrit
sous le nom du prisonnier tnasqué, le sieur de Marchiel ;
enfin, Formanoir de Palteau en parle comme d'un nommé
La Tour.
Ce prisonnier une fois mort, lorsque l'intérêt attaché à sa
personnahté eut disparu, Saint-Mars fit-il un mystère au
major de la Bastille d'un nom que lui seul connaissait? Ce
IDENTITÉ DU PRISONNIER. SON NOM. 429
n'est pas supposable , et c'est pour cela que Du Junca ,
l'homme véridique et exact par excellence, a écrit sur un
registre d'écrou :
« Su7^ le registre mortuer -U on a done un nom aussy
» inconeu que Monsieur de Rosarges, maior, et M. Reil sieurgien,
" qui hont signé sur le registre. -X- Je apris du depuis qu'on
» lauet nome sur le reqislre M. de Marchiel, que l'on a paie
1) quarante livres d'anteremant. »
Ce nom est en effet inconeu pour le lieutenant, qui ne
peut deviner les curieux événements que cache cette incarcé-
ration si bien réglée par Saint-Mars et Rosarges, les seuls
personnages qui visitent la troisième chambre de ia tour
Bertaudière. Mais ce qui est sans valeur pour le peu lettré
Du Junca, né à Bordeaux et officier de fortune entré à la
Bastille en 1690, n'est plus insignifiant pour ceux qui,
comme nous, viennent d'assister à ce curieux défilé de dépê-
ches et d'événements. Donc, au lieu de chercher la légende,
le mystère, l'inconnu, les anagrammes, il était préférable
d'examiner si ce nom de Marchiel, dû à l'orthographe quel-
que peu fantaisiste de Du Junca, n'avait pas de concordance
avec celui d'un homme de l'époque. En effet, il était juste
de remarquer que, dans les dépêches-minutes des Archives de
la guerre, on écrit continuellement :
Chasteuil , Chastuel, Chastiel, Chaste],
Choiseuil, Choisiel, Choisel.
D'autres conditions s'imposaient également dans cette
recherche. Formanoir de Palteau et Blainvilliers, les parents
de Saint-Mars, prétendaient l'avoir entendu appeler La Tour
par leur oncle et cousin.
Louvois, le Père Hyacinthe, le baron d'Aisne, le baron
d'Aspres, d'un autre côté, assuraient qu'il était Lorrain de
naissance, officier, et qu'il prenait volontiers le titre de che-
valier des Armoises, enfin qu'il parlait plusieurs langues,
menait grande vie et comptait lever un régiment.
Or, pour accomplir toutes ces conditions d'existence,
d'éducation, d'influence, de relations, en l'an de grâce 1673,
430 LE MASQUE DE FER.
il fallait nécessairement appartenir à une famille de noble
extraction. En Lorraine, existait-il des familles portant ces
noms ? Oui. A cette date se trouvent effectivement, et, qui plus
est, alliées entre elles, des familles des Armoises , Gournay-
Marcheuille , Mars-la-Tour , Malatour, Marchiennes, Mares-
chal , etc. , répondant par conséquent aux désignations du
ministre, du Père Hyacinthe, du geôlier Saint-Mars, et du
major de la Bastille, le sieur Du Junca.
Le merveilleux, qui n'existait déjà plus par l'examen des
faits fort intéressants de l'histoire de cette conspiration ,
disparaissait donc tout à fait devant la simple observation
et confrontation des noms.
FAMILLES MARCHAL ET MARESCHAL.
Des Marchai et Mareschal, on en trouve plusieurs anoblis
en Lorraine au dix-septième siècle. C'est ainsi que j'ai vu
un Nicolas Maréchal, natif de la ville même de Nancy, anobli
par lettres données àMirecourt, le 10 janvier 1634; un Jean
Maréchal ou Marchai , bourgeois de Bar , marié à Isabelle
Yol. Ce Maréchal eut entre autres enfants un Nicolas, marié
à son tour à Anne Mangeot.
Toussaint Marchai, de Charmes-sur-Moselle, avait été
anobh le 12 octobre 1661.
Jean Mareschal , receveur général du comte de Vaudemont,
avait obtenu son titre de noblesse le 15 juillet 1621.
FAMILLE DES ARMOISES, HARMOISES OU HERMOISES.
Cette famille, une des plus anciennes et des plus distin-
guées de Lorraine , était originaire des Flandres. Elle portait :
Gironné d'or et d'argent de douze pièces, sur le tout d'argent.
Vers 1674, il en existait quatre branches : les Armoises-
Jaulny, les Armoises-Commercy, les Saint-Balmont et les
Armoises d'Aulnoy ou Bouvigny.
Les Armoises -Jaulny descendaient de Richard , cin-
quième enfant de Simon. Ce Richard avait épousé, en 1452,
une demoiselle Agnès de Jaulny, qui lui avait apporté le
IDENTITÉ DU PRISONNIER. SON NOM. 431
domaine de Jaulny et le marquisat de Spincourt. Au dix-
septième siècle, un membre de cette branche, Louis des
Armoises, sieur de Jauhiy et Gommercy, grand sénéchal de
Lorraine, s'était marié, en 1646, avec Marie-Claude de
Harancourt, fille et unique héritière de Jean-Jacques de
Harancourt, sieur de Saint-Balmont. Ce Louis avait quatre
sœurs : Éhsabeth, Madeleine, Marie et Charlotte. Il eut
lui-même quatre enfants : Jean-Albert des Armoises , cornette
dans le régiment de Vaudemont (1668) ; Pierre-Louis-Joseph,
Jean-François et Catherine.
Un second fils de Richard (même branche) , nommé
Thierry , avait eu de son mariage avec Barberine une des-
cendance assez nombreuse; à l'époque que j'étudie, Philippe
des Armoises avait épousé en premières noces une demoi-
selle de Gourcy, et en deuxièmes, une demoiselle Claude
d'Aîlamont, d'où Henriette des Armoises, morte à neui" ans,
François Florimont qui se maria en 1679 , Philippe ,
Claude , Henri, Elisabeth , Marie et Jeanne des Armoises.
De la branche aînée des Armoises d'Aulnoy ou Bouvigny,
existaient, comme descendants de François des Armoises
(marié à Antoinette de Boutellier) , Paul , comte des Armoises,
maréchal de Lorraine , marié, en 1658, à Henriette de Rieux
de Sourdéac, et six filles.
Antoine , frère de François , avait eu Henriette , Antoinette
et Antoine, lieutenant-colonel du régiment de Vaudemont.
Un Robert des Armoises enfin avait épousé une demoi-
selle Aliénor de Marcheuille, et une demoiselle Barbe des
Armoises (fille d'Enguerrand) était devenue la femme d'un
sieur Arnold de La Tour^.
Fut-ce un des cadets de l'une des branches des Armoises
qui devint l'aventurier belge , désigné par le ministre Lou-
vois? Je n'ai pas encore pu retrouver là-dessus des docu-
ments suffisants.
1 Dans le Cabinet des titres (Mss. de la Ribliothèque nationale), les docu-
ments sont loin de concorder avec ceux fournis par Lachesnaye-Desbois. Je
n'ai reconstruit ces généalogies qu'avec les pièces provenant du Cabinet des
titres. Même observation pour la famille de Gournay-Marcheuille.
432 LE MASQUE DE FER.
FAMILLE DE GOURNAY-MARCHEUILLE.
Les Marcheuille étaient d'une maison fort ancienne de
terre et d'armes. La seigneurie de Marcheuille se trouvait
dans le Verdunois, au pays Messin. Elle fut possédée pendant
plus de deux siècles par la maison d'Aspremont, aux Mer-
lettes, d'où elle passa dans la maison de Gournay, qui est
également de vieille souche. Il en existait trois branches ,
celle du marquis de Gournay et celles d'Estreval et de Fria-
ville en Lorraine. Un Théodoric Gournay était échevin de
Metz en 1106.
Les Gournay portaient les titres de comtes de Marcheuille,
sieurs de Secourt, du château Saint-Biaise, sieurs de Buzy,
de Rambercourt, de Foury, de Talanges, etc.
Ils portaient : De gueules à trois tours d'argent posées en
bande.
Ils étaient alliés aux Armoises, aux Mars-la-Tour, etc.
De François de Gournay, marié deux fois et mort en 1524
à soixante-quatorze ans, étaient nés cinq fils et trois filles qui
tous eurent une postérité assez considérable.
Ces cinq fils s'appelaient Thibault, Thibaut, Renault,
Michel et Gaspard.
De Thibault descendait, à l'époque qui m'occupe, Jean
Gournay, dont le fils, Joseph-Nicolas, fut colonel de (îavalerie.
De Renault descendaient Charles, Madeleine^ mariée à Da-
niel de Gournay et à trois autres, Anne, mariée à un Alle-
mand, et Gabrielle, qui épousa* un M. de Ludres. Charles, ma-
rié à mademoiselle Catherine de Ligneville, eut cinq enfants,
dont quatre filles : Henriette, mariée à François de Ligny, vi-
comte de Charmes; Gabrielle, religieuse; Louise, femme de
Jean-Jacques de Gournay, son cousin; Henriette, religieuse,
et Charles, sieur de Villiers et de Corny, tué en duel en 1638.
De Pierre de Gournay naquit Pierre, et de celui-ci, Yolande;
Bonnegrâce, chanoinesse, et Jean-Jacques, qui épousa en pre-
mières noces sa cousine et en deuxièmes Louise d'Aspremont
et Marcheuille. Quant aux enfants de ce Jean-Jacques, comte
IDENTITÉ DU PRISONNIER. SON NOM. 433
de Marcheuille , je ne connais que l'histoire de deux d'entre
eux, l'un, évêque de Toui, l'autre, ambassadeur de Turquie.
Sur les Gournay d'Estreval et de Friaville, je n'ai que peu
de renseignements. Plusieurs servent dans les armées à cette
époque. L'un d'eux, Jean Christophe de Gournay, sieur de
Goin-sur-Seille , lieutenant général du Roi, gouverneur de
Maubeuge , fut tué à la bataille de Fleurus en 1690.
Je citerai aussi ^ d'après Pelletier (p. 157), un sieur Mé-
dard, dit de Voyseul, seigneur dudit lieu, qui obtint du
duc de Lorraine, dont il était gentilhomme, déclaration et
permission de prendre les noms et les armes de la maison de
Marcheuille (le 12 octobre 1613).
Les personnages qui peuvent concorder avec les signale-
ments du ministre, du Récollet espion et du geôUer, ne man-
quent pas. C'est donc l'un des descendants ou des bâtards de
ces nobles familles de Lorraine du dix-septième siècle , l'un
des cadets de ces maisons, attachées à la fortune du duc^
l'ennemi juré de la France , qui prend les titres authentiques
de chevaher de Kiffenbach, de chevalier des Armoises, et
les armes de la Tour pour devise nobiliaire, en attendant
qu'il aille croupir pendant trente années dans les cachots du
geôlier Saint-Mars et se faire enterrer et enregistrer à la pa-
roisse Saint-Paul sous son nom héréditaire, estropié par
un lieutenant illettré de la Bastille, Du Junca.
Pour compléter les détails qui font défaut dans cette
vaste étude , il ne s'agit plus par conséquent que de les
recueillir aux sources différentes où il est loisible de les
retrouver.
Ce travail, je n'ai pu et ne puis l'exécuter seul. Il était
au-dessus de mes forces et trop en dehors des facilités per-
mises aux officiers français. J'ose donc solliciter le concours
bienveillant de ceux que leur situation met à même de se
procurer les pièces complémentaires.
28
434 LE MASQUE DE FER.
Ces pièces existent :
A Londres (Correspondance du ministère anglais avec ses
agents de France, 1668-1675).
A Bruxelles (Archives du royaume) , agents espagnols ,
correspondance de Molina, Lisola, Mejorada, marquis del
Fuente, comte de Monterey, Pedro del Gampo, van Bunin-
ghen, van Bulen, 1668-1675.
A Liège, deLiverloo, gouverneur, 1673-1674.
En Hollande, correspondance de van Buninghen, baron
d'Aspres , etc.
A Cologne et à Strasbourg, l'électeur, l'èvêque de Stras-
bourg, le marquis de Graves , etc.
A Arras, pièces relatives aux Récollets (1673-1674).
A Péronne (la citadelle de la ville), 1673-1674.
A Rouen, procès de mademoiselle Bavant, de Roux de
Marsilly, de La Tréaumont (1669-1675).
AGaen, affaire Casteldys (1667).
A Lyon , personnel de Pierre-Cise (1669-1674).
A Marseille, les prisonniers du château d'If (1650-1700).
A Madrid, à Rome, Turin, Exiles, etc., les documents
pour la même date.
A Vienne (Autriche) , les Archives de Mantoue transpor-
tées en 1706.
EnJBn, aux Archives du ministère des affaires étrangères
de France, où je viens d'être autorisé à continuer mes
recherches pour cette splendide époque qui va du traité des
Pyrénées à la paix de Nimègue, et qui correspond aux mer-
veilleux efforts de Le Tellier, de Colbert, de Louvois, de
de Lyonne et de nos agents à l'étranger, Courtin, Colbert,
Villars et Créquy.
FIN.
NOTES COMPLÉMENTAIRES
ET JUSTIFICATIVES.
28.
NOTES COMPLÉMEISTAIRES
ET JUSTIFICATIVES.
L'étendue du travail que j'ai entrepris m'a mis dans l'im-
possibilité de pouvoir publier m extenso les milliers de docu-
ments que je me trouvais avoir entre les mains, à propos de
cette intéressante question de l'Homme dit au masque de fer
et de ses compagnons d'infortune. Je me contenterai donc
de produire ici quelques lettres et pièces négligées, ayant
une importance réelle, et de fournir les moyens de recherche
pour les autres.
CHAPITRE IV.
PERSONNEL DES PLACES FORTES.
PLACE DE PIGNEROL.
LE MARQUIS d'hERLEVILLE , GOUVERNEUR GÉNÉRAL.
Pour cette sorte de revue rétrospective fort rapide démon
travail, je suivrai l'ordre des chapitres du volume.
Le marquis de Louvois au marquis d'Herleville , le 4 juil-
let 1680 (p. 87, V. 643. Dépôt de la guerre) :
« Ordre de faire arrêter, raser et fustiger les filles de joie
» par la main du bourreau. »
Louvois au marquis d'Herieville..., le 3 novembre 1680
(p. 48, V. 646. Dépôt de la guerre) :
« Je ferai volontiers ce que vous désirez, en cas que l'on
« m'écrive pour demander au Roi pour vous la permission de
» voir les prisonniers qui sont dans le donjon de Pignerol. ;>
Cette dépêche prouve une fois de plus l'insistance perpé-
tuelle du marquis à vouloir s'immiscer dans les affaires du
donjon. Ce fut là l'une des causes principales de sa mésin-
438 PIECES JUSTIFICATIVES.
telligence continuelle avec Saint-Mars, qui partit de la cita-
delle sans même le prévenir.
Louvois au marquis d'Herleville , le 1" août 1687 (p. 8,
V. 783. Dépôt de la guerre) :
« Il faut espérer que la santé du sieur Villebois s'est réta-
« blie. Le Roi désireroit que vous fassiez prendre soin des
» prisonniers qui sont dans le donjon de la citadelle jusqu'à ce
» que Sa Majesté étant informée de sa mort, je vous eusse
w envoyé d'autres ordres «
Or, Villebois n'est mort qu'en 1692, après avoir traîné
longtemps. Donc, les prisonniers, Mattioli et son valet,
Eustaclie Danger, Dubreuil et de Herse, restèrent à cette
date sous la surveillance ordinaire du gouverneur, tandis
qu'avant 1681 ce même d'Herleville put obtenir de Saint-
Mars l'autorisation de voir seulement les prisonniers de la
Tour d'en bas. C'est une preuve nouvelle de la diversité du
traitement des prisonniers d'Exilés et de Pignerol.
Les documents qui concernent le marquis d'Herleville sont
fort nombreux, puisque ce gouverneur est resté jusqu'à l'a-
bandon de la place. Lettres reçues et minutes abondent au
Dépôt de la guerre depuis l'année 1670 jusqu'à l'année 1694,
éparpillées dans un millier de volumes environ.
LE GOUVERNEUR DU DONJON , M. DE SAINT-MARS.
Les dépêches adressées à ce personnage ou reçues de lui
sont excessivement nombreuses. Il y aurait même un intérêt
historique véritable à en faire une publication successive et
raisonnée. En dehors de celles que j^ai données, en voici
quelques autres :
Le marquis de Louvois à M. de Saint-Mars, le 3 juin 1683
(p. 25, v. 693. Dépôt de la guerre) :
« J'ai reçu votre lettre du 23 du mois passé. Gomme les
'» pensions sur les bénéfices s'éteignent par la mort des per-
« sonnes qui les possèdent , il n'y a pas moyen de donner à
M votre neveu celle quavoit le sieur de Vignon sur l'abbaye
» de Bonne-Espérance . Au surplus, vous ne devez pas fort
PERSONNEL DES PLACES FORTES. 439
» regretter ledit sieur Vignon, parce qu'il vous a toujours
» trahi et s'est entendu avec MM. Fouquet et Lauzun . »
Ce dernier trait dut être sanglant pour le geôlier, qui se
croyait si sûr de la garde de ses deux prisonniers. En tout
cas, cela démontre que le ministre avait eu constamment
une contre-police active à Pignerol. Noble confiance!
Le marquis de Barbezieux à M. de Saint-Mars, le 10 dé-
cembre 1692 (p. 195, V. 1132. Dépôt de la guerre) :
«J'ai recula lettre du sieur de Boisjoly, lieutenant de
» votre compagnie, qui n'est plus en état d'y servir. Lorsque
» vous m'aurez mandé l'âge du sieur de Formanoir, votre
» neveu, qui y sert en qualité de cadet, et auquel vous vou-
» driez faire toucher cette lieutenance, j'en rendrai compte
« volontiers au Roi et je vous ferai savoir ce qu'il a plu à Sa
» Majesté d'ordonner. "
Barbezieux à Saint-Mars, le 8 janvier 1694 (p. 13-4,
V 1185. Dépôt de la guerre) :
« J'ai reçu votre lettre du 21 du mois passé. Le Roi a
» trouvé bon d'accorder au sieur de Formanoir , votre neveu,
" la lieutenance de votre compagnie (celle de Boisjoly). »
Rosarges eut celle de La Prade. Boisjoly et La Prade
étaient venus à Exiles en 1681 et en 1687 aux îles. Forma-
noir et Rosarges accompagnèrent le geôlier à la Bastille.
Barbezieux à M. de Saint-Mars, le 17 juin 1698 (p. 126,
V, 1431. Dépôt de la guerre) :
« Je suis convenu avec M. Saumery qu'il vous donnera
» deux mille écus pour votre dédommagement du transport
« de vos meubles » Six mille livres, vingt-cinq mille
francs valeur actuelle pour un transport de bagages! C'est
un beau denier que nos officiers pourront méditer.
PAPIERS RELATIFS AUX FAMILLES BLAINVILLIERS ET SAINT-MARS.
Le 20 juillet 1670, le sieur Zachée de Byot, écuyer,
seigneur de Blainvilliers , mousquetaire du Roi et lieute-
nant à la garde de M. Fouquet dans la citadelle de Pigne-
rol , prête foi et hommage pour le fief de Blainvilliers.
440 PIECES JUSTIFICATIVES.
Le 22 juillet 1670, quittance de cinq cents livres au nom
de M. de Blainvilliers, lieutenant à la garde de Fouquet
dans la citadelle de Pignerol, pour droits de lots et ventes
à cause de l'acquisition qu'il a faite de Bénigne d'Auvergne,
seigneur de Saint-Mars, son cousin germain, des héri-
tages qui lui appartenaient de la succession du sieur de
Blainvilliers , leur oncle, duquel ledit seigneur de Saint-
Mars était héritier pour une sixième portion , suivant le
partage qui en a été fait, avec le sieur de Formanoir.
Le 12 mars 1671 , Eloy de Formanoir, seigneur de
Gorbest , tant en son nom , à cause de damoiselle Mar-
guerite d'Auvergne, son épouse, que comme ayant les droits
cédés par écrit sous seing privé, en date du 22 novembre
1664, de Bénigne d'Auvergne, seigneur de Saint-Mars,
maréchal des logis des mousquetaires du Roi et son lieute-
nant dans la citadelle de Pignerol, fait une déclaration d'aveu
pour le même fief.
Le 23 décembre 1714, transaction pour une pièce de
terre entre le sieur Jean Presle, laboureur, et messire Guil-
laume de Formanoir, chevalier, seigneur de Palteau, demeu-
rant ordinairement en ladite terre de Palteau, en Bourgogne;
messire Louis-Joseph de Formanoir, seigneur de Saint-Mars
et chevalier de l'ordre militaire de Saint-Louis, demeurant
ordinairement à Montfort; et le sieur Salmon, prêtre, fondé
de la procuration de messire Louis de Formanoir, chevalier,
seigneur d'Érimont, commandant une compagnie pour le
service de Sa Majesté, aux îles Sainte-Marguerite.
M. DE VILLEBOIS.
Louvois à M. de Briant, intendant de Casai et de Pignerol,
le 5 octobre 1682 , Ghambord (p. IM, v. 681 , Dépôt de
la guerre) :
« Vous verrez par l'extrait ci-jomt des comptes qui ont été
" arrêtés par le sieur Duchaunoy, ce que l'on a accoutumé de
» payer pour la nourriture des prisonniers qui sont dans la
» citadelle de Pignerol. »
PERSONNEL DES PLACES FORTES. 441
M. DE LA PRADE.
Barbezieux à M. de Bouchu, intendant, le 5 avril 119^
(p. 29, V, J244, Dépôt de la guerre) :
K Le Roi veut bien faire donner au sieur de La Prade , qui
» commande dans le donjon de Pignerol, un écu au lieu de
>' quarante sous pai^ jour pour la subsistance de chacun de
» ses prisonniers, attendu la cherté des vivres. »
Le siège de la place, les deux blocus qu'elle avait eu à
subir, l'accroissement de la garnison avaient fait augmenter
le prix des denrées. A ce moment-là, du reste, les prisonniers
du donjon étaient évacués successivement sur les îles Sainte-
Marguerite; ce n'était donc qu'un rappel de solde. En effet,
le 21 février 1695 (p. 323, v. 1291, Dépôt de la guerre),
M. de Barbezieux écrivait à M. de la Prade :
«J'ai reçu votre lettre du 11 de ce mois, sur le supplé-
» ment d'appointements de six cents livres que vous de-
» mandez pour chacune des années 1693 et 1694. Le Roi
» a trouvé bon de vous l'accorder. »
LE COMMISSAIRE DES GUERRES LOYAUTÉ.
Louvois à Loyauté, le 4 décembre 1675 (p. 96, v. 431,
Dépôt de la guerre) :
« Il ne doit pas y avoir d'Italiens dans la garnison de
» Pignerol... »
Donc l'ordre d'exclusion des Italiens est antérieur de
quatre années à l'arrivée de Mattioli, et non pas la consé-
quence de l'arrestation de ce personnage, comme l'a pré-
tendu M. Topin.
LE LIEUTENANT DE ROI M. DE LA MOTTE-LAMYRE.
Louvois à M. de La Mot.te-Lamyre, le 30 novembre
1673 (p. 69, V. 308, Dépôt de la guerre) :
« Le Roi désire que les bourgeois de Pignerol ne sortent
M de chez eux la nuit que lorsque Von tintera U7ie certaine
» cloche... »
442
PIECES JUSTIFICATIVES.
CHAPITRE V.
LE SURINTENDANT FOUQUET.
PIÈCES JUSTIFICATIVES ET DOCUMENTS NOUVEAUX.
Les travaux qui ont été faits sur le surintendant Fouquet
et sur sa détention, soit par Delort, soit par Chéruel ou
Ravaisson, quelque remarquables qu'ils puissent être, sont
malheureusement incomplets au point de vue des documents.
Ce n'est qu'avec le temps qu'il sera permis d'avoir le dossier
parfait de tout ce qui a trait à cette curieuse aventure. Je
crois donc intéresser les chercheurs et faciliter les travaux
ultérieurs, en donnant ici la liste des dépêches complètement
inédites que j'ai pu retrouver, dépêches relatives à ce sur-
intendant :
AM.d'Artagnan: 5septembrel661,p. 314, v. 169,Mss.D.G.
— 27 septembre 1661, p. 380, v. 169,
— 28 septembre 1661, p. 390, v. 169,
— 3 janvier 1662, p. 10, V. 172,
— 7 janvier 1662, p. 27, v. 172,
— 7 janvier 1662, p. 32, v. 172,
— 8 janvier 1662, p. 35, v. 172,
— 24 janvier 1662, p. 107, v. 172,
— 2 janvier 1663, p. 2, v. 176,
— 2 novembre 1664, p. 8,9, V. 188,
— 16 janvier 1665, p. 126, V. 191,
— 23 janvier 1665, p. 190, v. 191,
A M"^ Fouquet : 19 février 1662, p. 240, v. 172,
— 8 mars 1662, p. 291, v. 172,
— 20 juin 1664, p. 428, v. 185,
— 15 août 1666, p. 467, V. 202,
— 4 janvier 1671, p. 20, v. 254,
— 7 février 1671, p. 77, v. 258,
• — 22 juin 1671, p. 119, V. 258,
— 27 juillet 1671, p. 151, V. 258,
— 27 octobre 1671, p. 259, V. 269,
id.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
d.
FOUQUET. 443
AM™^Fouquet:10décembrel671,p.l73,v. 270,Mss.D.G.
— 23 mai 1674, p. 256, v. 367, id.
— 13 juin 1674, p. 161, V. 368, id.
— 29 mai 1675, p. 437, V. 425, id.
— 5 mai 1676, p. 77, v. 474, id.
— 10 décembre 1676, p. 62, v. 481, id.
— 23 février 1678, p. 435, v. 571, id.
— 10 septembre 1678, p. 101, V. 573, id.
— 20 janvier 1679, p. 511, v. 617, id.
— 17 mai 1679, p. 282, V. 621, id.
— 21 août 1679, p. 264, v. 623, id.
— 13 février 1680, p. 247, v. 638, id.
— 8 avril 1680, p. 145, v. 640, id.
A Fouquet (le surintendant) : 30 septembre 1664,
p. 227, V. 187, id.
— 20janvierl679,p.513, 514,v.617, id.
— 25 mars 1679, p. 471, V. 619, id.
— -20 mai 1679, p. 315, v. 621, id.
— 28 juin 1679, p. 141, V. 621, id.
— 2 juillet 1679, p. 28, v. 622, id.
— 21 août 1679, p. 231, v. 623, id.
— 13 septembre 1679, p. 279, v. 624, id.
— 28 novembre 1679, p. 546, v. 626, id.
— 3 décembre 1679, p. 54, v. 627, id.
— 3 janvier 1680, p. 81, V. 637, id.
— 6 février 1680, p. 93, v. 638, id.
— 28 février 1680, p. 518, v. 638, id.
— Interrogatoire, 24 juin 1662, p. 362,
V. 173, id.
Au présid. Fouquet: 25 octobre 1661, .p. 77, v. 170, id.
A l'abbé Fouquet : 15 mars 1662, p. 319, v. 172, id.
— 7 mars 1666, p. 183, v. 200, id.
— 19 juin 1666, p. 542, v. 201, id.
— 1" février 1668, p. 37, v. 571, id.
A Fouquet (évéque de Narbonné) : 15 mars 1662,
p. 319, V. 172, id.
444 PIECES JUSTIFICATIVES.
A Fouquet (évéqiie d'Agde) : 15 mars 1662, p. 319,
V. 172, Mss. D. G.
— 28 novembre 1679, p. 546, v. 626, id.
A Talhouet (mousquetaire) : 3 janvier 1662, p. 11,
V. 172, id.
Au commandant de Concarneau : 6 septembre
1661, p. 315, V. 169, id.
A Le Nôtre, intendant des bâtiments royaux : 1 3 sep-
tembre 1661, p. 331, V. 169, id.
A M'"" du Plessis-Bellière (maîtresse de Fouquet) :
13 septembre 1661, p. 332,
V. 169, id.
— 7 janvier 1662, p. 22, v. 172, id.
A Saint-Pouen^jes (beau-frère de Le Tellier) : ] 7 sep-
tembre 1661, p. 334, V. 169, id.
Au lieutenant civil (sieur de Mory) : 20 septembre
1661, p. 351, 353, v. 169, id.
— 25 septembre 1661, p. 379, V. 169, id.
— 5 octobre 1661, p. 28, V. 170, id.
— 19 octobre 1661, p. 60, v. 170, id.
— 25 octobre 1661, p. 274, V. 170, id.
— 31 mai 1663, p. 67, V. 177, id.
A Boucherat : 20 septembre 1661, p. 352, v. 169, id.
A Ghevigny : 20 septembre 1661 , p. 364, v. 169, id.
— 2 octobre 1661, p. 11, V. 170, id.
— 18 octobre 1662, p. 52, v. 170, id. .
— 15 janvier 1662, p. 58, v. 172, id.
A Voisin (l'intendant) : 23 septembre 1661, p. 366,
V. 169, id.
A l'archevêque de Lyon (oncle de Louvois) : 23 sep-
tembre 1661, p. 366, v. 169, id.
Au maréchal de la Meilleraye : 2 octobre 1661,
p. 10, V. 170, id.
Au duc de Mazarini : 5 octobre 1661, p. 26, v. 170, id.
Au baron de la Maule : 18 octobre 1661, p. 52,
V. 170, id.
FOUQUET. 445
A Jacmard : 22 octobre 1661, p. 67, v. 170, Mss. D. G.
— 20 novembre 1661, p. 247, V. 170, id.
Au marquis d'Asserac : 5 novembre 1661, p. 134,
V. 170, id.
A Pelot (l'intendant) : 20 novembre 1661, p. 248,
V. 170, id.
A de Marsac : 12 décembre 1661, p. 347, v. 170, id.
A de Bezons (intendant) : 4 janvier 1662, p. 17,
V. 172, id.
A Macqueron (intend.) : 4janvier 1662, p. 1 7,v. 172, id.
A de Contes : 7 janvier 1662, p. 30, v. 172, id.
A Fabert : 21 janvier 1662, p. 81, v. 172, id.
A de Camarsac : 18 avril 1662, p. 58, v. 173, id.
A de Montbron (le gardien de M""Duplessis-Bellière) :
5 mai 1662, p. 133, v. 173, id.
— 19 mai 1662, p. 180, v. 173, id.
— 18 novembre 1663, p. 23, v. 180, id.
Au Procureur, à Soissons : 31 mai 1663, p. 67,
V. 177, id.
Au comte de Mérinville : 11 décembre 1664, p. 221,
V. 188, id.
A Falcombel : 24 décembre 1664, p. 363, v. 188, id.
A Saint-Mars : 23 janvier 1665, p. 193, v. 191, id.
— 20 février 1665, p. 391, v. 191, id.
A Damorezan : 6 février 1665, p. 314, v. 191, id.
A Bourget, lieutenant général de Bazas : 16 no-
vembre 1665, p. 113, V. 196, id.
A Loyauté : 9 mai 1670, p. 22, v. 247, id.
A Darbon : 18 août 1673, p. 137, v. 305, id.
Au marquis d'Herleville : novembre 1679, p. 205,
V. 626, id.
— 14 novembre 1679, p. 253, V. 626, id.
Louvois à Le Tellier c 30 janvier 1680, p. 738,
V. 617, id.
Recueil de pièces secrètes, communiquées à Fouquet. —
Fonds français, in-folio, 7607. — Mss. Biblioth. nationale.
446 PIECES JUSTIFICATIVES.
FoLiquet, huit volumes in-folio, 7620, 7621. — Fonds
français. — Mss. Biblioth. nationale.
Je terminerai enfin ces citations par une communication
inédite que je dois à l'obligeance de M. Louis Dubruel, avocat
à Villefranche,
« C'était à Villefranche-de-Rouergue , aujourd'hui chef-
H lieu d'arrondissement (Aveyron), que Louis Fouquet ,
» évêque et comte d'Agde , avait été exilé; il y était arrivé
» le 9 février 1665; il y demeura jusqu'au 30 juillet 1675,
)) qu'il partit pour se rendre à Touruus en Bourgogne, qui lui
» avait été assigné pour nouvelle résidence. Il revint à Ville-
w franche le 22 août 1676 , et le quitta de nouveau au mois
» d'octobre 1680 pour aller à Pomay, terre appartenant à
» sa famille, près de Moulins. — Il y revint encore, en partit
« le 24 août 1685 , à la suite d'une lettre de cachet qui lui
» ordonnait de se rendre à Issoudun , d'où il fut rappelé
'i dans son diocèse en 1690. » {Annales de Villefraiiche
de Rouer^ue , deux volumes in-8°. Villefranche, veuve
Gestan, 1860; tome II, pages 428, 454, 455, 469.)
« Il se trouvait à Villefranche lors de la naissance dans
M cette ville de son petit-neveu, Louis, fils de messire Louis
» Fouquet, chevalier, marquis de Belle-Isle, et de dame
» Catherine de Lévis (le maréchal de Belle-Isle). Il fut son
» parrain et signa l'acte de baptême , qui eut lieu le 24 sep-
» tembre 1684; la naissance était du 22. « {Registres de
» baptême de Villefranche (Aveyron).
Tels sont les documents avec lesquels il sera possible
de parfaire l'histoire du surintendant Fouquet.
ERCOLO MATTIOLI.
PIÈCES COMPLÉMENTAIRES.
En dehors des dépêches inédites que j'ai citées , en voici
quelques autres encore qui ne se trouvent ni dans Delort ni
dans l'ouvrage de M. Topin. Elles pourront servir à com-
pléter l'étude de cette figure historique; elles sont d'ailleurs
fort importantes.
ERGOLO MATTIOLI. 447
Le roi d'Espagne au marquis de la Fuente. Madrid , 1 7 jan-
vier 1664. K. 1409. Archives nationales (Simancas).
Sobre la negoziacion de Casai ^ et la surveillance à exercer
sur le duc de Mantoue.
Le roi d'Espagne à Pedro d'El Campo. Madrid, 1664.
K. 1409. Archives nationales (Simancas).
Extrên)e importance de Casai. Prescrire au gouverneur de
Milan de ne pas perdre de vue les négociations entre la
France et le duc. Se procurer tous les documents possibles.
Correspondance avec M. de Montclar, gouverneur d'Alsace
en 1675, à propos de l'entreprise de Casai (1675). P. 112,
V. 446. Voiries volumes 461, 467. Dépôt de la guerre.
Ordre derappelde l' abbé d' Estrades de Venise, 20 mai 1678.
P. 56, V. 635. Dépôt de la guerre.
Lettre du duc de Mantoue à Louis XIV, le 14 octobre 1678.
Dossier Reith. Archives nationales.
Plein pouvoir du duc de Mantoue au comte Mattioli. Ar-
chives de Turin. Dossier R. K. R.
Lettre de Louis XIV au duc de Mantoue, ] 2 décembre 1 678 .
Dossier R. K. R.
Mémoire de M. de Louvois adressé à Mattioli pour la m.arche
des troupes de Pignerol sur Casai. Archives de Turin. K. R.
Dossier Reith.
Note des troupes qui sont destinées à occuper Casai en 1679 :
Le régiment de dragons d'Asfeld 500 hommes.
— de Saint-Paul ... 500 —
— de Lalande .... 500 —
— de Fimarcon . . . 500 —
— de Brulard .... 500 —
2500 cavahers.
Le régiment de Sault 500 hommes.
— deNavailles, . . . 500 —
(Extrait de garnisons) 700 —
1700 hommes.
Archives de Turin. Dossier Reith. K. R.
448 PIECES JUSTIFICATIVES.
Copie du traité entre le duc de Mantoue et le Roi, donnée
par Mattioli à la duchesse de Savoie. Archives de Turin. K. R.
Dossier Reith.
Louvois hDuclos, àLjon, le 6 février 1679. P. 63, v. 618.
Dépôt de la guerre.
Lettre du sieur d'Asfeld à Mattioli, datée de Venise , le
vendredi 10 février 1679. Archives nationales. K. R.
Louvois à la duchesse de Savoie, le 16 février 1679. P. 58,
V. 635. Dépôt de la guerre.
Lettre de Varano, camérier du duc de Mantoue, relative
à V attentat co?nmis contre le sieur d'Asfeld (mars 1679). Ar-
chives nationales. K. R.
Lettre écrite de Vérone par Michel Signorini à Pomponne,
pour lui annoncer l'arrestation de d'Asfeld (10 mars 1679).
Archives nationales de Turin. K. R.
Lettre de Pinchesne à Mattioli, après l'arrestation du sieur
d'Asfeld, le 20 mars 1679. Archives nationales de Turin.
Nouvelle lettre du même au même, le 22. Archives natio-
nales de Turin. K. R.
Louvois au marquis d'Herleville sur les bruits de guerre
qui circulent , le 26 mars 1679. P. 499, v. 619. Dépôt de la
guerre.
Rapport d'un espion de la cour de Turin. Récit détaillé
d'un entretien avec Mattioli, sur la place de la Citadelle, h
dix heures du soir, le 18 avril 1679. Archives de Turin. K. R.
Louvois à M. de Saint-Mars, le 18 avril 1679. Archives
nationales. K. 129 :
« Le temps que M. de Richemont (Catinat) doit rester étant
» incertain, je vous conseille de le faire promener avec vos
» prisonniers, quand ce ne seroit que dans le donjon. »
Lettre de Mattioli à l'abbé d'Estrades, le 23 avril 1679. Ar-
chives de Turin. K. R. Dossier Reith.
Rapport d'un agent secret de Madame Royale, contenant la
relation de tout ce qui s'est passé, la nécessité de faire causer
Mattioli et la manière dont il a fait arrêter d'Asfeld ( le
26 avril 1679). Dossier Reith. K. R.
ERCOLO MATTIOLI, 449
Lettre de créance 'pour M, de Varengeville, nommé à Venise,
le 28 avril 1679. P. 6] , v. 635. Dépôt de la guerre.
Lettre de Louvois à l'abbé d'Estrades, le 29 avril 1679,
P. 488, V. 680. Dépôt de la guerre.
Lettre de Louvois au duc de Mantoue , le V^ mai 1679.
P. 63, V. 635. Dépôt de la guerre.
M. de Gomont est envoyé extraordinairement près du duc.
Louvois à Saint-Mars, le 20 mai 1679. P. 315, v. 621.
Dépôt de la guerre :
« Votre lettre du 10 de ce mois m'a été rendue; je n'ai
» rien à ajouter h ce que je vous ai mandé de la dureté avec
» laquelle il faut traiter le nommé Lestang (Mattioli) . »
Louvois à Saint-Mars, le 22 mai 1679. P. 358, v. 621.
Dépôt de la guerre :
« J'ai reçu votre dernière lettre, sans date. Il faut tenir le
» nommé Lestang dans la dure prison que je vous ai marquée
M par mes précédentes, sans souffrir qu'il voie de médecins que
» lorsque vous connaîtrez qu'il en aura autrement besoin... »
Louvois à M. de Catinat. Le 29 mai 1679. P. 492, v. 621.
Dépôt de la guerre.
Louvois à Saint-Mars. Le 29 mai 1679. P. 493, v. 621.
Dépôt de la guerre.
Louvois à Saint-Mars. Juin 1679. K. 129, Archives
nationales.
«J'ai reçu votre lettre du 6 de ce mois , laquelle ne désire
" de réponse que pour vous dire que vous aurez connu par
" mes précédentes, que l'intention du Eoi n'est pas que le
» sieur de Lestang soit bien traité , et que Sa Majesté ne veut
» pas que, hors les choses nécessaires à la vie, vous lui donniez
» quoi que ce soit de ce qui peut la lui faire passer agréable^
M ment »
Ces dépêches sont intéressantes. Elles n'ont pas été citées
par M. Topin, quoiqu'elles indiquent la nature du traite-
ment infligé à Mattioli , identique , du reste , pour tous les
prisonniers d'Etat.
Louvois à l'abbé d'Estrades et au marquis de Pianesse. Le
29
450 PIEGES JUSTIFICATIVES.
3 juillet 1679. P. 62, 63, v. 622. Dépôt de la guerre.
Louvois à Saint-Mars. Le 8 juillet 1679. P. 151, v. 622.
Dépôt de la guerre.
Louvois à Saint-Mars. Le 25 juillet 1679. P. 580, v. 622.
Dépôt de la guerre.
Louvois à Saint-Mars. Le 21 août 1679. P. 231 , v. 623.
Dépôt de la guerre.
Louvois à l'abbé d'Esirades. Le 13 septembre 1679.
P. 286, V. 624. Dépôt de la guerre.
Pouvoir du Roi envoyé à M. de Pomponne. Le 5 décembre
1679. Archives nationales. K. R. Dossier Reith.
Lettre de Louis XIV au duc de Mantoue. Le 8 décembre
1679. Archives nationales. K. R. Dossier Reith.
Saint-Mars à Louvois. Le 26 octobre 1680. Archives natio-
nales. K. 129 :
« Mattioli a obhgé Blainvilliers à lui faire des menaces
)) d'une rude discipline, s'il n'étoit plus sage et plus modéré
» dans ses paroles. Lorsqu'on l'a mis dans la tour d'Exilés
» avec le jacobin, j'ai chargé Blainvilliers de lui dire, en lui
» faisant voir un gourdin, qu'avec cela l'on tenoit les extra-
» vagants honnêtes, et que s'il ne le devenoit, l'on sauroit
» bien le mettre à la raison. »
Louvois à Saint-Mars. Le 2 novembre 1680. Archives
nationales. K. 129 :
« Il faut garder la bague que le sieur Mattioli a donnée au
» sieur de Blainvilliers, pour la lui rendre, si jamais le Roi
» ordonnoit qu'il fût mis en liberté. »
En réalité, c'est avec un ensemble de plus de deux cent
cinquante dépêches que l'on peut reconstruire l'histoire de
Mattioli et de l'affaire de Casai, dépêches qui se trouvent aux
Archives de la guerre, aux Archives nationales, dans le
dossier Reith, dans Delort et Ravaisson. Or, sur ces deux
cent cinquante dépêches, M. Topin en a cité vingt-sept et
trouvé sept inédites ; il est donc facile de se rendre
compte des lacunes qui existent dans l'étude de cette curieuse
aventure.
LES ARCHIVES DE LA GUERRE. 451
CHAPITRE VI.
LES EMPOISONNEURS.
Pour cette histoire des empoisonneurs, en dehors des
travaux exécutés par M. Pierre Clément, de regrettable mé-
moire , et le savant et patient chercheur M. Ravaisson ,
[Archives de la Bastille) , il existe au Dépôt de la guerre de
nombreux documents. C'est ainsi que, pour cette période, j'ai
entre les mains plus de quatre cent cinquante dépêches-mi-
nutes, extraites de plus de quatre cents volumes (v. 300 à
V. 701). Ces dépêches, adressées par Louvois à La Reynie,
Besmaus et autres intendants , ont trait aux ordres d'arresta-
tion et d'information des différents personnages qui se sont
trouvés mêlés à ces tristes affaires criminelles. Cette histoire
des empoisonneurs est donc tout entière à écrire, et je ne
doute pas qu'en l'entreprenant on n'y trouve les choses les
plus intéressantes du monde, et surtout les plus instructives,
pour la clef de bien des événements de l'époque.
CHAPITRE VII.
l'homme dit au masque de fer. .
Les documents pour la seule période où s'est passée la pre-
mière aventure de l'Homme dit au masque de fer, c'est-à-dire
de novembre 1672 à mars 1674 (quinze mois environ),
sont considérables, surtout aux Archives de la guerre.
Ils forment un ensemble de cinq cent soixante-quinze
dépêches-minutes (dépêches du ministre à ses agents) , et de
neuf cent cinq lettres reçues (lettres des agents du ministre) .
Pour ce même espace de temps , on trouve dans ces volu-
mes du Dépôt vingt-neuf lettres adressées à M. de Saint-
Mars, et quarante-six autographes de la main du premier
geôlier de France.
Tous ces documents sont échelonnés dans les volumes
portant le n" 269 jusqu'au n" 362, c'est-à-dire dans près de
cent in-folio.
29.
452 PIÈGES JUSTIFICATIVES.
Il est fâcheux de constater que la même abondance de
pièces curieuses n'existe pas pour les autres années. Les
sacs qui les contenaient n'ont probablement pas été remis
par les commis détenteurs , et les dépêches ont été ou égarées
ou brûlées. Du reste , on se rend mieux compte de ces lacunes
quand on étudie la formation de ce riche dépôt , que la
légende a voulu attribuer à M. de Louvois,
« M. Le Tellier, dit à ce sujet M. de La Faye, premier
» commis du Dépôt de la guerre , indépendamment de l'at-
)) tention qu'il avait de la conservation des papiers de son
» ministère, faisait traijscrb^e pour son cabinet, dans des
" volumes particuliers , les dépêches les plus importantes et
» les principales expéditions, pour former, en quelque façon,
» les annales de son ministère, e\ peut-être suivait-il en cela
» l'usage de ses prédécesseurs. Tels sont les registres qui sont
» restés en la possession de l'abbé de Louvois'. »
Ce peut-être est exact , puisque les premiers règlements sur
l'organisation dp Dépôt sont de 1617 et 1619. Ils ne
furent toutefois appliqués qu'à l'arrivée de Michel Le Tellier
au secrétariat de la guerre en 1643.
Quant aux transcrits de ce grand ministre, ils passèrent,
avec le reste de la bibliothèque, au second fils du chancelier,
l'archevêque de Reims, et de ceux-ci, par héritage, à Camille
Le Tellier, abbé de Bourgueil et de Vauluisant, bibliothé-
caire du Roi (troisième fils de Louvois). Ils furent légués par
ce dernier à la Bibliothèque du Roi à Versailles et groupés
sous le titre générique àe fonds Le Tellier.
De Versailles, ils sont arrivés à la Bibliothèque de la rue
Richelieu, où ils furent gardés tout d'abord sous leur nom
àe fonds Le Tellier, puis fondus récemment dans ce que
l'on appelle le Fonds français (département des manuscrits) .
Ils forment un total d'environ trois cents volumes. Ces
documents , qui concernent directement le secrétariat de la
guerre, ont été complétés par des lettres manuscrites achetées
il y a quelques années seulement, et connues sous le nom de
1 p. 53, V. 118, Mss. Dépôt de la guerre.
LES ARCHIVES DE LA GUEUIIE. 453
Papiers d'Etat de Le Tellier. Ces derniers présentent un
ensemble de vingt -huit volumes in-folio.
«M. de Bellou {Darhon) était déjà chef du bureau de la
» secrétairerie, quand l.ouvois le chargea, en 1688, du dépôt
» des papiers du ministère de la guerre... Si M. Louvois fit
» faire des requêtes de cette espèce, peut-être n'eut-il en cela
» d'autre dessein que celui de son père....» , ajoute le même
commis, M. deLa'Faye.
Or, à l'époque dont je parle, les bureaux étaient organisés
de la façon suivante (v. 1181, Dépôt de la guerre) :
Premier bureau. Commission des officiers des troupes, ex-
traits des revues, des hôpitaux, tentes, sacs.
M. de Saint-Pouenges, premier commis, avec MM. Alexan-
dre père et fils.
Ce Saint-Pouenges était le neveu de Michel Le Tellier.
Deuxième bureau. Bureau de la secrétairerie, lettres et
instructions secrètes, concernant les armées, les fortifications
et les rôles du mois.
M. de Bellou avec M. l'abbé Darbon (son frère).
MM. Pinsonneau et de Briquet.
Ce Darbon, sieur de Bellou, était l'ancien secrétaire par-
ticulier de Le Tellier.
Troisième bureau. Expédition des patentes, pouvoirs,
règlements, commissions, etc.
M. Dufresnoy avec M. Gardien^ son neveu.
M. Dufresnoy était le plus ancien des chefs de biu^eau, le
mari de la maîtresse du secrétaire d'Etat et le beau-frère du
fameux Saint-Mars.
Quatrième bureau. Routes, règlements sur la marche des
troupes.
M. Charpentier avec MM. de Jossigny, son neveu, et d'Eu.
M. Charpentier était au secrétariat du temps de Sublet de
Noyers, en 1638. En effet, «lemardy 13 mars 1703, Gilles
» Charpentier, trésorier de l'ordre militaire de Saint-Louis
» et premier commis de Mgr de Chamillart, ministre et
>' secrétaire d'État pour le département de la guerre, mourait
454 PIECES JUSTIFICATIVES.
» à Versailles , entre quatre et cinq heures du soir , âgé de
» quatre-vingt-cinq ans, après avoir été soixante-trois ans
» dans le bureau. »
Cinquième bureau. Etat des fonds, des vivres et des pen-
sions, etc.
MM. deTourmont, avec MM. deFoix, Laurent et Levas-
seur. (M. de Tourmont avait succédé, en 1679, à M. de
Boistel, parent de Le Tellier.)
Sixième bureau. Rôle des placets, informations sur les
différends des troupes.
M. Bourdon, avec MM. Fontaine, Ghevigné et de Saint-
Jacques.
Septième bureau. Rôle des bénéfices, des mois de Mgr le
secrétaire d'Etat.
M. delà Renaudière. (Ce bureau n'existait que depuis 1679).
En 1688, donc, « M. de Bellou se mit en possession de
1) tous les papiers des bureaux de la secrétairerie, dont une
» partie était à Versailles et l'autre à l'hôtel Louvois (de
.. 1659 à 1684).
» Il fit rassembler le tout audit hôtel, en y joignant les
» dépêches provenant des bureaux de M. Bourdon, auquel
« venait de succéder son premier adjoint, M. Fontaine.
» En 1689, un M. de Préfontaine, parent de Leroy qui avait
» été premier commis de Le Tellier et également son parent,
» donna avis qu'il y avait dix-huit grands sacs contenant des
» documents relatifs aux événements militaires de 1620 à
» 1659. M. de Bellou fit retirer ces sacs et les fit porter à
» l'hôtel de Louvois à Paris, où l'on mit dix ans à les mettre
» en liasses.
» De son côté, M. Dufresnoy, depuis 1659, avait conservé
" dans son bureau la suite des minutes des expéditions ci-
» dessus. Il les passa à M. de Bellou et donna des années
» entières, entre autres les liasses des minutes des dépêches
» de 1668, 1669 à 1675.
» M. de La Renaudière fournit de son côté les liasses de
» son bureau (rôles des bénéfices), depuis l'année 1640. En-
LES ARCHIVES DE LA GUERRE. 455
» fin, l'année suivante (1G90), M. Davaux, procureur génë-
» rai de la chambre royale de Metz, dite des Réunions, étant
M mort, M. de Louvois écrivit à Charnel de retirer des liéri-
» tiers tous les papiers originaux de Louvois relatifs aux-
» dites réunions... »
Telle fut l'origine des papiers qui devaient former le fonds
de ce qu'on allait appeler le Dépôt de la guerre, lorsqu'il eut
un centre fixe, grâce à Chamillart et à M. Dubois, dans
quatre chambres de l'hôtel des Invalides. (27 janvier 1701,
p. 60, V. 481, Dépôt de la guerre.)
C'est donc en réalité à M. Dufresnoy qu'on doit les liasses
relatives aux années 1670, 1671, 1672, 1673 et 1674, épo-
que de l'arrestation de l'homme dit au masque de fer.
Mais ces liasses mêmes de dépêches-minutes seraient sans
doute restées lettre morte pour les historiens à cause de la
difficulté des recherches et de l'impossibilité de la lecture, si
l'abbé Massieu, chargé, del797àl815,de la conservation des
archives historiques du Dépôt de la guerre, n'avait repris les
travaux de classement commencés par M. deLaFaye et inter-
rompus depuis la mort de M. de Vault. C'est ainsi que
l'abbé Massieu forma huit cents volumes de dépêches-
minutes, où j'ai pu trouver tous les documents qui intéres-
sent cette histoire. Mais, fait curieux à constater, ce biblio-
thécaire si consciencieux, cet abbé Massieu à qui l'on est
redevable de la coordination de tant de richesses, est un des
hommes qui ont eu la carrière la plus agitée. Il a été succes-
sivement curé ', membre de l'Assemblée constituante, évêque
* DÉPÔT GÉNÉRAL DE LA GUF.RRE.
LIBERTÉ. ÉGALITÉ.
" Paris, le 16 prairial an VI de la République française (-i juin 1798).
» Je soussigné, J. B. Massieu, archiviste-bibliothécaire au Dépôt général de
la guerre, pour me conformer à la lettre du Ministre de la guerre du 23 floréal
an Vl,
« Déclare qu'avant la révolution j'étois curé de Cergy, chef-lieu du canton
de Pontoise, extra muros , député du clergé à l'Assemblée constituante. Il est
constaté par les procès-verbaux de cette Assemblée et tous les journaux du
temps que je me suis réuni des premiers aux communes; devenu membre du
comité ecclésiastique de cette même Assemblée, j'ai eu bonne part ajix mesures
456 PIECES JUSTIFICATIVES.
constitutionnel de Beauvais, membre de la Convention, repré-
sentant à l'armée des Ardennes, et enfin marié. Employé au
Dépôt de la guerre, du 23 octobre 1795 au 3 juin 1796 et
du 22 septembre 1797 au 31 juillet 1815, il fut mis à la
retraite à cette date.
De tout ce qui précède on peut conclure qu'il n'a été pos-
sible de recourir, avec quelque utilité, à ces documents
inédits qu'à partir de 1815, et que la recherche ne s'est
trouvée réellement facilitée que depuis les analyses commen-
cées en 1864-. Dès lors on comprend donc mieux les erreurs
commises et à commettre dans toutes les histoires jusqu'à
prises par elle relativement au clergé, ce que pourrait attester le citoyen
Treillard, aussi membre du comité et aujourd'hui directeur de la république.
» Je me suis conformé dans cette même Assemblée aux déclarations et
serments exigés par les lois ecclésiastiques auxquelles j'avois concouru.
» Vers la fin de cette Assemblée, nommé évêque du département de l'Oise,
j'ai prêté dans l'église épiscopale de Beauvais, en présence de la municipalité,
le serment requis par la loi du 24 août, que j'avois déjà prêté à l'Assemblée
constituante. Je joins ici copie de l'extrait du procès-verbal dressé en consé-
quence par la municipalité de Beauvais, certifié jjar le secrétaire-greffier et
légalisé par l'administration centrale du département de l'Oise.
» Au 12 septembre 1792, vieux style, j'avois aussi fait la prestation de
serment de la liberté et de l'égalité, comme il appert par la copie également
cy-jointe de la même municipalité, lequel (sic') est aussi légalisé par l'admi-
nistration du dé^jartement.
1) Au 21 brumaire de l'an II, j'étois membre de la Convention nationale, et
j'ai déclaré par écrit à cette Assemblée que je renonçois pour toujours à toutes
fonctions du culte, comme il est constaté par le procès-verbal de la séance de
ce jour, que l'on peut consulter.
» Au 3 frimaire de la même année *, je me suis marié, conformément aux
lois républicaines , en présence de la municipalité de Givet, département de$
Ardennes, et je joins ici copie en bonne forme de mon acte de mariage.
» Je suis aujourd'hui père de famille, attaché au Dépôt général de la guerre
en qualité d'archiviste-bibliothécaire.
» Les pièces originales dont suit copie ont été mises sous les yeux du citoyen
général Ernouf, directeur du Dépôt, qui en attestera l'authenticité.
1) Massieu,
" Paris, 16 prairial an VI de la République une et indivisible. »
(Suit la copie des pièces annoncées. — Dépôt de la guerre^ pièces détachées.)
' L'abbé Massieu était alors représentant du peuple près l'armée des Ardennes.
Ce document provient de rexcellente brochure de l'intelligent et obligeant archiviste
du Dépôt de la guerre, M. Huguenin, brochure intitulée Les Archives du Dépôt de la
guerre.
LES ARCHIVES DE LA GUERRE; 457
l'achèvement du dépouillement complet des richesses de nos
divers dépôts. En tout cas, il y a loin de ces milliers de
dépêches que j'ai produites, aux deux ou trois avec lesquelles
les écrivains du dix-huitième siècle ont inventé leur légende,
et aux cinquante ou soixante autres qui ont servi à la narra-
tion de l'aventure Mattioli , adoptée par Roux-Fazillac et
Delort. Quelques nouveaux efforts donc, et l'on aura la clef
de tous les événements mystérieux du dix-septième siècle.
La synthèse historique n'est réellement qu'à son début, et
la phrase du grand historien Augustin Thierry qui m'a servi
de devise, est toujours vraie : « Notre histoire nationale est
» encore ensevelie dans la poussière des chroniques contem-
» poraines. »
FIN.
TABLE DES MATIÈRES.
Avant-propos Pages. 1
PREMIÈRE PARTIE,
HISTORIQUE DE LA LEGENDE DE l'hOMME DIT AU MASQUE DE FER
ET RÉFUTATION SOMMAIRE DES DIFFEREiSTS SYSTEMES.
Chapitre l^^. — Historique de la légende de l'homme dit au masque de fer. —
Les gazettes de Hollande. — Le prisonnier masqué de 1695. — Mattioli
connu en 1687 . — Réalité de l'existence d'un prisonnier masqué . —
Tableau synoptique des hypothèses. — Les prisonniers mystérieux du dix-
septième siècle. — Origine de la légende. — Sa nécessité. — Son histoire.
— Voltaire et le Siècle de Louis XIV. — Les témoins au dix-septième
siècle. — Leur autorité. — Valeur des documents tirés du registre de
Du Junca. — Conclusion 7
Chapitre II. — Réfutation somnnaire des différents systèmes. — Premièi-e
hypothèse : Vermandois. — Deuxième : Duc de Reaufort. — Troisième :
Duc de Monmouth, — Quatrième : Mattioli. — Cinquième : Fils adultérin
d'Anne d'Autriche. — Sixième : Fils d'Anne d'Autriche et de Ruckingham.
— Septième : Fouquet. — Huitième : Fils de Mazarin et d'Anne d'Au-
triche. — Neuvième : Frère jumeau de Louis XIV. — Dixième : Avedick.
— Onzième : Un prisonnier de 1681. — Douzième : Biographies diverses.
— Conclusion 61
DEUXIÈME PARTIE.
le personnel DES DIFFERENTES PRISONS d'ÉTAT.
Chapitre III. — Piqnerol, la citadelle et le donjon a la fin du dix-septième
siècle. — Le gouverneur général. — Le gouverneur du donjon, M. de Saint-
Mars; sa famille, sa fortune, son caractère, sa conduite. — Les lieutenants
de M. de Saint-Mars. — Le lieutenant de Roi de Pignerol. — Le gouver-
neur de la ville de Pignerol. — Le commissaire des guerres. — La garnison.
— La population civile de Pignerol. — La prison du donjon. — Abandon
et perte de Pignerol. — he fort de la Pérouse. — Son histoire et son per-
sonnel en 1665 et 1666. — La citadelle d'Exilés. — Son histoire et son
personnel de 1681 à 1687. — he fort royal de Sainte-Marguerite. — Son
histoire et son personnel de 1687 à 1698. — La Bastille. — Son personnel
à la fin du dix-septième siècle 123
Chapitre IV. — Historique des prisonniers. — Première série : Prisonniers
enfermés à Pignerol depuis l'arrivée de M. de Saint-Mars jusqu'à son départ
pour Exiles (16 janvier 1665-octobre 1681). — 1. Le surintendant N. Fou-
quet. — 2. Honneste et le sieur de Valcroissant. — 3. Le sieur de Cron,
commissaire provincial de l'artillerie. — 4. Eustache Dauger, Danger ou
d'Angers. — 5. Antonin Nompar de Caumont, comte de Lauzun. —
6. Ramel. — 7. Les valets de Fouquet et de Lauzun. — 8. Le sieur
Loggier. — 9, 10, 11 et 12. Les sieurs Mathonnet, Heurtant, Plassot,
et la dame Carrière. — 13. Le nommé Stellani. — 14. Le sieur Champin.
— 15. Le moine jacobin Gonna (?). — 16. Le comte de Donane. — 17. Le
nommé Marsailles. — 18. Le sieur Rutticaris. — 19. Castanieri, dit Saint-
Georges, dit La Pierre. — 20 et 21. Le nommé Caluzio et sa femme. —
22. L'homme dit au masque de fer. — 23 et 24. Langlois et Chevalier.
460 TABLE DES MATIERES.
— 25. Le marquis de Chasteuil. — 26. Dubreuii. — 27. Le maître
d'hôtel du duc de Giovanisso. — 28 et 29. Ercolo Mattloli et son valet.
— 30. Le prieur des Feuillants de Pignerol. — 31. Le nommé Largouet.
— 32 et 33. Le comte de Broglio et sa femme. — 34. Le clievalier et
comte de Fenil. — 35 et 36. Les Pères Carmes Rube et Michel. — 37. Le
marquis de Sassenasque. — Deuxième série : Prisonniers enfermés au donjon
de Pignerol et confiés à la garde successive de MM. de Villebols et de La
Prade, jusqu'à l'abandon de Pijjnerol et pendant le séjour de M. de Saint-
Mars au fort d'Exilés et aux îles de Lérins (1681-1694). — 38 et 39. Les
frères Borelli. — 40, 41 et 42. Les consuls de la Pérouse et le nommé
Rroardi. — 43. Le sieur Breton. — 44. De Talmot. — 45. Robelin fils. —
46. Le sieur Gamand, curé de Diblon. — 47. Le nommé Morel, commis de
M. Rerthelot. — 48. Le sieur Crutz, officier réformé. — 49. Le sieur de
Herse. — 50. Le comte de Fasqulnioli. — Troisième série : Prisonniers nou-
veaux de M. de Saint-Mars pendant son séjour au fort d'Exilés (1681-
1687), — Néant. — Quatrième série : Prisonniers nouveaux de M. de Saint-
Mars au fort royal de l'ile Sainte-Margnerite (avril 1687-septembre 1698).
— 51. Le sieur de Chéziit. — 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59. Les ministres
protestants. — 60. Le sieur Jean-Philippe de Villeneuve de Languedoue.
— 61. Le sieur de Montbéliard, garde-marine 183
TROISIÈME PARTIE.
les empoisonneurs. — les prisonniers de la tour d'en bas.
l'homme dit au masque de fer.
Chapitre V. — Les empoisonneurs au dix-septième siècle. — 1670. Mort de
Madame. — 1671. Mort de M. de Lyonne. — 1672, 1673, 1677. Affaire
Brinvilliers. — 1673. Mort du comte de Soissons. — L'homme d'affaires
du duc de Luxembourg. — 1673. Mort de Nallot. — La cassette et le
lit blanc de M. de Louvois. — 1674. Les complots de Normandie. —
Les va-nu-pieds. — L'affaire Bonnesson. — L'affaire Roux de Marsilly. —
Le chevalier de Rohan. — 1676. Sardan et Audijos. — 1675. Empoi-
sonnement du duc de Savoie. — 1677. Tentative dempoisonnement de la
reine de Pologne. — 1675, 1677, 1679. Affaire Vanens, Bachimont et
de Chasteuil. — 1678. Poucet d'Orvilliers. — 1678-1681. Les poisons et
la Chambre ardente. — 1685. Les dragonnades et la révocation de l'cdit
de Nantes. — Conclusion 277
Chapitre VI. — Louvois à Pignerol (1670) 318
Chapitre VII. — Les prisonniers de la Tour d'en bas 325
Chapitre VIII. — L'homme dit au mascjue de fer (1673-1703). — Complots
contre Louis XIV. — Les empoisonneurs en 1672. — Michel Le Tellier
et la noblesse. — Relations de Louvois. — Ordres de Louvois (1672-1673).
— Le complot de 1673. — Ses instigateurs. — Les agents de Louvois. —
Le Père Hyacinthe, provincial des Récollets d'Arras. — Arrestation du
sieur de Oldendorf. — La souricière de Péronne. — M. de Lespine-Reau-
regard. — Les arrestations de mars et d'avril 1673. — L'homme que vous
savez. — Absence de Louvois. — Retour de Louvois. — Fin du complot
de 1073. — Envoi du prisonnier à Pignerol. — De Marchiel à Pignerol,
a Exiles, à Sainte-Margnerite, à la Bastille. — Mort du prisonnier masqué.
— Conclusion. — Identité du personnage. — Son nom. — Documents
qui font défaut. — Oxx. les trouver? . 342
Pièces justificatives 435
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